
« Sur les 4 000 enquêteurs qui composent la police judiciaire, nous sommes à près d’un millier d’adhésions en moins de 15 jours, c’est assez historique… », lâche au bout du fil Yann Bauzin, président de l’Association nationale de police judiciaire (ANPJ) et enquêteur spécialisé dans la délinquance économique et financière au sein de la PJ lyonnaise.
Créée le 17 août afin de fédérer l’opposition des limiers de la police judiciaire (PJ) à la réforme de la police nationale, elle n’est cependant que la dernière expression d’une nette désapprobation du monde de la justice et d’une partie de celui de la police vis-à-vis de ce projet de transformation. Au cours de l’été, à travers plusieurs courriers et communiqués, la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR), l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI) ou encore l’Union syndicale des magistrats (USM) ont exprimé de vives craintes quant aux conséquences de cette réforme.
Plus de 1 300 policiers de toutes les antennes PJ de France ont envoyé à leur direction centrale un rapport pointant le désarroi et les « risques psychosociaux » que faisait naître chez eux ce projet, tandis que le groupe La France insoumise (LFI) à l’Assemblée nationale a demandé en juillet à la Commission des lois l’ouverture d’une mission d’information sur le sujet. Mercredi matin, sur France Inter, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, a estimé que la réforme était « porteuse d’un certain nombre de dangers ».
La réforme en question, voulue par le président de la République et Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur, est pilotée par Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. Cet ancien policier de PJ est venu remplacer Frédéric Dupuch, limogé en mai (il est suspecté d’avoir favorisé une candidate lors du dernier concours de commissaire de police et est visé par une enquête judiciaire pour « fraude » et « complicité de fraude à un examen »).
S’inscrivant dans la continuité du dernier Livre blanc de la sécurité intérieure, le projet de réforme a été expérimenté puis officiellement mis en place depuis janvier 2022 dans les outre-mer. Entre janvier 2021 et début 2022, huit départements de métropole sont quant à eux devenus des « sites pilotes ». À la suite de cette expérimentation, la réforme doit en théorie se déployer dans tout le pays au cours du premier semestre 2023.
Se présentant sous un aspect de réorganisation fonctionnelle, l’aspect essentiel du projet réside dans la création de directeurs départementaux de la police nationale (DDPN) ayant sous leur autorité différentes forces de police présentes dans leur département – la police judiciaire, la sécurité publique, les renseignements territoriaux et la police aux frontières –, qui dépendaient jusqu’à présent chacune d’une direction nationale. À présent, les effectifs seraient fondus au sein de différentes filières.
Au sein de la filière « investigation », les effectifs de la PJ, dont la mission est d’enquêter sur les crimes les plus graves, seraient alors fusionnés avec ceux de la Sûreté départementale (SD), chargés d’absorber la délinquance du quotidien. Placé sous l’autorité du préfet, le DDPN exercerait son autorité hiérarchique sur l’ensemble des policiers de son département tout en disposant des moyens opérationnels.
D’après le ministère de l’intérieur, cette réforme permettra une meilleure mutualisation des moyens, une plus grande synergie entre les services de police et une plus grande efficacité dans la conduite des investigations.
Culture du chiffre
Depuis un mois, Mediapart a rencontré plus d’une vingtaine de policiers de PJ, de juges d’instruction, de parquetiers et d’avocats de toute la France. Malgré le discours rassurant du ministère de l’intérieur et de la direction de la police, tous pointent comme conséquences mécaniques de cette réforme la disparition de la PJ et un traitement dégradé de la grande délinquance.
« Le premier point à souligner est celui de notre capacité de projection, explique Olivier*, enquêteur à la PJ de Lille. Au cours d’une enquête, les policiers de PJ de n’importe quelle antenne locale peuvent se déplacer dans tout le pays et à l’étranger. En étant soumis à un DDPN dont la carrière est soumise à la remontée de bons chiffres dans le traitement de la délinquance présente dans son département, ça sera beaucoup plus compliqué, car les résolutions d’affaires hors de son territoire ne seront pas comptabilisées à son actif. »

Une culture du chiffre qui amène François*, en poste dans une PJ de Normandie, à faire une autre conclusion. « En sécurité publique, vous avez des taux d’élucidation autour de 10 % et chaque policier est en charge d’une centaine de dossiers. C’est bien simple, ils sont submergés parce qu’ils sont en pénurie de moyens. En PJ, on tourne à 10 dossiers par personne et les taux d’élucidation dépassent les 70 %. Entre la volonté affichée du ministre d’accorder la même importance au traitement de la délinquance du quotidien qu’à celui de la grande criminalité et le pouvoir hiérarchique du futur DDPN, qu’est-ce qui pourra empêcher ce dernier de mettre des anciens de la PJ sur des contrôles de rodéos urbains ou des missions d’apurement des stocks de procédures en souffrance ? Réponse : rien. Le résultat, c’est qu’on va tous se retrouver surchargés et que nos compétences vont se diluer. »
Une crainte partagée par Jean-Baptiste Bladier, procureur au tribunal judiciaire de Senlis et président de la Conférence nationale des procureurs de la République. « Quand j’ai demandé aux responsables de la réforme, pour la forme : qui aura en charge le traitement des violences intra-familiales ?, au lieu de me répondre “les policiers de commissariat, bien évidemment !”, la réponse a été beaucoup moins nette, ce qui est loin de me rassurer ! »
« Inévitablement, avec des anciens policiers de PJ parasités par le traitement de la délinquance de masse, les homicides avec auteurs inconnus ou encore le démantèlement des grands réseaux de trafics de stupéfiants seront moins bien combattus, tranche Frédéric Macé, secrétaire général de l’AFMI et juge d’instruction à Caen. Et quand ils le seront, vu que ceux qui s’en chargeront ne seront pas toujours des experts de la procédure pénale, à l’inverse des policiers de PJ, il y a un risque réel d’avoir des dossiers qui ne tiendront pas le choc d’un tribunal. Et donc que les plus grands malfaiteurs n’aillent pas en prison. »
Cela sera très compliqué de traiter les dossiers de corruption.
Un magistrat de Fort-de-France
Concrètement, quelles affaires pourraient être entravées ? À cette question, les réponses fusent. « Il y a peu, en mobilisant pendant deux ans une dizaine d’enquêteurs qui ont travaillé avec des moyens d’investigation poussés et sanctuarisés, on a réussi à mettre fin à une cascade de règlements de comptes liés à la drogue dans l’aire toulonnaise, détaille Michel*, en poste à la PJ de Toulon. Avec cette réforme, qui imagine une seconde que le DDPN fera une chose pareille ? » Olivier, de la PJ de Lille, met en avant un autre exemple. « Lors de l’attaque du Thalys le 21 août 2015 ou des attentats de Nice le 14 juillet 2016, en moins de 48 heures, la PJ a été capable de mobiliser des dizaines d’enquêteurs hyper-spécialisés venant de toute la France. Cela a été déterminant. » Cela sera-t-il encore possible ?
« Pour traiter de la délinquance économique et financière, il n’y a que trois enquêteurs spécialisés en Martinique, explique un magistrat de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Fort-de-France. Pour le moment, ils doivent rester en place, mais il n’y a aucune garantie institutionnelle à ce maintien. Si le DTPN** décide de les utiliser ailleurs, etthéoriquement il en a le droit, cela sera très compliqué de traiter les dossiers de corruption, qui est massive ici. »
Ces craintes sont confortées par les retours des « départements pilotes » et des territoires ultra-marins où s’applique déjà la réforme. Si, d’après les policiers avec lesquels nous avons échangé, les missions des antennes PJ des départements métropolitains ont été en grande partie préservées, ce serait avant tout grâce à la pugnacité des enquêteurs, de leurs patrons et des magistrats. « Au printemps, il nous a été dit que l’on devait passer au niveau 2 du traitement de la délinquance, c’est-à-dire, concrètement, que l’on ne devait plus faire de la criminalité organisée et que Montpellier et Marseille, déjà très chargés, s’en occuperaient, nous raconte Gaetan*, de l’antenne PJ de Perpignan, où la réforme est testée depuis janvier 2021. Le souci c’est qu’avec la drogue qui remonte d’Espagne, notre quotidien c’est le narco-banditisme et les règlements de comptes ! Il a fallu que la JIRS de Marseille rappelle assez fermement que l’on représentait plus de 30 % de ses dossiers pour que machine arrière soit faite. »

