Pourquoi les agriculteurs se remobilisent (reporterre-19/11/24)

Des membres de la FNSEA lors d’une action à Chateaurenard le 15 novembre 2024, durant laquelle du fumier a été répandu sur la façade d’un Centre des finances publiques. – © Clement MAHOUDEAU / AFP

Les syndicats agricoles se remobilisent dans toute la France à partir du 18 novembre. Ils protestent contre leurs difficultés économiques, l’accord avec le Mercosur, et des normes jugées trop contraignantes.

Par Emilie MASSEMIN.

Ça va bientôt sentir le fumier devant les préfectures. Dès ce lundi 18 novembre, « nous serons dans tous les départements », a averti Arnaud Rousseau mercredi 13 novembre sur France Inter. L’après-midi, le président de la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire, et son homologue des Jeunes agriculteurs (JA) Pierrick Horel, ont annoncé des mobilisations devant les préfectures, les ronds-points et les boulevards aux noms évocateurs de l’Europe, pour protester contre le projet de traité de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur. Ce mouvement, prévu pour « durer jusque mi-décembre », abordera d’autres sujets tels que les contraintes agricoles, les prix et les revenus.

Déjà, début octobre, l’opération « On marche sur la tête » avait repris dans les Pyrénées-Orientales, le Gard ou encore l’Île-de-France — la section francilienne ouest des JA avait annoncé « 750 panneaux » d’entrées de villes retournés dans son secteur.

Des actions dans toute la France

Les autres syndicats fourbissent leurs armes. La Coordination rurale projette une « révolte agricole » à compter du mardi 19 novembre, avec des manifestations devant plusieurs préfectures dont celles du Gers, des Pyrénées-Atlantiques et des Hautes-Pyrénées. Le 8 novembre, des membres du Modef se sont rassemblés devant la préfecture de Tulle (Corrèze) pour dénoncer « la mort des paysans familiaux ».

Depuis le 13 novembre, la Confédération paysanne enchaîne les actions : « bagnoles contre bétail » et « limousines contre [vaches] Limousines » contre le Mercosur ; contre un projet de serres géantes chauffées de tomates à Isigny-le-Buat (Manche) ; contre un projet de mégabassine à Saint-Sauvant (Charente-Maritime)… « [Ce] lundi, nous serons sur une nouvelle action sur les thèmes du foncier, des revenus et de l’agrivoltaïsme en Nouvelle-Aquitaine », indique la porte-parole de la Confédération paysanne Laurence Marandola à Reporterre.

« Les mesures prises par le gouvernement ne peuvent absolument pas améliorer le revenu des agriculteurs »

« La détresse qui s’était manifestée au début de l’année resurgit, car les mesures prises par le gouvernement ne peuvent absolument pas améliorer le revenu des agriculteurs », analyse l’agriculteur et député écologiste Benoît Biteau. Plus d’une soixantaine de promesses de « simplification » et d’assouplissement des règles environnementales ont été annoncées depuis le début de l’année par les gouvernements successifs, dont certaines ont été déjà mises en œuvre : adoption d’un indicateur moins sévère pour le plan de réduction des pesticides Ecophyto, assouplissement des règles d’évaluation environnementale pour l’élevage intensif et des règles de création des retenues d’eau en zone humide, abandon de la hausse de la taxation du gasoil non routier (GNR), etc.

Malgré cela, le malaise s’est accentué au fil d’une année marquée par les calamités agricoles. La récolte de céréales à paille (blé, orge, seigle, triticale et riz) est l’une des plus faibles des quarante dernières années, en baisse de 22 % par rapport à la moyenne 2019-2023. La production viticole est également en baisse de 23 % par rapport à l’année dernière. En cause, des conditions météorologiques désastreuses, avec des pluies excessives au nord de la Loire et une sécheresse persistante dans le Sud.

Épidémies à répétition

Les filières d’élevage, elles, ont été bouleversées par les crises sanitaires. Le 8 novembre, malgré le lancement d’une campagne de vaccination, 7 311 foyers de fièvre catarrhale ovine (FCO) étaient encore recensés par le ministère de l’Agriculture. En octobre, la présidente de la fédération nationale ovine (FNO) Michèle Boudouin alertait sur au « minimum 10 % de mortalité et jusqu’à 60 % dans certaines fermes » liée à cette « maladie de la langue bleue ».

Le nombre de bovins atteints par la maladie hémorragique épizootique (MHE) continue également de progresser, avec 2 761 foyers détectés et toujours 30 départements touchés le 6 novembre. Côté volailles et malgré, là aussi, une campagne de vaccination en cours, la France est passée le 9 novembre en « risque élevé » d’épidémie de grippe aviaire. Un second foyer a été mis évidence le 14 novembre dans un élevage de canards vaccinés des Landes. Les 6 000 animaux ont été abattus le jour même.

« Ras-le-bol des normes, de l’administratif »

Ce contexte défavorable vient se superposer à des difficultés plus structurelles. L’économètre Pierre-Henri Bono et le sociologue François Purseigle ont enquêté sur les raisons de cette colère agricole, « générale et [reposant] sur un entrelacs de motifs », « dont les racines sont profondes », écrivent-ils dans un article paru dans la revue Esprit de novembre. 49 % des 1 434 chefs d’exploitation interrogés en avril 2024 dénoncent un « ras-le-bol des normes, de l’administratif », 37 % « un abandon » et « un système à bout » et 12 % revendiquent une « juste rémunération au regard du travail réalisé ».

