Où va François Ruffin ? (IO.fr-12/07/24)

Le livre de François Ruffin.

A l’occasion des élections législatives, François Ruffin a démonstrativement rompu avec La France insoumise. Mais sur le fond, quelle est la conception politique de Ruffin ? Son dernier livre paru, en février dernier, en donne un aperçu.

Par Marius BLANCO.

Les destins des individus ne sont jamais écrits d’avance. En revanche, la connaissance des idées qu’ils expriment permet d’essayer de comprendre le pourquoi de leurs comportements et d’évaluer le chemin qu’ils risquent d’emprunter. Celui de François Ruffin nous autorise à relire avec attention le livre qu’il a publié en février 2024, d’autant plus que lors des européennes, contrairement au reste du pays, le score de l’Union populaire a baissé dans sa circonscription.

Ce livre, Mal travail, le choix des élites, part du rapport parlementaire dont il était co-rapporteur en tant que député LFI-Nupes. En 220 pages, il dresse des perspectives, formulant en conclusion l’objectif de « sauver la démocratie » (p. 220). Nous allons voir ce que cela signifie pour celui qui n’arrête pas aujourd’hui de mettre en cause La France insoumise.

Il demande à Macron de concrétiser un « pacte »

Alors que le livre décrit les effets dévastateurs d’un « temps des salariés (qui) est ainsi réglé au plus près, sur les besoins du capital » (p. 59), il demande à Macron (p. 9) de concrétiser la « promesse »  d’un « nouveau pacte de la vie au travail » : « Ce “nouveau pacte”, les plus hautes autorités du pays l’avaient pourtant promis. Et de fait, il serait plus que nécessaire, urgent. » (p. 11).

Pour François Ruffin, le seul tort du gouvernement serait de « méconnaître » la réalité « du travail » et des « salariés… », tandis que les cadres, les « chefs de service », les « gratte-papier », et autres responsables du « management » seraient, eux, les principaux responsables du « mal travail », et donc du danger qui menace « la démocratie ».

La sortie coïncide avec l’ouverture de « négociations » entre les confédérations et le patronat, justement sur ce « nouveau pacte de la vie au travail » qu’une fédération CGT dénoncera en avril comme le « pacte de la mort au travail. » On sait maintenant que ces négociations n’ont pas abouti et que Macron s’apprêtait à présenter une nouvelle loi « travail » avant sa défaite aux européennes et la dissolution.

Un livre qui divise les travailleurs et méprise la lutte pour le salaire

Le livre qui exprime pourtant la crainte « d’un salariat à deux vitesses. » (p. 53) divise d’ores et déjà les salariés en différentes catégories sociologiques. Insistant sur ce qu’il appelle la « classe moyenne inférieure. », il en retient des propos tels que « y en marre de ces assistés ». Il crédite le Rassemblement national de récupérer les bulletins de vote de cette « classe moyenne inférieure » du fait que la « gauche (…) n’incarne plus naturellement, spontanément “le parti du travail”». (p. 23) Notons à ce propos qu’il ne fait pas une seule fois mention de La France insoumise.

On lit à la page 16 : « Les Français aiment leur travail ». Pour preuve ? « Les Français sont plus nombreux que leurs voisins »  à « venir travailler sur leur temps libre », ou encore à « venir travailler malade » (sic).

En revanche, l’auteur ne rate pas une occasion de citer tel ou tel propos manifestant un intérêt secondaire pour le salaire. « C’est dur. On se sert la ceinture », disent des travailleuses. Pourtant, dit l’auteur, « c’est par les horaires qu’elles ont craqué. » (p. 60). Une grève est déclenchée par des ouvriers contre des conditions de travail mettant en cause leur santé. F. Ruffin ajoute : « et non pas pour leurs salaires. » (p. 87).

Une curieuse compagnie

Il cite le « juriste Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France », (inventeur pour la Commission européenne en 1999 de la « citoyenneté » en entreprise, Ndlr) considérant que la cause des pathologies liées au travail serait un « travail devenu marchandise. » On nage alors en pleine idéologie niant la réalité matérielle de la situation du salarié dans la production capitaliste.

