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Stade ultime de l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme, la conférence de Jérusalem, réunie le 27 mars 2025, a scellé le pacte entre Israël et l’extrême droite européenne et américaine. Elle a également offert au président du Rassemblement national, Jordan Bardella, l’occasion de s’affirmer sur la scène internationale.
De notre envoyée spéciale.
Une angoisse particulière, une boule au ventre qui ne vous quitte pas d’être présente à Jérusalem, dans la gueule du loup, pour cette conférence de « lutte contre l’antisémitisme », en compagnie de l’extrême droite occidentale. Tout autour, des hommes et des femmes se revendiquant de la « civilisation judéo-chrétienne », bien propres sur eux avec leurs costumes griffés, leurs tailleurs de marque et leurs talons aiguilles, venu·e·s boire du petit lait en écoutant quatre heures de discours racistes. Ils et elles applaudissent à tout rompre des suprémacistes qui vous désignent comme leur ennemi juré. Que le regard de l’un·e d’eux s’attarde sur vous et des scénarios peu joyeux ne manquent pas de vous traverser l’esprit. Le tout dans une ville où la présence d’Israéliens armés, civils comme militaires, est permanente.
Bouquet final : le discours de clôture de Benyamin Nétanyahou. Impossible de se trouver à quelques dizaines de mètres de cet homme, poursuivi pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par la CPI, sans penser aux milliers d’enfants tués à Gaza, aux morts qui sont encore sous les décombres, sans sépulture, à la destruction quotidienne que l’homme fort de Tel-Aviv continue à opérer en toute impunité, en se réjouissant de « changer la face du Proche-Orient ».

Le silence de la presse
Mais pour un déplacement que Jordan Bardella qualifie d’« historique », l’événement organisé sous l’égide du ministère de la diaspora les 26 et 27 mars 2025 à Jérusalem n’émeut pas grand monde en Israël. Il passe même presque inaperçu, si l’on excepte les articles publiés depuis quelques semaines par Haaretz, comme des cris poussés en plein désert. Le quotidien de gauche a d’ailleurs été qualifié durant la conférence de « journal antisémite », sous les applaudissements de la salle.
Les Israéliens ont fort à faire déjà, inquiets de la reprise de la guerre à Gaza — exclusivement à cause du risque qu’elle fait peser sur le retour des prisonniers israéliens vivants. Ils se préoccupent des dérives de leur système politique — démocratique exclusivement pour les Juifs — qui risque de se transformer en une autocratie, entre le limogeage par Benyamin Nétanyahou de Ronen Bar, le chef du Shin Bet, contre l’avis de la Cour suprême, ou le bras de fer avec la procureure générale Gali Baharav-Miara. Quant au sort subi par les Palestiniens, qu’il s’agisse de la poursuite du génocide à Gaza ou du nettoyage ethnique en Cisjordanie, il n’intéresse pas les braves manifestants de Jérusalem ou de Tel-Aviv, qui continuent à hurler en rentrant de leurs rassemblements : « De-mo-kra-tia ! »
Après une première journée consacrée pour les hôtes d’honneur à la visite de « l’enveloppe de Gaza » (les kibboutz autour de l’enclave qui ont été attaqués le 7 octobre 2023) et à celle de Yad Vashem, le mémorial pour les victimes de la Shoah, la partie publique de l’événement se tient durant l’après-midi du jeudi 27 mars. Elle est modestement sous-titrée « Ambassadors of Truth » (Ambassadeurs de la Vérité). Sans doute au sens orwellien du terme.
Sur les hauteurs de Jérusalem-Ouest, au Centre des conventions internationales, la bonne humeur qu’affiche une majeure partie de l’assistance jure avec le dispositif sécuritaire suspicieux. On demande aux étrangers comment ils ont entendu parler de la conférence, on vérifie si les journalistes ne sont pas des militants sous couverture. Un certain nombre de confrères français sont présents, envoyés par leurs rédactions… sauf CNews, qui aurait eu le privilège d’être « invitée » par les organisateurs. Le soir même, Jordan Bardella y intervient en direct depuis Jérusalem. Le journal L’Humanité a, lui, vu son journaliste se faire retirer son accréditation. La liberté de la presse est une valeur sûre dans la « seule démocratie du Proche-Orient ».
