Après avoir révélé le scandale des Ehpad dans son livre enquête « Les Fossoyeurs » et déclenché l’affaire Orpéa, Victor Castanet publie « Les Ogres », une nouvelle enquête accablante sur la rentabilité à tout prix dans le secteur des crèches privées. Il accuse au passage l’ancienne ministre de la Famille, Aurore Bergé, d’accords secrets avec la Fédération des entreprises de crèche.
Par Nadège DUBESSAY.
Dans les contes, il y a les fées, et puis les ogres. Ces horribles créatures qui effraient les enfants avant de les manger. Dans le livre de Victor Castanet, « Les Ogres » (Ed Flammarion), en librairie ce mercredi 18 septembre, ce sont les groupes de crèches privées, voraces, qui ne pensent qu’à une chose : dévorer pour grossir toujours plus.
Après Les Fossoyeurs (Ed fayard), en 2022, où le journaliste d’investigation indépendant révélait des cas de malversations et de maltraitances à l’encontre des personnes âgées et du personnel chez le géant des Ehpad privés, Orpea, c’est le business de la petite enfance qui est décortiqué au travers de crèches privées, à commencer par People & Baby. Après les plus âgés, les plus petits. Le même point commun : la vulnérabilité.
Et les mêmes constats de ce côté de la dépendance : de l’argent public détourné de son but premier, une prise en charge low cost des enfants avec une optimisation des coûts sur toute la chaîne comptable – de la nourriture aux couches – et au final, de la maltraitance tant avec les bébés qu’avec le personnel.
« J’ai reçu de nombreuses alertes de familles, de salariés de crèche »
Victor Castanet analyse avec minutie un système en usant des mêmes méthodes efficaces, implacables : deux ans d’enquête, de nombreux témoignages de toutes parts pour accéder en haut de la pyramide : des familles, puéricultrices, directrices de crèche, cadres jusqu’aux patrons, hauts fonctionnaires, élus et membres de cabinet ministériel.
« Lorsque Les Fossoyeurs est sorti, j’ai reçu de nombreuses alertes de familles, de salariés de crèches. Ils ont vécu des drames et faisaient des parallèles entre le secteur de la petite enfance et celui des Ehpad. Les deux se sont ouverts au privé à l’orée des années 2000, à la suite d’une défaillance de l’État qui n’avait pas les moyens d’y investir. Dans les deux cas, des groupes sont devenus des multinationales en quelques années », explique Victor Castanet dans un entretien accordé à Ouest France.
C’est Zohra, raconte Victor Castanet dans son livre (le prénom a été changé), qui avait pris la parole la première sur RMC pour témoigner du calvaire de ses enfants accueillis dans une crèche – Baby City – du groupe People and Baby dans la région lilloise. L’auteur débute son livre avec son histoire. Été 2018.
La jeune mère recherche une crèche proche de son domicile. « Lorsque vous téléphonez, vous ne tombez pas sur la crèche, mais sur une commerciale du siège », livre-t-elle au journaliste. Zohra et son mari sont médecins libéraux. Comme par miracle, à cette annonce, les portes s’ouvrent en grand. « Je peux avoir une place si vous prenez un berceau d’entreprise. C’est 14 000 euros par an. Mais au final, ça ne vous coûtera presque rien. C’est défiscalisable via le crédit d’impôt familial », insiste la commerciale.
En réalité, les parents se retrouveront à régler eux-mêmes la part famille et la part entreprise. Ils ne pourront même pas bénéficier des déductions fiscales pourtant promises par People and Baby. Pire. La famille commence à avoir de sérieux doutes sur la qualité d’accueil. Leurs jumeaux changent de comportement.
Et puis il y a ces traces de violences sur le corps, des griffures sur l’épaule… Les deux médecins arrivent à la même conclusion : il s’agit bien de la forme d’une main d’adulte. Une enquête est diligentée, les familles entendues. Il en résulte que 9 enfants au moins auraient été victimes de comportements inappropriés. La directrice et l’infirmière sont poursuivies pour violences physiques ou psychologiques, mais aussi pour privation d’aliments ou de soins, au point de compromettre la santé d’un enfant.
« Aucune région ni aucun type de crèche ne semblent épargnés »
Et puis il y a le drame que tout le monde connaît. Le 22 juin 2022, Lisa, 11 mois, prise de convulsions à la micro-crèche Danton Rêve, à Lyon décède à l’hôpital peu de temps plus tard. L’agente de puériculture qui en avait la charge finit par avouer, excédée par les pleurs de la fillette, qu’elle l’avait forcé à ingurgiter du.. déboucheur WC !
Dans son enquête, le journaliste recueille le témoignage d’anciens cadres du groupe People and Baby qui lui décrivent des conditions de travail déplorables. « Des agents de puériculture faisaient plus de huit heures d’affilée avec les enfants, sans pause ». Victor Castanet aurait pu s’arrêter là.
Mais comme pour Les Fossoyeurs, il prend le temps de remonter la chaîne afin de dénoncer tout un système. Car « aucune région ni aucun type de crèche ne semblent épargnés », constate-t-il. « Le monde de la petite enfance a été totalement bouleversé en 2004 par la politique volontariste de Christian Jacob, alors ministre de la famille, écrit le journaliste dans Le Monde. Face au manque criant de berceaux, il a pris la décision de « booster » le secteur en instaurant des subventions de financement aux opérateurs privés ainsi qu’une déduction fiscale aux entreprises souhaitant proposer des places à leurs salariés. C’est à la même période qu’est né le principe de la délégation de service public (DSP), lorsqu’une mairie (ou une collectivité) confie à un groupe privé la gestion d’une crèche municipale existante ou en projet ».
L’auteur pointe la responsabilité de l’État, notamment sur le mode de financement : « Bercy et la Cour des comptes ont poussé pour la mise en place d’un système de facturation à l’heure qui incite tous les opérateurs municipaux, associatifs, privés, à maximiser leur taux d’occupation, à remplacer chaque absence, à remplir chaque trou pour toucher le plus possible de dotations publiques », observe-t-il dans un entretien accordé à l’AFP. Et puis il y a ce « pacte de non-agression » qui aurait été conclu entre l’ancienne ministre des familles, Aurore Bergé, et Elsa Hervy, déléguée générale de la Fédération des entreprises de crèches qui représente plus de 1 000 entreprises de crèches en France.
« Elles ont échangé de manière étroite tous les jours sur des applications sécurisées. Il y a eu une demande, à laquelle les groupes privés ont répondu, celle de ne jamais critiquer la politique gouvernementale et de soutenir la ministre, décrit Victor Castanet pour l’AFP. En contrepartie de quoi, Aurore Bergé a fait preuve d’une forme de mansuétude vis-à-vis des acteurs privés, a transmis leurs messages lors de ses allocutions. Elle a affirmé qu’elle n’avait jamais fait passer de consignes particulières, qu’il n’y avait jamais eu d’entente. Ce que contredisent les témoignages et les documents qu’on m’a transmis ».
Selon des informations délivrées à RMC, les crèches privées Babylou, People and Baby, Les petits chaperons rouges ou La maison bleue ont engagé une agence de communication pour affronter la sortie du livre. Certains ont même communiqué en amont auprès de leurs salariés.
« Des audits indépendants seront mis en place pour examiner en détail nos pratiques, et nous nous engageons à rendre compte de manière transparente des actions mises en œuvre et de leur suivi ». Une nouvelle fois, Victor Castanet, prix Albert Londres, en mettant les pieds dans le plat d’un système bien huilé, donne des frissons aux personnes concernées.
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