Dévaloriser la place du salaire qui relève de la vente par le salarié, de sa force de travail, va de pair avec le déni du fait que le travail est bien une marchandise et que le salaire est l’enjeu de la lutte des classes, entre les salariés et l’employeur pour en fixer le prix.

Ce qui le met, alors, en curieuse compagnie : « Que veulent-ils donc au juste, les ouvriers (…) : ne pas vendre leur travail comme une marchandise, ne pas être traités comme des machines, mais comme des êtres vivants, pensants, souffrants, avoir avec leur chef des relations d’homme à homme. (…) Ils veulent, en outre, participer (…) au progrès de l’entreprise à laquelle ils sont associés… » (Pétain, 1er mai 1941). Qu’est-ce qu’un travail qui n’est pas une marchandise ? Le bénévolat ? L’esclavage ? Ou comme disaient les nazis, un « honneur », « le rapport entre employeur et employé étant un rapport communautaire. » (loi du 20 février 1934) ?

Héritière de De Gaulle, la « participation » dans l’entreprise

François Ruffin écrit qu’« au-delà » de « mille mesures » telles que l’embauche de médecins, d’inspecteurs du travail, du retour des CHS, etc., « la démocratie doit franchir le seuil de l’entreprise, voilà l’impératif ». « Le chef d’entreprise doit être en discussion avec les salariés eux-mêmes » et « que ne soient pas partagées uniquement les richesses, mais aussi, en partie, le pouvoir. » (p. 25). Telle serait, selon lui, la clef des solutions, largement approuvée par la CFDT.

Il reprend également les propos de Philippe Martinez, ancien secrétaire général de la CGT, qui voulait « revisiter, revivifier la démocratie » en donnant l’exemple des « conseils d’atelier, repris des lois Auroux, ce genre de trucs ». Philippe Martinez a plus de chance avec François Ruffin qu’avec ses propres adhérents qui ont rejeté son rapport d’activité au dernier congrès de la CGT.

Peut-être certains se souviennent encore de ce que disait Michel Praderie, directeur de cabinet d’Auroux, devant les patrons d’Ethic en 1982 : « Nous avons des hésitations sur la loyauté de certaines organisations syndicales par rapport à l’intérêt général. Il faut que nous puissions mettre sur pied des procédures grâce auxquelles les salariés puissent dire à un moment à leurs organisations syndicales : arrêtez (…) Il faudrait en arriver à une pulvérisation. »

Il n’est pas étonnant, aujourd’hui, de savoir que François Ruffin participe à des réunions avec cette même association patronale Ethic, comme en septembre 2023.

C’est « par la participation des agents » qu’on peut lutter contre le mal-travail, répète François Ruffin, précisant que : « Surtout l’Etat, par des lois, doit confier un rôle aux salariés, dans l’entreprise, une place dans la décision. » (p. 91). Il donne alors l’exemple de plusieurs Etats, dont certains sont problématiques comme la Hongrie ou la Suède (« l’un des pays les plus inégalitaires au monde… » Andreas Cervenka, Ndlr.)

Il donne crédit à la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministre du Travail) qui, dans une analyse de mars 2023, avoue que l’objectif de « la participation des salariés » est de leur faire accepter les « modalités des changements intervenus », en réduisant « l’impact de l’insoutenabilité du travail. »

Une contradiction

Pourtant François Ruffin, dénonçant à juste titre le « mal-travail » à l’université, rend compte de ce dialogue avec Madame V., « responsable du service général » gérant le nettoyage, et qui a vu le nombre de prestataires extérieurs dépasser celui des agents fonctionnaires : « Et donc qui a décidé ? C’est le président de l’université, le conseil d’administration de l’université ? » La dame : « Oui, surtout depuis les dernières lois, les lois LRU qui ont fait prendre en charge aux universités la masse salariale… » (p. 63) Il s’agit d’un secteur où la « participation » est mise en œuvre depuis la loi Faure de 1968 !

