
Les géants de l’agroalimentaire vendent des aliments ultratransformés, tout en investissant dans des entreprises pharmaceutiques ou spécialisées dans la perte de poids. Un marché très lucratif.
Par Iliès HAGOUG.
Nestlé matin, midi et soir. Le large catalogue de chocolats du géant suisse, de la barre Lion au Kit-Kat en passant par le simple chocolat pâtissier, représentait 6,2 milliards d’euros de ventes en 2023. La Laitière, qui en 2022 a vendu 88 000 tonnes de produits en France, a été élue marque préférée des Français. Et Herta est la plus choisie en France hors marques des distributeurs.
Toutes ces marques ont un point commun, en plus d’être siglées Nestlé : une grande partie de leurs produits contiennent une catégorie d’additifs très prisée par l’agroalimentaire, les émulsifiants. Ces derniers sont de plus en plus fortement soupçonnés de jouer un rôle important dans le développement de maladies de l’intestin. Coïncidence ou choix réfléchi ? Les recherches du collectif de journalistes Investigative Desk, publiées par Follow The Money et Reporterre, montrent que Nestlé investit justement dans la recherche pour développer un médicament… contre ces maladies. Concrètement, Nestlé nous surexpose aux aliments ultratransformés, et finance notre programme minceur.
Ce n’est pas l’apanage de Nestlé. L’Investigative Desk a effectué une recherche approfondie sur les investissements et acquisitions des principaux producteurs de denrées alimentaires, notamment les trois plus grandes entreprises européennes du secteur : Nestlé, Danone et Unilever.
L’enquête révèle qu’ils ont investi depuis vingt ans — directement ou via des filiales ou des fonds d’investissement — dans près de 90 entreprises dans les domaines pharmaceutiques, des suppléments alimentaires ou de la perte de poids. Ces géants de l’agroalimentaire investissent donc dans des médicaments, des solutions ou des aliments santé… censés aider à lutter contre des effets — obésité, diabète, risque de cancers ou maladie de l’intestin — associés par de plus en plus d’études aux aliments ultratransformés qu’ils commercialisent.
Nestlé représente à lui seul plus de la moitié de ces investissements
Parmi les cas relevés par l’Investigative Desk, on trouve celui du Britannique Unilever, qui commercialise les glaces Magnum ou Ben & Jerry’s tout en étant l’un des principaux investisseurs de HealthifyMe, une application de fitness et de comptage de calories utilisée par 35 millions de personnes.
De son côté, Danone a investi dans les probiotiques (avec Ummino) ou les chewing-gums aidant à la digestion (comme Wonderbelly), tout en cessant d’afficher le Nutri-score sur les yaourts à boire Actimel ou Activia, leur note ayant dégringolé avec la nouvelle version de l’indice.
Mais le leader de cette stratégie est la plus grande entreprise d’agroalimentaire au monde. Le Suisse Nestlé représente à lui seul plus de la moitié de ces investissements, soit cinquante d’entre eux. Le groupe, qui reconnaissait dans un document interne révélé par le Financial Times en 2021 que plus de 60 % de ses produits n’étaient pas bons pour la santé, a investi dans plusieurs entreprises pharmaceutiques.
Des maladies, un marché lucratif
Reporterre s’est penché sur l’un de ces investissements en France, illustrant bien cette stratégie. La jeune « biotech » française Enterome, créée en 2012, développe et commercialise des médicaments destinés à lutter contre le cancer ou les maladies du microbiote intestinal. L’entreprise pharmaceutique, au capital social d’environ 8,6 millions d’euros, a bénéficié en 2022 d’un investissement de la part de Nestlé — qui siège à son conseil d’administration — de 40 millions d’euros. Le but ? Développer et commercialiser des médicaments pour soigner les symptômes de la maladie de Crohn et de la rectocolite hémorragique, les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (Mici).
