
Le garant du débat public sur le projet d’EPR2 au Bugey (Ain) s’est alarmé du manque d’informations économiques fournies par EDF. Sa lettre a été retirée du site de la Commission nationale du débat public trois heures plus tard… Reporterre la révèle.
Par Emilie MASSEMIN.
Le débat public sur le projet de deux EPR2 à la centrale nucléaire du Bugey (Ain) devient explosif. Le 27 février, David Chevallier, garant à la tête de l’équipe chargée d’organiser le débat [1], a adressé une lettre au président de la Commission nationale du débat public (CNDP), Marc Papinutti. Dans cette lettre que révèle Reporterre, il pose ouvertement la question de la poursuite du débat et estime que, si celui-ci peut continuer, « ses modalités doivent évoluer ».
L’agacement de M. Chevallier découle d’un manque d’informations sur le coût et le financement du programme EPR2 — le quotidien Les Échos venait de révéler que le devis des futurs réacteurs avait été repoussé à la fin de l’année — et sur le « schéma décisionnel et législatif » qui encadre le programme des six EPR2. Cette lettre a été versée au site du débat public le 10 mars vers 10 heures et, fait rarissime, dépubliée trois heures plus tard.
Grand flou autour du coût
Rembobinons. Le programme de construction de six EPR2 en France a été annoncé par Emmanuel Macron lors de son discours de Belfort, le 10 février 2022. Ces nouveaux réacteurs de 1 670 mégawatts (MW) chacun doivent être construits par paires sur des sites nucléaires existants, à Penly (Seine-Maritime), puis à Gravelines (Nord) et enfin au Bugey. Les travaux préparatoires pour cette dernière paire pourraient commencer au deuxième semestre 2027, avec un objectif de mise en service au début de la décennie 2040. Le débat public consacré à ce projet s’est ouvert le 28 janvier et prendra fin le 15 mai.
« Il apparaissait possible et important […] que le débat public sur le Bugey apporte enfin des éclaircissements sur deux sujets primordiaux qui n’ont pas trouvé de réponse dans les deux débats publics précédents de Penly et de Gravelines », a écrit David Chevallier dans sa lettre à la CNDP : « une clarification du schéma décisionnel et législatif » et « une clarification sur les coûts et le financement de ce programme de six EPR2 ». En ce qui concerne le premier point, le président de la commission particulière du débat public (CPDP) sur le projet d’EPR2 au Bugey constate l’absence de loi de programmation énergie climat.
« Comment travaille-t-on en dialogue si l’on n’a pas ces informations ? »
Mais c’est surtout sur le second point qu’il s’appesantit. L’estimation du coût global de ces nouveaux réacteurs ne cesse d’être révisée à la hausse : de 51,3 milliards d’euros en avril 2021, elle est passée à 67,4 milliards d’euros en février 2024. La Cour des comptes, dans un rapport de janvier 2025, évoque une facture de 79,9 milliards d’euros. Son président a même parlé d’un coût « susceptible de dépasser les 100 milliards d’euros ». « EDF nous avait assuré que l’actualisation des coûts interviendrait durant le débat », écrit M. Chevallier. La CPDP avait même planifié une réunion publique en visioconférence le 29 avril, sur le thème « Quels coûts ? Qui finance ? ».
C’est pourquoi l’annonce du report du devis chiffré est tombée comme un coup de massue pour les garants, aussi bien sur le fond que sur la forme. « Le jour même, nous avions indiqué lors d’un forum des publics que le débat allait se poursuivre sur la question des coûts. Nous sommes en dialogue avec le directeur du débat public à EDF tous les jours. Et c’est par voie de presse que nous apprenons qu’il n’y aura pas d’actualisation. Comment travaille-t-on en dialogue si l’on n’a pas ces informations ? », s’indigne le garant, interrogé par Reporterre.
D’où la lettre à la CNDP, rédigée d’un ton peu amène, et sa publication sur le site du débat. « Nous nous sommes dit qu’il fallait qu’on rende publiques nos réflexions au sein de l’équipe. Nous avions commencé le débat public en posant la question au public de la confiance, aussi bien dans cette procédure qu’à l’égard du porteur de projet. Il en est ressorti qu’il fallait que ce débat amène de l’information », poursuit David Chevallier. Dans la lettre, l’accent est également mis sur la nécessité de débattre « de l’opportunité du programme des EPR2 » et d’alternatives au projet, « y compris sans énergie nucléaire ».