Situation similaire dans l’enseignement secondaire. F. Ruffin expose le « mal-travail » de professeurs, en citant un témoignage : « Tu poses le problème, dans les fameux conseils d’administration, avec les représentants de la région, les élus parents, etc., et finalement rien. Tu n’as même plus envie de siéger dans ces conseils » (p. 161).

Nous n’éviterons pas, alors, de lui rappeler cette explication très franche de De Gaulle, dans ses Mémoires d’espoir, qui voulait, avec la participation des salariés dans les conseils d’administration, que tous prennent part directement « à la marche, à la gestion, à l’ordre, aux sanctions et aux résultats d’établissements devenus autonomes et qui devront, ou bien fonctionner comme il faut, ou bien fermer leurs portes et cesser de gaspiller (…) l’argent de l’Etat ».

Héritier des « néo-socialistes »

François Ruffin cite l’article d’une économiste, Patricia Crifo, dans Le Monde du 14 janvier 2020, argumentant en direction des actionnaires : « Plusieurs recherches convergentes montrent que, contrairement aux craintes des investisseurs, la présence significative de salariés dans les conseils d’administration a en moyenne des effets positifs, en particulier sur la productivité du travail et le nombre de brevets déposés. »

« Nos recherches ont montré que l’implication des salariés pouvait devenir un véritable levier de performance lorsque les entreprises parvenaient à prendre en compte les demandes contradictoires qui émanaient de ces différents groupes (partenaires locaux, consommateurs, fournisseurs…) et à trouver des compromis. »

Cela rappelle les néo-socialistes des années 1930, qui voulaient « au moins à certaines heures, et sur certaines questions, signer et respecter les clauses d’un armistice politique et social ». Pour eux : « Par sa politique économique à l’égard du capitalisme, l’Etat aura nécessairement associé à son effort le syndicalisme. Non que des heurts ne puissent surgir entre l’Etat et les organisations syndicales, lorsque des intérêts limités seront en jeu, mais il suffit que la direction d’ensemble soit en fin de compte la même pour que l’accord se fasse. (…) La véritable gestion, comme le contrôle, doit s’exercer au sein des assemblées générales et des conseils d’administration. (…) Il faudra faire participer à la gestion, non pas strictement les syndicats de travailleurs salariés, y compris les techniciens, mais aussi les organisations représentant les usagers » (Marcel Déat, Perspectives socialistes, 1930).

Se retrousser les manches

Quand il écrit son livre, François Ruffin nous confie qu’il est en train de lire les « Mémoires de Jean Monnet » qui aurait « prévenu » le général de Gaulle en 1945 que pour « transformer l’économie française », il faudrait que « toute la nation » soit « associée à cet effort ». L’auteur en tire la conséquence qu’il faudra être tous « prêts à se retrousser les manches », reprenant la formule de Maurice Thorez, ministre de De Gaulle, contre les grèves « armes des trusts », et pour cela il appelle… à se syndiquer pour « la vie au travail et le travail dans la vie », « pour la participation des salariés, pour des conseils d’atelier, pour des sièges au conseil d’administration… », car, dit-il plus loin, « même avec un bon gars, ou une bonne fille à l’Elysée, vraiment de gauche (…) rien ne changera, ou si peu. »

Est-ce la perspective qui permettrait de « tout changer » que de parachever la Ve République en faisant des syndicats ce que de Gaulle lui-même n’a pas pu faire en 1969, c’est-à-dire les cogestionnaires d’une « association capital-travail » ?

Est-ce cela l’interprétation que le dirigeant de Picardie Debout fait de « l’émancipation sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » qu’il cite dans son livre ?

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Source: https://infos-ouvrieres.fr/2024/07/12/ou-va-francois-ruffin/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/ou-va-francois-ruffin-io-fr-12-07-24/

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