Management brutal chez Orange : « on ne s’en remet jamais vraiment » (rdf-10/07/25)

Le géant de la télécommunication, Orange, prépare un plan de réorganisation pour 2026 qui inquiète fortement les syndicats au vu du climat social actuel, très dégradé, rappelant les heures sombres de la crise des suicides de 2008-2009. Samira*, salariée pendant douze ans chez Orange, témoigne avec sa fille des méthodes managériales maltraitantes qui peuvent s’exercer dans l’entreprise. Avec des conséquences parfois irréversibles.

Par Maïa COURTOIS.

C’est un grand plan de réorganisation interne, aux contours encore incertains. Orange a annoncé mi-juin le lancement du plan « Regain » au 1er janvier 2026. Un plan basé sur de la réorganisation interne, notamment avec la création de nouvelles directions régionales. Prévoir le coût humain de cette réorganisation est encore difficile. Mais elle inquiète fortement les syndicats du géant des télécommunications. Le 3 juillet, lors de la réunion de présentation du plan aux organisations syndicales, la CFDT a regretté avoir obtenu « moins d’une réponse sur deux aux différentes questions qu’elle a posées ». 

Si un porte-parole d’Orange affirme au Monde qu’il n’y aura « ni suppressions de poste ni relocalisation des emplois », les syndicats craignent des conséquences sociales. Le document de travail révélé par le quotidien insiste en sur le fait que « la pression sur nos marges exige davantage d’efficacité ». Côté CFE-CGC, Sébastien Crozier y voit donc « un nouveau levier pour faire des économies ».

La CGT Fapt dénonce, elle, « une annonce de réorganisation de grande ampleur dans un contexte social alarmant ». Car 67% des salariés considèrent déjà « être en train de vivre ou s’attendre à vivre un changement indésirable dans leur situation de travail », d’après l’enquête triennale 2021-2024 du Comité de prévention nationale du stress menée chez Orange parue fin janvier 2025

Nouvelle crise des suicides chez Orange ?

Depuis 2023, les situations suicidaires se multiplient. Près de 30 salariés d’Orange ont mis fin à leur jour ou tenté de le faire, dont quatre rien qu’à l’automne 2024, recense la FNATH, l’Association des accidentés de la vie. Un suicide a même été requalifié en accident du travail par l’Assurance maladie : une première depuis 13 ans. 

« Ces chiffres, glaçants, rappellent tragiquement la crise de 2008-2009 qui avait coûté la vie à 35 salariés de l’ex-France Télécom », alerte la FNATH dans un communiqué en mai 2025. Pour rappel, en janvier 2025, la Cour de cassation avait définitivement rejeté les pourvois des ex-patrons de France Télécom (Didier Lombard et son numéro 2 Louis-Pierre Wenès), auteurs du plan Next de suppression de 22 000 postes, qui avait entraîné une crise des suicides et nourri un management maltraitant (voir l’ouvrage Orange stressé, 2009, Ed. La Découverte). Le PDG et son adjoint ont ainsi été condamnés définitivement à un an de prison avec sursis et 15 000 euros d’amende, pour harcèlement moral institutionnel. 

Orange assure avoir mis en place d’importants dispositifs de soutien depuis la crise de 2009. « Ce sont 500 personnes qui travaillent sur la prévention des risques, plus de 50 médecins, des psychologues, assistantes sociales, ingénieurs sécurité », défend Vincent Lecerf, le directeur des ressources humaines d’Orange, auprès de FranceInfo.

Reste que, depuis trois ans, la nouvelle directrice générale Christel Heydemann enchaîne les réorganisations dans le cadre de son grand plan « Lead the future », visant 600 millions d’euros de réduction des coûts. Quinze ans après les faits, « les mêmes mécanismes destructeurs semblent à l’œuvre : réorganisations brutales, suppressions de postes, perte de sens au travail et surcharge chronique », alerte aujourd’hui la FNATH.

Harcèlement moral

La petite histoire de Samira* s’inscrit dans la grande histoire d’Orange, rappelée par la FNATH et les syndicats. Cette femme de 40 ans qui vit dans les Alpes-Maritimes avec ses enfants travaillait depuis douze ans pour la multinationale. Jusqu’à ce qu’en novembre dernier, elle reçoive un courrier l’informant de son licenciement. « Coûte que coûte, chez Orange, il faut licencier ; peu importe la vulnérabilité des employés, ils n’ont qu’à crever » lâche, pleine d’amertume, sa fille Chloé*. Une amertume nourrie par des années de bataille pour faire reconnaître le harcèlement subi par sa mère sur son lieu de travail. 

Le dossier judiciaire, lourd, détaille des faits de harcèlement moral, mise en danger volontaire, non respect de l’obligation de sécurité, discrimination raciale et non respect de la situation de handicap. Une histoire qui « a gâché une bonne partie de la vie de ma mère et de la mienne », introduit Chloé.

Samira est entrée chez Orange en CDI en 2012, dans un service de réclamation et ventes, avec un statut reconnu de travailleuse handicapée. En 2013, elle devient conseillère en boutique. Son diabète, de type 1, l’oblige à certains aménagements : notamment le fait de manger à heure fixe le midi pour la bonne efficacité de son traitement à l’insuline. 

Dès le début, Samira comprend que son intégration ne va pas être simple. Elle ne reçoit pas de formation adéquate, puis sa responsable enchaîne les « brimades et propos racistes quotidiens ». Par exemple, « ma responsable est allée voir mes collègues de travail pour leur dire de faire attention à moi, de ne pas me laisser seule, de faire attention à leurs affaires personnelles », témoigne Samira, d’origine algérienne. Sans compter les qualificatifs racistes donnés à certains clients : « bougnoule », « voleur »… La salariée dit aussi recevoir des propos discriminatoires visant son handicap. Parfois, ces propos prennent la forme d’un « dénigrement devant un client », comme le regrette Samira auprès de sa responsable dans un mail de novembre 2013. 

Refus de la pause nécessaire au traitement contre le diabète

Dès les premières semaines aussi, l’emploi du temps imposé par la responsable ne respecte pas le temps de pause nécessaire à Samira pour son traitement contre le diabète. Cette pause déjeuner doit se tenir à heure fixe, à 12h30, sur 30 minutes, selon la médecine du travail elle-même. Or, tout repose sur le bon vouloir de sa manager.

Faute d’aménagement, en janvier 2014, le médecin du travail délivre un premier avis d’inaptitude au poste. Mais cela n’entraîne aucun changement. Un nouvel avis est délivré deux mois plus tard, rappelant l’inaptitude au travail en boutique, au port de charges, et recommandant un mi-temps thérapeutique. 

Le 4 avril 2014, une énième fois, Samira est empêchée de prendre sa pause déjeuner à l’heure. « Ma mère devait partir en pause mais sa manager l’a bloquée. Elle a insisté, mais la manager répétait “non non…”. Ma mère s’est écroulée ». Samira fait un malaise hypoglycémique suivi d’un AIT (accident ischémique transitoire, aux symptômes et effets similaires à un AVC). Elle est hospitalisée. Le médecin spécialisé du service de diabètologie de l’hôpital rend un avis exigeant, à son tour, une pause à 12h30 d’une demie-heure, pour son traitement d’insuline.

« Tu as mis ma santé en danger »

Pour Samira et sa famille, l’employeur a failli à son obligation de sécurité en ne protégeant pas la salariée malgré sa connaissance des avis médicaux antérieurs. Pour rappel, l’article L.4121-1 du Code du travail impose à l’employeur de prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».

https://rapportsdeforce.fr/pas-de-cote/france-telecom-les-entreprises-et-les-administrations-publiques-nont-pas-tire-la-lecon-093014596/embed#?secret=LXIQLDWlZn#?secret=H07FN2Xqg5

Trois jours plus tard, Samira revient en boutique. Elle demande à nouveau à sa responsable de lui accorder la pause déjeuner à 12h30, se référant à l’incident trois jours plus tôt : « tu as refusé de me laisser partir. Tu as mis ma santé en danger ». Rien à faire : la responsable, qui lui a décalé sa pause déjeuner, ne lui libère toujours pas ce créneau. Samira fait un nouveau malaise. Plus grave, cette fois. Elle tombe dans un coma diabétique.

Le 18 avril, l’avocat de Samira met en demeure l’employeur d’agir en proposant un poste adapté conformément aux exigences de la médecine du travail – un courrier recommandé laissé sans réponse. Pourtant, « la manager était une harceleuse bien connue des services, les salariés s’en plaignaient mais personne n’osait s’attaquer à elle », assure Chloé. Une enquête interne est ouverte, mais Samira n’a jamais pu en recevoir un compte-rendu écrit, tandis que l’enquête est restée sans effet. Le 23 avril, Samira porte plainte contre sa responsable. 

« Tourterelle à la tête coupée » : des pressions jusqu’au domicile 

Depuis le dépôt de cette plainte il y a dix ans, la famille affirme avoir reçu des pressions, jusqu’au domicile. Les deux femmes décrivent des « traces d’introduction » dans l’appartement dont, un matin, sur le frigidaire, « une tourterelle morte avec la tête coupée, en sang ». « Ma mère a des dizaines d’histoires comme ça depuis qu’elle a porté plainte. Vous avez parfois l’impression de devenir fous. Pour elle, c’était l’enfer : elle était sous antidépresseurs et commençait à avoir peur de sortir de chez elle », raconte Chloé. 

Côté santé, depuis ses malaises de 2013-2014, Samira enchaîne des accidents cérébraux. Elle finit par être touchée par une hémiplégie partielle. En 2016, suite à des demandes de la médecine du travail, elle est reconnue en invalidité catégorie 2 – définie par l’Assurance maladie comme « absolument incapable d’exercer une profession quelconque ».

Le procès s’ouvre en 2018, après plusieurs contretemps judiciaires, et s’achève à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence en 2022. Ce jour-là, devant la Cour d’appel, plusieurs véhicules siglés Orange sont garés. « Un art de la mise sous pression », résume Chloé. 

Reconnaissance par la justice

À la Cour d’appel en 2022, la vingtaine de chefs d’accusation détaillés est reconnue par la justice. La famille perçoit 20 000 euros de dommages et intérêts, contre 80 000 demandés. L’audience a été difficile : Samira n’avait pas de quoi s’asseoir lorsqu’elle était appelée à la barre et « on lui coupait tout le temps la parole… Ce procès, c’était Orange contre ma mère », déplore Chloé. 

Plus de deux ans après, donc, sa mère reçoit ce fameux courrier de licenciement. Elle n’a pas la force d’en contester la légalité, d’autant que cela ne changerait rien à ses revenus, issus exclusivement de la pension d’invalidité versée par la Sécurité Sociale. « Elle a préféré tout couper » et se préserver, dit sa fille. Aujourd’hui, la famille rassemble ses dernières forces pour saisir la justice sur un point précis : elle s’est aperçue que l’employeur n’avait pas déclaré comme accidents du travail, mais simplement en arrêts maladie, les différents incidents en boutique. Moins coûteux pour l’employeur ; moins favorable pour la salariée.


Chloé et Samira gardent de ces années de bataille contre le management toxique chez Orange un traumatisme. « Ça a impacté à la fois notre vie de famille, la vie sociale de ma mère, sa santé physique. Les séquelles sont encore présentes », conclut Chloé. « Quand on vous vole une partie de votre vie, on ne s’en remet jamais vraiment. »

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Source: https://rapportsdeforce.fr/ici-et-maintenant/management-brutal-chez-orange-on-ne-sen-remet-jamais-vraiment-071025257

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