Parmi les quelques centaines de personnes présentes, l’on note également la présence en force de représentants de DiploAct, une ONG israélienne présente en France depuis 2022 et composée d’étudiants israéliens francophones réservistes de l’armée. Ses membres sont déjà intervenus sur Radio J et I24 news. Du côté de l’Amérique du Nord, deux poids lourds : la Conservative Political Action Conference (CPAC), dont la réunion annuelle accueille régulièrement des représentants de l’extrême droite européenne, et l’homme d’affaires israélo-canadien Sylvan Adams, qui vient de faire un don de 100 millions de dollars (92,4 millions d’euros) à l’Université David Ben Gourion du Néguev, à Beersheba. L’éloge de la répression des voix critiques d’Israël sur les campus étatsuniens est d’ailleurs un leitmotiv de la soirée, repris par tous les intervenants nord-américains. Mais avant d’en arriver là, des discussions surréalistes nous plongent dans l’ambiance. Par exemple, cet Israélien qui demande à une Étatsunienne : « Vous êtes juive ? » Et elle de répondre : « Oui, ça ne se voit pas ? »
La consécration d’une stratégie
Cet événement ne marque pas tant un tournant dans la politique israélienne que la consécration d’une tendance à l’œuvre depuis quelques années. S’il est vrai que c’est la première fois que les mouvements d’extrême droite sont officiellement invités par Tel-Aviv, les liens entre le gouvernement de Nétanyahou et ces partis se sont renforcés au cours des dernières années. Le soutien à Israël fait partie du cahier des charges de la nouvelle internationale fasciste, ceux que l’on appelle « les antisémites sionistes ». L’occasion de consacrer une normalisation déjà à l’œuvre pour ces partis dans le paysage politique local. Tel-Aviv se montre prévoyant en renforçant les liens avec la classe politique montante, qu’il s’agisse du Rassemblement national qui atteint un score historique en France avec les législatives de 2024, ou des Démocrates de Suède, deuxième parti du pays depuis 2022. L’organisation de cette conférence par Israël est un coup de pouce certain pour ces formations politiques dans leur conquête du pouvoir, alors que la question de leur antisémitisme pouvait rebuter un électorat « modéré ».
Rien que sur l’année écoulée, le leader du parti d’extrême droite espagnol Vox, Santiago Abascal, a rencontré Benyamin Nétanyahou à Jérusalem en mai 2024. Le Premier ministre hongrois Victor Orbán, soutien notoire de Tel-Aviv, a invité son homologue israélien en novembre 2024 à Budapest — il s’y rendra ce mercredi 2 avril, en réaction au mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI). Une « clarté morale » saluée par ce dernier. Amichai Chikli, le ministre de la diaspora aux commandes de l’événement de Jérusalem, s’était déjà affiché aux côtés de Jordan Bardella en février 2025, lors de la CPAC. Dès sa nomination en janvier 2023, Chikli avait d’ailleurs ajouté « la lutte contre l’antisémitisme » à l’intitulé de son ministère. Le député européen du Rassemblement national (RN) animé par la foi des convertis, ne croyait pas encore, il y a quelques mois, à l’antisémitisme de Jean-Marie Le Pen1. De manière plus générale, la European Coalition for Israel, un groupe de lobbying pro-israélien fondé en 2004, rappelle que pour la précédente législature du Parlement européen (2019 – 2024), les 20 partis dont les votes ont été les plus favorables à Israël appartiennent tous à l’extrême droite et aux eurosceptiques2.
Les voici donc, ces leaders de l’extrême droite, se précipitant à Jérusalem pour faire mentir ce qui historiquement n’a pas toujours relevé de l’oxymore. Des antisémites ont soutenu la création du foyer national juif en Palestine, y voyant l’occasion de se débarrasser des juifs européens. Theodor Herzl lui-même, théoricien de l’idée d’un État national pour les juifs, voyait en eux des alliés objectifs du sionisme.
Bardella en guest star
Côté français, les premiers contacts connus de l’extrême droite institutionnelle avec Israël remontent à 2011, lorsque l’actuel maire de Perpignan, Louis Alliot, avait visité deux colonies en Cisjordanie. À l’époque, les autorités israéliennes avaient refusé de le recevoir. L’ex-compagnon de Marine Le Pen sera ensuite l’artisan du rapprochement entre le RN et Serge Klarsfeld, dont le fils, Arno Klarsfeld, intervient également dans cette conférence, aux côtés du « député du Likoud » — comme on le surnommait à l’Assemblée nationale — Meyer Habib. D’autres figures du RN sont présentes dans le public, à l’instar de Victor Chabert, conseiller presse de Bardella et de Marine Le Pen, ainsi que Thibaut François, secrétaire général de la délégation du parti au Parlement européen. Quant à Marion Maréchal, elle a été reléguée dans une salle annexe, intervenant devant une trentaine de personnes sur les Frères musulmans. Serait-ce parce que, contrairement au président du RN, elle n’a jamais désavoué — même timidement — son grand-père ?

Pour cette demi-journée d’interventions, Jordan Bardella fait clairement figure d’invité d’honneur, ayant le privilège de prononcer un discours — en français, traduit en anglais —, là où Klarsfeld et Habib participent à des tables rondes. Arno Klarsfeld ouvre le bal des hommages, consacrant une grande partie de son temps de parole à l’éloge du RN, dont il qualifie l’invitation à cette conférence d’« initiative très sage ». « Aujourd’hui, le Rassemblement national, qui n’est plus l’extrême droite, est un parti qui favorise les juifs ». De là à parler d’un lobby juif, il n’y a qu’un pas à franchir. Il poursuit : « Aujourd’hui, c’est l’extrême gauche qui est devenue l’extrême droite. » La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force3.
Klarsfeld mobilise son histoire familiale — ses parents chasseurs de nazis, son cousin enrôlé dans l’armée israélienne et tué le 9 octobre 2023 dans le kibboutz de Kfar Aza, lors de combats avec le Hamas — pour donner un vernis de légitimité à sa rengaine : le danger de l’extrême gauche et de l’islam radical. Même son de cloche chez Meyer Habib qui, tout en soulignant ne pas être du même bord politique que Bardella, déclare depuis la tribune : « Ce qu’il a dit était très fort. Merci. » L’ancien député apparenté Les Républicains exprime également son effarement d’entendre des manifestants en France répéter le slogan « From the River to the Sea » (« De la mer au Jourdain »), appelant à la décolonisation de toute la Palestine historique, toujours interprété par les soutiens d’Israël comme un appel à « jeter les Juifs à la mer », et qui est par contre inscrit dans la charte du Likoud. Enfin, Sylvan Adams interpelle directement le leader du RN en français dans le texte : « M. Jordan Bardella, bienvenue et merci d’être venu à Jérusalem. » Le milliardaire assume un raisonnement simpliste : « Si, avec Marine Le Pen, vous défendez nos droits et notre liberté, alors je suis avec vous. »

Le principal intéressé a, pour sa part, repris les éléments de langage répétés à l’envi en France, sur « l’antisémitisme d’atmosphère »4, « l’islamisme qui est le totalitarisme du XXIe siècle », ou encore l’enseignement impossible de l’histoire de la Shoah dans « certains territoires » de France. Il a rappelé son attachement à la définition que donne l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) de l’antisémitisme — c’est-à-dire, celle consistant à faire l’amalgame avec l’antisionisme, et n’a pas manqué de marquer ses distances avec « les groupuscules d’extrême droite » antisémites, élément clé de l’opération dite de « dédiabolisation » du RN ces dernières années. À la fin de son discours, une partie de la salle, séduite, se lève pour applaudir.
Car le public de la conférence est attentif et enthousiaste, généreux en standing ovation. Il est également un réservoir de groupies pour le gouvernement israélien, comme celles qui hurlent « We love you Bibi ! » à l’adresse de Benyamin Nétanyaou, venu spécialement pour cet événement inauguré par deux de ses ministres : celui de la diaspora et celui des affaires étrangères, Gideon Sa’ar.
Un « certificat casher »
Si l’extrême droite mondiale vient montrer patte blanche sur l’antisémitisme, c’est parce que sa haine — officielle — se porte aujourd’hui sur trois nouvelles cibles : les critiques d’Israël — dont la gauche radicale —, les musulman·e·s — et il n’est pas rare d’entendre parmi l’assistance des voix assumer l’équivalence entre islam et islamisme — et les immigré·e·s, y compris ceux « de deuxième et troisième génération en Europe », qui seraient « encore plus radicaux » que les primo-arrivants. Autant d’ennemis partagés avec Tel-Aviv. La seule question qui se pose pour ces autoproclamés ennemis de l’antisémitisme est le positionnement par rapport à Israël et à son gouvernement. Pour le reste, un « certificat casher »5 sera toujours émis pour absoudre les errements réellement antisémites et autres racines nazies des nouveaux alliés face au « nouvel antisémitisme ». Preuve en est que la présence d’antisémites avérés sur les listes du RN aux législatives de 2024 ne disqualifie pas pour autant Jordan Bardella.
Si des Israéliens ont été choqués par l’organisation de cet événement, ils représentent une infime minorité. L’écrasante majorité de la population est déjà favorable à l’interdiction de l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza — à l’image de la Cour suprême qui vient de rejeter à l’unanimité la requête d’un renouvellement de cette aide —, ou approuve le plan de nettoyage ethnique proposé par le président étatsunien Donald Trump. Cette majorité s’accommode également très bien de vivre au quotidien dans un territoire de plus en plus militarisé. Gageons qu’elle souscrit volontiers, sinon à l’identité des acteurs invités à cette conférence, du moins à celle des ennemis communs que ces derniers partagent avec Israël : les antisionistes, les musulman·e·s et les immigré·e·s. À Jérusalem, comme dans une partie du monde occidental, la haine est officiellement devenue un programme politique.
Auteur : Sarra Grira Journaliste, rédactrice en chef d’Orient XXI.
Source : https://orientxxi.info/magazine/netanyahou-benit-le-soutien-a-israel-des-fascistes-europeens,8122
URL de cet article : https://lherminerouge.fr/netanyahou-benit-le-soutien-a-israel-des-fascistes-europeens-orientxxi-31-03-25/