
Par Fyodor LUKYANOV
(rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, président du Présidium du Conseil sur la politique étrangère et de défense et directeur de recherche du Valdai International Discussion Club.-le 18/03/25 sur RT.com ).
Le président américain considère l’Ukraine comme un actif défaillant et non comme un allié.
Il y a seulement deux mois, l’idée de négociations sérieuses entre la Russie et les États-Unis sur l’Ukraine – sans parler d’une normalisation plus large des relations – semblait utopique. Pourtant, aujourd’hui, ce qui paraissait autrefois impossible se réalise. Cela prouve qu’avec du réalisme et une réelle volonté de résultats, on peut accomplir beaucoup. Cependant, il faut éviter deux extrêmes : l’illusion que tout se réglera rapidement et sans douleur, et la croyance cynique qu’un accord est fondamentalement impossible à atteindre.
C’est la Maison Blanche qui mène cet effort politique et diplomatique. La Russie, comme elle l’a répété à maintes reprises, répond à la bonne volonté par une volonté de dialogue constructif. Pendant ce temps, l’Europe occidentale joue le rôle de l’éternel perturbateur – grogne et obstruction – mais manque de poids militaire et politique pour stopper ou inverser le processus. Quant à l’Ukraine, elle résiste, sachant que sa survie dépend du soutien américain. Malgré ses réticences, Kiev se fait dire en coulisses par ses soutiens européens qu’il est inévitable de suivre l’exemple de Washington.
Trump est le négociateur, pas l’idéologue
La clé pour comprendre l’approche de Washington réside dans la conversation désormais tristement célèbre de Donald Trump avec Vladimir Zelensky. Interrogé sur le fait que l’Amérique était « du côté de l’Ukraine », Trump a répondu qu’elle n’était du côté de personne ; elle souhaitait simplement mettre fin à la guerre et instaurer la paix. C’était une déclaration révolutionnaire. Jusqu’à présent, aucun homme politique occidental n’aurait pu répondre à une telle question sans affirmer spontanément son soutien total à la lutte de l’Ukraine contre la Russie. Mais en positionnant les États-Unis comme médiateurs plutôt que comme soutiens partisans, Trump a radicalement changé le ton de l’engagement américain.
La vision de Trump sur la médiation est claire : faire pression sur les deux parties pour qu’elles acceptent un cessez-le-feu, puis les laisser négocier leur future coexistence – peut-être sans intervention américaine supplémentaire. En réalité, la dernière partie du processus n’intéresse pas Trump, voire pas du tout. Son camp considère la guerre comme une ponction inutile sur les ressources américaines, un fardeau dont l’Amérique n’a pas besoin. Leur priorité est de se dégager des États-Unis, et non de remporter des victoires idéologiques ou des engagements à long terme.
Cela explique pourquoi Trump exerce une pression bien plus forte sur l’Ukraine que sur la Russie. À ses yeux, l’Ukraine est un pays en difficulté, mal géré, qui saigne les finances américaines et nécessite une restructuration. Du point de vue d’un homme d’affaires, l’ « actionnaire majoritaire » (Washington) exige de la « direction » (Zelensky et son administration) qu’elle limite les dégâts et réduise les coûts. Les dirigeants ukrainiens sont contraints de faire des concessions lorsque cela est possible, mais leur marge de manœuvre est limitée.
La Russie en tant que grande puissance et non en tant qu’État dépendant
La pression exercée sur la Russie est d’une autre nature. Contrairement à l’Ukraine, la Russie ne dépend pas des États-Unis et demeure une grande puissance ayant ses propres intérêts. La Stratégie de sécurité nationale de Trump de 2017 a défini la rivalité entre grandes puissances comme la caractéristique fondamentale de la géopolitique moderne, et cela reste vrai. De plus, Trump craint depuis longtemps une guerre nucléaire – un sujet qu’il a évoqué publiquement pendant des décennies, avant même son entrée en politique. Il reproche à Joe Biden d’avoir amené le monde au bord de l’escalade nucléaire sans objectif clair. Cette inquiétude agit comme un frein dans l’approche de Trump envers la Russie. S’il peut exercer des pressions, il évitera toute mesure susceptible de provoquer une nouvelle escalade.
Parallèlement, la remarque de Trump selon laquelle il n’est « du côté de personne » s’applique également à la Russie. Il ne s’intéresse pas aux complexités historiques et culturelles du conflit ukrainien. Cependant, il faut rendre à César ce qui appartient à César : Trump a montré sa volonté d’abandonner les dogmes rigides qui ont façonné la politique occidentale envers la Russie pendant des années. Il a pris des mesures décisives pour comprendre la position de Moscou, ce que les précédents dirigeants américains avaient refusé de faire.
Le style de négociation de Trump repose sur la pression et la politique de la corde raide, mais il estime qu’un accord nécessite des concessions de la part des deux parties. C’est une approche d’homme d’affaires : forcer l’autre partie à la table des négociations, maintenir une ligne dure, mais finalement parvenir à un accord qui serve les intérêts mutuels.
La fin de l’hégémonie idéologique
Ce qui distingue Trump de ses prédécesseurs, c’est qu’il ne recherche pas l’hégémonie mondiale par idéologie. Contrairement aux interventionnistes libéraux qui l’ont précédé, Trump s’intéresse peu aux idées abstraites. Il considère la domination américaine dans le monde non pas comme une question de diffusion de la démocratie ou des droits de l’homme, mais comme la capacité à obtenir des gains concrets, notamment économiques. Son approche, héritée du monde des affaires, est pragmatique : les contraintes réglementaires sont des obstacles à contourner plutôt que des principes directeurs. Cette flexibilité, notamment en droit international et en politique étrangère, offre une marge de manœuvre et ouvre des voies qui semblaient auparavant bloquées. Dans le contexte ukrainien, c’est un atout ; le dogmatisme n’a conduit qu’à l’impasse.
Cependant, Trump considère les négociations comme un processus de compromis mutuel. S’il estime que l’Ukraine doit faire des concessions, il estime également que la Russie doit en faire autant. De son point de vue, tout accord doit être réciproque ; sinon, il est injuste. Cela présente à la fois des défis et des opportunités pour Moscou.
Le retour de la vraie diplomatie
Par-dessus tout, le développement le plus important est le retour de la véritable diplomatie. À huis clos, d’intenses négociations se déroulent – des discussions complexes, aux enjeux élevés, sans issue prédéterminée. Pendant des années, la diplomatie occidentale s’était transformée en un discours unilatéral : les États-Unis et leurs alliés dictaient leurs conditions, et la seule question était de savoir avec quelle rapidité l’autre partie s’y conformerait. Aujourd’hui, cette époque est révolue. L’art de la véritable diplomatie – équilibre des forces, reconnaissance des intérêts mutuels et engagement dans des discussions directes et substantielles – fait son retour.
Pour la première fois depuis des décennies, Washington et Moscou dialoguent d’égal à égal, naviguant dans les complexités de la politique de puissance sans le poids idéologique du passé. Et c’est, plus que tout, ce qui rend ce moment si important. Pour la première fois depuis des années, il existe une réelle chance de trouver une solution – car enfin, de véritables négociations ont lieu.
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Source: https://arretsurinfo.ch/poutine-et-trump-ouvrent-lere-dune-nouvelle-diplomatie/
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