Un prétendu manque de fiabilité des policiers de la Sécurité publique est également évoqué à Perpignan par Gaetan. « Nous avons catégoriquement refusé de mener des investigations liées au trafic de stupéfiants avec eux, poursuit-il. Car au niveau du commissariat, nous craignons des fuites d’informations au profit des criminels. Mais demain, comment on fera ? »
Dans les territoires d’outre-mer, où les anciens policiers de la PJ, de la Sûreté départementale et des Brigades mobiles de recherche de la police aux frontières sont regroupés au sein de la filière investigation, les ex-PJ ont déjà été envoyés loin de leurs missions d’origine. « Lors des émeutes qui ont secoué la Guadeloupe et la Martinique en novembre dernier, nous avons dû faire des patrouilles, des dispersions, des interpellations sur des flagrants délits d’infractions, raconte Denis*, un policier appartenant à une ancienne antenne de PJ des Antilles. Certains collègues ont parfois dû le faire deux semaines sans interruption, désorganisant grandement le suivi de leurs investigations. Vu la situation dans laquelle étaient les îles à ce moment-là, je peux le comprendre. Mais je crains que cela ne devienne de moins en moins ponctuel : nous avons reçu une note de la hiérarchie nous indiquant qu’il fallait nous tenir prêts à aider les collègues de l’ex-Sûreté départementale pour faire face au risque de recrudescence des vols crapuleux lors de l’arrivée de la Route du Rhum… »
C’est l’ensemble de la police qui est désorganisé.
Une parquetière du tribunal judiciaire de Basse-Terre, en Guadeloupe
À l’image du procureur général de la cour d’appel de Versailles dans une note du 14 juillet, que Mediapart a pu consulter, les magistrats contactés soulignent également, du fait du pouvoir accru du DDPN et de sa proximité avec le préfet, le risque de marginalisation des parquets dans la définition de la politique pénale. Dans une note adressée le 12 octobre 2021 à Frédéric Veaux, la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), du ministère de la justice, n’a d’ailleurs pas manqué de souligner l’existence, en Savoie – un des départements pilotes –, de « l’absence de prise en compte des orientations de politique pénale définie par le ministère public », notamment dans « la lutte contre le blanchiment ».
Quant à la liberté de choix du service d’enquête par les magistrats, pourtant garantie par le Code de procédure pénale et réaffirmée par les promoteurs de la réforme et la DACG, elle est loin d’être toujours respectée dans les territoires où s’applique la réforme, au risque de rater des enquêtes. « Sur une affaire de vol avec violence où des coups de feu avaient été tirés, j’avais demandé au commissaire de permanence la saisie des policiers qui appartenaient auparavant à la Sûreté départementale, mais il a envoyé des policiers du commissariat local, raconte une parquetière du tribunal judiciaire de Basse-Terre, en Guadeloupe. Ces derniers ont été incapables de ramasser les douilles et d’exploiter la vidéosurveillance, il a fallu que je donne de la voix pour obtenir, au bout de deux jours, des enquêteurs de l’ex-SD. Mais à cause du temps perdu, nous n’avons jamais pu mettre la main sur les coupables. En fait, c’est l’ensemble de la police qui est désorganisé. »
Le rôle accru donné au préfet dans cette organisation policière est également source d’inquiétude. « Le rapport Sauvé écrit noir sur blanc qu’il est favorable à ce que les policiers de la PJ exercent leurs activités sous la direction des magistrats, et non celle du pouvoir administratif, souligne Thibaut Spriet, secrétaire national du Syndicat de la magistrature. Il ne faut pas oublier que c’est un gage démocratique. »
« Pourra-t-on enquêter de façon sereine si une investigation financière porte sur des contrats d’acquisition de vidéosurveillance par les communes, que le préfet est chargé de favoriser en échange de subventions de l’État ? », s’interroge Anthony Caillet, secrétaire national de la CGT-Intérieur et policier au sein de la Brigade de répression du banditisme (BRB) du 36, quai des Orfèvres.
La France pourrait se retrouver dans une situation similaire à celle de l’Italie d’avant l’assassinat du juge Falcone.
Aurélien Martini, membre du bureau de l’USM et vice-procureur au tribunal judiciaire de Melun
Tous les policiers et magistrats rencontrés s’alarment également du risque de voir le secret des investigations s’étioler du fait de la mainmise du pouvoir administratif sur les policiers chargés des enquêtes judiciaires à travers le DDPN. À en croire Pierre*, un enquêteur en poste dans un territoire ultra-marin, de telles violations se sont déjà produites. « Je suis formel, le préfet a utilisé des informations que j’avais transmises à mon DTPN et issues d’une enquête judiciaire menée sous l’autorité du parquet, pour faire du renseignement et du maintien de l’ordre. Rien ne m’assure que demain mon DTPN ne fera pas remonter des informations issues d’une instruction. La confusion des pouvoirs est claire. »
Contacté, le ministère de la justice assure « veiller avec vigilance à l’efficacité des enquêtes, au respect du choix des services d’enquêtes par les magistrats et au secret des enquêtes ».
Les conséquences de l’application d’une telle réforme pourraient-elles encore aller au-delà ? « Avec la disparition de la PJ telle qu’elle existe aujourd’hui, c’est-à-dire cette police très spécialisée, extrêmement mobile et qui se consacre exclusivement aux investigations de haut vol, nous courons un réel danger de voir se renforcer considérablement sur le territoire une criminalité de type mafieuse, extrêmement structurée, avertit Aurélien Martini, membre du bureau de l’USM et vice-procureur au tribunal judiciaire de Melun. Le pays pourrait se retrouver dansune situation similaire à celle de l’Italie d’avant l’assassinat du juge Falcone, en 1992. »

En outre, des policiers de PJ, déjà lassés de ne pas disposer des moyens d’enquête nécessaires, pourraient, avec cette réforme, quitter le monde de l’investigation. « Dans mon antenne, plus de la moitié de mes collègues sont décidés à partir », confie Éric*, un « Pjiste » du nord de la France qui s’apprête à partir travailler dans le privé « après vingt ans de boutique ».
Dans un courrier envoyé hier à l’ensemble des fonctionnaire de la PJ, Frédéric Veaux assure que « la police judiciaire sera organisée au niveau zonal et au niveau départemental avec des compétences judiciaires qui permettront aux enquêteurs de continuer à agir en dehors de leur territoire d’affectation sur la base de compétences judiciaires élargies », et que « les effectifs relevant aujourd’hui de la DCPJ [Direction centrale de la police judiciaire – ndlr] ne seront pas mis à contribution pour traiter les stocks de procédures ».
Mais, dans le même temps, les pouvoirs du futur DDPN ne sont pas remis en question tandis qu’il est rappelé que « la lutte menée contre la petite et la moyenne délinquance mérite qu’on lui accorde la même attention que celle portée aux affaires relevant de la criminalité organisée ou de la délinquance spécialisée ».
« La lettre adressée par le DGPN, censée “désamorcer la fronde”, a eu l’effet inverse, aggravant la sidération des enquêteurs de la police judiciaire, a répondu l’ANPJ dans un communiqué. Objectant une réforme mal comprise, ce courrier n’offre pourtant aucune clarification satisfaisante sur l’avenir de la police judiciaire. Il évoque une mission sauvetage de la sécurité publique dans le cadre d’un projet non abouti, ne garantissant aucune sanctuarisation de la police judiciaire, la doctrine étant, selon les termes du directeur général, en cours d’élaboration, à quelques mois seulement de la mise en place effective de la réforme. »
Dans un entretien accordée au Parisien en juillet, Gérald Darmanin avait assuré que la réforme ne mettrait pas fin « à la police judiciaire, à l’existence d’antennes, d’offices centraux, qui sont intradépartementaux, voire intrarégionaux ».
Contactés par nos soins, ni la direction générale de la police nationale ni le ministère de l’intérieur n’ont souhaité s’exprimer avant la tenue de la réunion devant se dérouler demain entre Gérald Darmanin et les directeurs de la PJ.
Simon Fontvieille