« L’État et EDF doivent apporter des réponses transparentes et sincères au public »
Est-ce sous pression de la CNDP, d’EDF, ou des deux, que cette fameuse lettre a été dépubliée du site trois heures plus tard ? « Avant de la publier, nous l’avons envoyée à EDF et à RTE, qui ne l’ont pas appréciée, parce qu’ils étaient en train de travailler à ce qu’ils pourraient dire dans le cadre de ce débat. C’est aussi pour ça que nous avons retiré le courrier, ça valait le coup de rester en dialogue », répond M. Chevallier, tout en précisant que dépublier un document « n’est pas habituel ». Interrogée sur cet épisode, la CNDP répond qu’« il s’agissait d’un courrier interne, raison pour laquelle [il] a été dépublié ».
Elle y répond néanmoins, dans un avis publié mardi 25 mars, dans lequel elle réaffirme que « le débat public doit notamment garantir au public le respect de son droit d’accéder à une information complète, objective et qualitative » et que « l’État et EDF doivent apporter des réponses transparentes et sincères au public concernant le coût et l’état d’avancement de chacune des paires d’EPR2, ainsi que du schéma de financement ». Contacté également, EDF a envoyé un courriel à Reporterre dans lequel la lettre n’est pas évoquée et qui se borne à dire que « le débat public est une étape indispensable pour l’insertion du projet dans le territoire ».
« Graves et sérieux manquements de la part d’EDF »
La CPDP n’est pas la seule à s’interroger sur la possibilité d’organiser un débat public de qualité. « Nous relevons de graves et sérieux manquements de la part d’EDF, qui se révèle incapable, d’une part, de fournir les études concernant l’état et le débit du Rhône à l’horizon 2100 et, surtout, de produire un coût global définitif et un plan de financement pour l’ensemble du projet », ont alerté onze associations [2] dans une lettre ouverte aux garants du débat public datée du 19 mars, dans laquelle elles demandent un « report » du débat en l’attente de ces informations. Jean-Pierre Collet, président de Sortir du nucléaire Bugey, précise à Reporterre qu’en envoyant ce courrier, les associations n’étaient pas au courant que la CPDP avait elle-même écrit à la CNDP pour lui partager ses inquiétudes.
La CPDP a répondu à cette lettre par un courrier envoyé lundi 31 mars, dans laquelle elle rejette la proposition des associations. « Ne pas connaître le coût et le financement d’un tel programme — et par là le prix prévisionnel de l’électricité produite par ces équipements — constitue à notre sens une lacune importante dans le droit à l’information et à la participation du public », y écrit M. Chevallier. Pour autant, « la suspension du débat supposerait d’attendre le moment propice où l’information sur les coûts et le financement serait suffisamment avancée et fiabilisée pour pouvoir être mise en débat et nous ne maîtrisons pas ce calendrier. En outre, le débat souffrirait de cette interruption : la reprise serait difficile en termes d’organisation et de communication auprès du public ».
Ces alertes interviennent dans un contexte où la démocratie participative et le droit à l’information du public sont particulièrement mis à mal. Un décret visant à sortir tous les projets industriels du champ d’action de la CNDP a été retoqué par le Conseil d’État, a révélé le média Contexte le 21 mars. Mais l’exécutif n’a pas l’intention de s’en tenir là et devrait retenter le coup par voie d’amendement au projet de loi dit de simplification de la vie économique, dont l’examen a commencé en commission spéciale le 24 mars.
Si les projets nucléaires ne sont pas concernés par cette réforme, cette histoire de lettres montre que l’information et la participation du public au cours des débats publics restent largement insuffisants. « L’après-débat et l’éventuelle concertation continue qui prendrait place à la suite du débat public doivent être d’ores et déjà pensés », écrivait d’ailleurs le garant dans sa lettre.
Notes
[1] David Chevallier est président de la Commission particulière du débat public (CPDP) « projet de nouveaux réacteurs nucléaires dans le Bugey ».
[2] France Nature Environnement Ain, Rhône-Alpes sans nucléaire, Global Chance, Greenpeace, Agir pour l’environnement, Élus contre les EPR, Association pour la cohérence environnementale en Vienne, Environnement développement alternatif, Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire, le collectif Non à l’EPR2 à Penly et ailleurs, Sortir du nucléaire Bugey.
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Source: https://reporterre.net/Cout-des-EPR2-Reporterre-publie-une-alerte-censuree
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/nucleaire-cout-des-epr2-reporterre-publie-une-alerte-censuree-reporterre-2-04-25/