Ces maladies, « c’est comme une gastro qui ne s’arrêterait jamais. Ce sont des crampes abdominales, des diarrhées, des saignements, des douleurs », explique Benoît Chassaing, chercheur en microbiologie à l’Inserm. « Il y a une corrélation entre la consommation de produits transformés et l’apparition des Mici », dit celui qui dirige à l’Institut Pasteur une équipe étudiant les effets de l’alimentation sur le microbiote intestinal. Il s’intéresse en particulier aux émulsifiants : « On s’est rendu compte dans plusieurs modèles, chez la souris puis chez l’homme, que ces additifs étaient capables de tuer certaines bactéries du microbiote et de favoriser la croissance des mauvaises bactéries. Cela conduit à la promotion d’inflammations chroniques intestinales. »
Des recherches publiées en 2021 qui font suite à celles d’une autre équipe de l’université de Liverpool qui, en 2013, montrait que la consommation d’émulsifiants était corrélée à l’augmentation de l’incidence de la maladie de Crohn.

Environ 10 millions de personnes souffrent de ces maladies dans le monde, et 303 800 personnes ont été prises en charge en France pour une Mici en 2024, un chiffre en croissance de 3 % par an depuis 2015. Nestlé a-t-il vu là un potentiel marché lucratif ?
D’après un rapport du cabinet d’étude Kings Research, dans lequel Enterome est présenté comme un acteur stratégique du secteur, le marché de l’industrie thérapeutique du microbiome représentait l’année dernière 233 millions de dollars (environ 222 millions d’euros), mais est projeté pour 2031 à une forte expansion, jusqu’à 1,5 milliard de dollars (près de 1,4 milliard d’euros). Avec pour plus gros segment, le traitement des Mici.
Des intérêts mis sous le tapis
En 2017, Enterome et Nestlé ont également fondé une coentreprise nommée Microbiome Diagnostics Partner, financée à hauteur de 20 millions d’euros par le géant suisse via sa filiale spécialisée Nestlé Health Science (NHS). L’objectif, commercialiser des solutions pour diagnostiquer et évaluer l’évolution des Mici… mais aussi donner l’opportunité à Enterome de se concentrer sur sa recherche de médicaments.
La société Enterome n’a pas répondu aux multiples sollicitations de l’Investigative Desk concernant la nature et les objectifs exacts de cette collaboration.
De son côté, le discours de Nestlé Health Science n’évoque que les progrès en matière de santé, jamais les possibles intérêts économiques. En 2022, à l’annonce de l’investissement dans Enterome, le directeur scientifique et médical de NHS, Hans-Juergen Woerle, se félicitait chez BFM Business : « À travers cette collaboration, nous visons à développer de nouveaux traitements représentant un important besoin thérapeutique, non satisfait à ce jour. »
Sollicitée par Reporterre, la filiale de Nestlé a répondu par écrit et maintenu dans un langage plus alambiqué la même ligne : « Sur le spectre de la santé se trouvent des personnes qui souhaitent ou ont besoin de solutions nutritionnelles pour gérer diverses situations de santé. Nous faisons parfois appel à des partenaires de recherche externes pour concevoir et développer des produits qui font une réelle différence pour la santé des gens. » Et botte en touche quant aux liens entre émulsifiants et Mici, soulignant que les recherches actuelles d’Enterome sont concentrées sur l’oncologie, qui selon NHS « n’est pas un domaine dans lequel Nestlé est impliqué ».
Le docteur Benoît Chassaing, lui, poursuit ses études. Avec une solution simple pour établir de façon solide la relation de cause-conséquence entre certains émulsifiants et les Mici : « Nous avons pris 154 patients atteints de Mici qui consomment régulièrement ces additifs. Pour la moitié d’entre eux, on a arrêté complètement leur exposition à des émulsifiants, en pensant que leur maladie allait diminuer, voire disparaître. » Si cela fonctionne, il s’agirait d’un remède sans doute moins coûteux que ceux promis par le partenariat entre Enterome et Nestlé.
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Source: https://reporterre.net/Quand-les-geants-de-la-malbouffe-financent-nos-medicaments
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/quand-les-geants-de-la-malbouffe-financent-nos-medicaments-reporterre-29-01-25/