Points de bascule climatiques : la planète au bord d’un gouffre imprévisible (Reporterre-13/10/25)

La bascule de la fonte des calottes polaires, une fois déclenchée, se poursuivrait sur plusieurs décennies à plusieurs siècles, voire des millénaires, entraînant plusieurs mètres de montée du niveau des mers. – NASA Goddard Photo / CC BY 2.0 / Flickr via Wikimedia Commons

L’humanité a trop déstabilisé le climat, au point de l’avoir rapproché de « points de bascule » au potentiel cataclysmique, alertent 160 scientifiques dans un nouveau rapport.

Par Vincent LUCCHESE.

Le monde vient d’entrer « dans une nouvelle réalité ». Celle où de nombreuses composantes du système climatique menacent de basculer à tout moment vers un nouvel état qui ferait encourir « des risques catastrophiques à des milliards de personnes ». Telle est l’alerte solennelle lancée par 160 scientifiques de 23 pays, dans le rapport Global Tipping Points, publié le 13 octobre et coordonné par Timothy Lenton, professeur à l’université d’Exeter en Angleterre.

Ces chercheurs figurent parmi les plus grands spécialistes au monde dans l’étude de ce que l’on appelle les points de bascule climatiques. Le terme désigne le seuil critique au-delà duquel un élément clé du climat terrestre (calottes polaires, courants océaniques, forêts tropicales, etc.) peut basculer dans un nouvel état, de manière souvent irréversible.

Le système peut relativement bien résister à un certain degré de déstabilisation (le réchauffement global, la déforestation, etc.), jusqu’à ce qu’un petit changement de trop le fasse basculer. Le point de bascule est en quelque sorte la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Or, le seuil de 1,5 °C de réchauffement planétaire pourrait bien s’avérer être cette goutte de trop. Nous avons pour la première fois franchi cette température fatidique sur l’année 2024, de manière temporaire. Et nous devrions, selon toute probabilité, la franchir définitivement d’ici quelques années, alertent les chercheurs. Avec le risque d’effets en cascade à travers la planète. Nous entrons ainsi dans l’ère des points de bascule.

On peut expliquer les points de bascule avec l’image d’une bille roulant sur un terrain accidenté. L’altitude de la bille symbolise l’état d’un système : il reste relativement stable même en s’approchant d’un trou. Mais si la bille fait le mouvement de trop, elle franchit le point de bascule, ce qui enclenche sa chute inéluctable dans le trou, d’où il sera bien plus difficile de sortir que d’entrer… (© Reporterre / Antoine Levesque. D’après Steffen et al. 2018)

Deux ans après leur premier rapport, les membres de l’initiative Global Tipping Points soulignent à quel point la situation s’est déjà dégradée. Première mauvaise nouvelle : les points de bascule concernant la biosphère « se rapprochent plus vite qu’on ne le pensait », dit le rapport.

Ainsi des récifs coralliens tropicaux. À l’instar de la Grande Barrière de corail, ils ont connu en 2024-2025 leur pire épisode de blanchissement, provoqué par les chaleurs extrêmes de l’océan. Bien que les situations diffèrent selon les régions du globe, les chercheurs estiment que leur point de bascule moyen se situerait autour de 1,2 °C de réchauffement global. Autrement dit, nous aurions déjà franchi ce premier point de bascule.

Risque de « savanisation » en Amazonie

La situation n’est guère plus enviable pour la forêt amazonienne. Soumise aux nombreux stress provoqués par le réchauffement, dont d’intenses sécheresses, elle doit aussi affronter les ravages de la déforestation. Si trop d’arbres disparaissent, cette forêt tropicale qui a la caractéristique merveilleuse de produire en partie sa propre pluie pourrait entrer dans un cercle vicieux : produire de moins en moins de précipitations et, n’ayant plus assez d’humidité pour survivre, se transformer en savane.

Ce point de bascule serait là aussi plus proche que précédemment estimé, se situant en dessous des 2 °C de réchauffement, selon les auteurs du rapport. Des travaux cités par les chercheurs avancent l’hypothèse qu’une perte de 20 % de la surface actuelle de la forêt amazonienne, combinée à un réchauffement global compris entre 1,5 et 2 °C, pourrait faire franchir un point de bascule aux deux tiers de l’Amazonie.

Les incertitudes sont toutefois importantes. Les scientifiques estiment que le risque de « savanisation » est crédible avec un haut degré de confiance pour certaines zones de l’Amazonie à l’échelle locale, mais avec une confiance seulement faible à l’échelle du continent.

Des océans d’imprévisibilité

La situation est aussi particulièrement critique pour les glaces du globe. Notamment pour les calottes polaires. La calotte glaciaire de l’Antarctique de l’ouest et celle du Groenland sont les deux systèmes glaciaires dont la vulnérabilité est la plus certaine : leur effondrement, une fois enclenché, se poursuivrait sur plusieurs décennies à plusieurs siècles, voire des millénaires, entraînant plusieurs mètres de montée du niveau des mers. Or, ce point de bascule pourrait avoir déjà été déclenché. Il menace de l’être depuis que nous avons franchi la barre de 1 °C de réchauffement.

Les courants océaniques, comme l’Amoc et la gyre subpolaire, sont eux aussi menacés de franchir des points de bascule dès le niveau actuel de réchauffement, bien que la compréhension et l’évolution de ces systèmes soient entourés d’incertitudes importantes, notent les chercheurs.

Basculements en cascade

L’autre point saillant et particulièrement inquiétant du rapport, c’est l’interconnexion qu’il documente entre la plupart des 20 points de bascule qui ont été évalués. Lorsqu’un élément franchit un point de bascule, il est souvent susceptible d’avoir des effets, la plupart du temps déstabilisateurs, sur d’autres composantes du système climatique, menaçant de leur faire à leur tour franchir un point de bascule.

L’Amoc est le meilleur exemple de ces multiples effets en cascade possibles. L’affaiblissement de ce courant atlantique, au rôle crucial dans les échanges de chaleur entre l’océan et l’atmosphère, pourrait par exemple aggraver la déstabilisation des glaces de l’Antarctique de l’ouest. Ou encore déstabiliser le phénomène El Nino dans le Pacifique, qui à son tour affaiblirait encore davantage la forêt amazonienne.

Ce schéma, simplifié par rapport à l’original, montre une partie des 20 points de bascule évalués par les chercheurs. Dans un cercle vicieux, le déclenchement de certains d’entre eux peut venir en déstabiliser d’autres ou, plus rarement, contribuer à les stabiliser. La majorité de ces points de bascule aurait, en outre, un effet aggravant sur le réchauffement global, alimentant encore la réaction en cascade. (© Reporterre / Antoine Levesque. Source : Rapport Global Tipping Points 2025.)

Les effets en cascade ne s’arrêtent pas aux systèmes climatiques : les catastrophes climatiques provoquées menaceraient de faire courir des risques majeurs à des éléments clés de la stabilité de nos sociétés, « comme la sécurité alimentaire, les infrastructures énergétiques, la stabilité économique et la cohésion sociale, affectant des milliards de personne à travers le monde », écrivent les auteurs.

« Les dégâts causés par les points de bascule seront très différents des dégâts classiques du changement climatique. Nous ne sommes pas prêts pour ça ! Nos décideurs ne comprennent pas ce que signifient les points de bascule », appuie Manjana Milkoreit, chercheuse à l’université d’Oslo et co-autrice du rapport.

Grosses incertitudes

Ce concept de points de bascule est d’autant plus difficile à faire émerger à l’agenda politique que la survenue de ces phénomènes reste entourée de beaucoup plus d’incertitudes que d’autres catastrophes climatiques à venir.

Au sein même de la communauté scientifique, tout le monde n’est pas d’accord sur l’opportunité de communiquer trop fortement sur ces points de bascule. Certains craignent que ces mécanismes complexes et encore mal compris ne détournent l’attention. Alors même que les efforts d’adaptation aux effets beaucoup plus directs et étayés du changement climatique, comme l’intensification des sécheresses, des tempêtes, des inondations et autres, sont déjà largement insuffisants.

« Les points de bascule sont un sujet extrêmement important, mais on n’est pas sûr de savoir où sont les seuils. Il y a des estimations sur la bascule de l’Amazonie, mais ça peut advenir à 1,5 °C comme à 3 °C, on n’a pas de certitude », dit Freddy Bouchet, directeur du Laboratoire de météorologie dynamique et l’un des coordinateurs de ClimTip, l’un des deux grands projets européens sur les points de bascule.

« C’est une question de gestion des risques : est-ce qu’il faut s’adapter en urgence aux risques davantage certains, présentés dans les rapports du Giec, ou bien anticiper les risques potentiellement encore bien plus graves mais plus incertains ? Personnellement, je pense qu’il faut tout faire à la fois », ajoute-t-il.

Des « points de bascule positifs »

C’est bien l’avis des auteurs de rapport Global Tipping Points, qui rappellent une caractéristique essentielle de ces phénomènes irréversibles : une fois franchis, il sera trop tard pour agir.

La bonne nouvelle (il y en a), c’est qu’en termes d’atténuation, il n’y a pas à choisir. Que l’on cible les points de bascule ou les effets plus classiques du changement climatique, les changements structurels et radicaux auxquels appellent les climatologues restent les mêmes, pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, atteindre la neutralité carbone en 2050 et tout faire pour limiter au maximum le réchauffement global.

L’autre avantage du concept de points de bascule, c’est qu’il peut aussi être appelé à la rescousse pour entretenir l’espoir et mobiliser la société. Le rapport évoque ainsi les possibilités de franchir des « points de bascule positifs ». Transports en commun, agriculture et alimentation durables, écosystèmes… Ceux-ci sont également nombreux.

À l’image de la baisse fulgurante récente du coût des panneaux photovoltaïques, le développement de solutions ne suit pas une trajectoire linéaire. Mieux : un petit effort supplémentaire pourrait parfois suffire à entraîner le basculement technologique ou sociétal qui paraissait, l’instant d’avant, n’être qu’une utopie lointaine.

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Source: https://reporterre.net/Points-de-bascule-climatiques-la-planete-au-bord-d-un-gouffre-imprevisible

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