La question des revenus agricoles reste en effet lancinante. Le niveau de vie médian des ménages agricoles – 22 800 euros en 2020, d’après une note de la Direction générale du Trésor d’octobre 2024, est comparable à celui de l’ensemble des ménages français en activité —22 400 euros. Mais il a reculé en 2023 et masque une charge de travail bien supérieure : 15 heures par semaine de plus que l’ensemble de la population, et plus régulièrement le soir, la nuit, le samedi et le dimanche.

« On observe aussi une forte disparité des revenus en fonction des filières, de ce qu’on appelle les orientations technico-économiques de l’exploitation, de la taille de la ferme et de la région », observe Christian Couturier, directeur de l’association Solagro. Entre 2017 et 2022, un éleveur de bovins allaitants gagnait presque trois fois moins qu’un agriculteur en grandes cultures — 20 000 euros par an en moyenne pour le premier, contre 55 000 euros pour le second. Enfin, ces revenus sont soumis à de fortes fluctuations liées aux conditions météorologiques et aux marchés mondiaux.

Lors de leur précédent mouvement, en début d’année 2024, les agriculteurs avaient bloqué de nombreux axes, comme ici l’autoroute A15 près de Paris. © Nnoman Cadoret / Reporterre

Les lois Egalim successives, censées améliorer la situation économique des agriculteurs en rééquilibrant le partage de la valeur avec l’agro-industrie et la grande distribution, n’ont pas eu d’effet miraculeux. « On nous dit de faire des associations de producteurs, de calculer nos coûts de production, de contractualiser. Mais ça n’a pas empêché Lactalis de rompre unilatéralement des contrats », tempête Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne.

Fin septembre, le premier groupe laitier au monde a annoncé vouloir réduire de 10 % de lait sa collecte en France d’ici 2030, au risque de laisser près de 900 producteurs sur le carreau. Quant au groupe fromager Savencia, il a obstinément refusé le prix du lait demandé par l’organisation des producteurs Sunlait, qu’il juge trop élevé. 800 éleveurs sont concernés. Quant à la promesse d’Emmanuel Macron de travailler sur des « prix planchers », elle est restée lettre morte.

Mercosur, la menace

Le projet de traité de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur est vécu comme une provocation de plus par les agriculteurs. La mobilisation de la FNSEA et des JA commence d’ailleurs le jour de l’ouverture du G20 à Rio de Janeiro au Brésil, où cet accord doit être évoqué. Les agriculteurs attendent de la France qu’elle pèse de tout son poids pour que le projet soit abandonné, tout en restant méfiants à l’égard du gouvernement et de la Commission européenne.

« C’est un sujet douloureux, témoigne Laurence Marandola. L’hiver dernier, [Emmanuel] Macron avait dit qu’il demandait la suspension de cet accord. Confrontée à des manifestations d’agriculteurs partout en Europe, [la présidente de la Commission européenne] Ursula von der Leyen avait dit la même chose. Mais en réalité, les négociations n’ont jamais cessé. »

Des élections en ligne de mire

Débordés par leurs bases l’hiver dernier, les syndicats agricoles ont cette fois-ci pris les devants pour garder la main sur les mobilisations. L’occasion de montrer leurs muscles à l’approche des élections pour les chambres d’agriculture, le 31 janvier prochain. « C’est à qui va faire la surenchère de la proposition la plus démagogique pour être réélu », déplore Benoît Biteau.

La compétition est d’autant plus acharnée que ces élections n’ont lieu que tous les six ans, que la participation est en baisse continue et que la FNSEA et les JA pourraient perdre leur hégémonie face à la montée de la Coordination rurale. « En 2019, la FNSEA et les JA se sont présenté ensemble pour obtenir 55 % des voix. Cela leur a garanti la première place quasiment partout, puisque la moitié des sièges des chambres sont accordés d’office au syndicat arrivé en tête — l’autre moitié étant soumise à la proportionnelle. Mais là, tout tremble car tout le monde sait qu’ils n’obtiendront pas les 50 % », prédit Laurence Marandola.

Les pouvoirs publics dans une « impasse »

Reste à savoir quelle sera la réponse du gouvernement à cette nouvelle mobilisation. De leur enquête, Pierre-Henri Bono et François Purseigle tirent trois profils d’agriculteurs mécontents : une majorité de « libéraux proeuropéens et conservateurs floués » proches de la droite républicaine, les « conservateurs identitaires et agrariens » proches de l’extrême droite, et les « écologistes socio-altermondialistes », les moins représentés.

« On comprend mieux ici l’impasse dans laquelle se retrouvent les pouvoirs publics lorsqu’ils pensent pouvoir accompagner, au travers d’une même politique, une profession éclatée qui souffre de l’absence d’ambition collective réellement partagée », commentent-ils. Laurence Marandola craint que la réponse soit de nouveau celle du « soutien à un système agro-industriel à bout de souffle », avec des mesures « qui facilitent la vie à une minorité d’agriculteurs mais ne sont de nature ni à améliorer les situations sur les fermes, ni à les aider à s’adapter aux aléas climatiques ».

°°°

Source: https://reporterre.net/Pourquoi-les-agriculteurs-se-remobilisent

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/pourquoi-les-agriculteurs-se-remobilisent-reporterre-19-11-24/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *