
A partir d’un point de vue marxiste, le sociologue Gabriel Winant explique comment l’analyse des classes sociales doit évoluer, notamment pour comprendre les enjeux liés à l’économie de services et du soin. Il croise ainsi les questionnements du féminisme matérialiste et appelle à une constante revision des approches des classes.
Gabriel Winant est un historien des structures sociales de l’inégalité dans le capitalisme étatsunien moderne. Professeur associé d’histoire à l’Université de Chicago, il est l’auteur de The Next Shift : The Fall of Manufacturing and the Rise of Health Care in Rust Belt America (La chute de l’industrie manufacturière et la montée des soins de santé dans l’Amérique de la ceinture de rouille). Il a travaillé ensuite sur la relation entre plusieurs phénomènes historiques clés du développement capitaliste au tournant du vingtième siècle, pour un projet intitulé « Our Weary Years : How the Working Class Survived Industrial America ». Il écrit également fréquemment pour des publications telles que The Nation, Dissent, et n+1.
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Amelia Horgan – Comment devrions-nous comprendre la notion de classe ?
Gabriel Winant – Je suis très heureux de parler de ce sujet parce que je pense que, malgré notre recours au concept de classe dans la gauche socialiste, nous n’entendons pas toujours la même chose par ce terme. Je pense que la meilleure façon de comprendre la notion de classe est de la considérer comme un processus.
Harry Braverman (1920- 1976) explique que bien que nous ayons tendance à recourir à un raccourci pour décrire la classe travailleuse, en réalité, lorsque l’on examine cela de près, on se rend compte qu’il s’agit de quelque chose de plus fluide que solide – la transformation constante à la fois des forces et des rapports de production. Les pressions exercées par la reproduction sociale sur la classe travailleuse remodèlent et recomposent sans cesse les réalités sociales concrètes et particulières des travailleurs.ses et de leur vie, d’une manière qui exige une attention empirique, mais aussi, je pense, un certain degré de flexibilité conceptuelle.
Cela signifie que, bien qu’il existe un noyau conceptuel dur et non négociable de ce que signifie appartenir au prolétariat, il y a une large zone de contingence autour de cela. Prenons l’exemple du chômage : il s’agit d’une intervention classique au cours des deux dernières décennies pour expliquer le chômage et le sous-emploi comme une partie importante de l’expérience prolétarienne mondiale, en mettant en lumière les formes d’attachement précaire au marché du travail.
J’ai écrit sur une revendication similaire mais située à l’opposé sociologique de la classe travailleuse, qui consiste à penser aux professionnels de la classe moyenne et à la manière dont nous comprenons leur lien avec la classe [prolétaire]. Une fois que l’on autorise ce type de flexibilité empirique et, dans une certaine mesure, conceptuelle autour du noyau marxiste plus dur de l’analyse des classes, on obtient également de nouveaux outils pour réfléchir à la relation entre le genre et la classe et entre la race et la classe.
Les débats autour de la théorie de la reproduction sociale et du travail domestique constituent une autre version de ce type d’innovation. Cela ne remet pas forcément en question le cœur de ce que nous faisons lorsque nous analysons la classe. Mais cela exige de nouvelles formes d’enquête empirique, des ajustements conceptuels et, surtout dans ce cas, cela exige des marxistes qu’ils s’inspirent des idées du féminisme, ce qui est le plus important dans ce cas.
La raison pour laquelle ces sujets deviennent souvent controversés est qu’ils soulèvent de nouvelles questions sur l’action politique et les lieux possibles de solidarité, ce qui, je pense, est ce qui est génératif dans cette approche de la description. Elle nous donne un moyen, en tant que marxistes et en tant que personnes intéressées par le pouvoir de la classe travailleuse, de répondre aux luttes sociales émergentes qui ne semblent pas, à première vue, découler de relations de classe classiques ; elle nous donne un moyen de les comprendre, d’y répondre, de nous connecter et de nous affilier à elles potentiellement, sans nous obliger à abandonner nos propres engagements ou à les considérer comme des erreurs ou de la fausse conscience.
Amelia Horgan – Je pense que l’ouverture conceptuelle est vraiment importante, plutôt que l’hypothèse commune selon laquelle si nous avions les bons concepts dans le bon ordre, tout se mettrait en place.
Gabriel Winant – Il me semble qu’il est en fait assez difficile de voir comment cela pourrait être le cas à partir d’une lecture et d’une fidélité au marxisme ; comment pourrait-on imaginer une sorte de concept stable et ordonné de la classe ? Il semble que toute la dynamique de la transformation des forces et des rapports de production et la genèse de l’armée de réserve industrielle, une fois que l’on commence à l’étoffer sociologiquement et empiriquement d’une manière que Marx ne fait qu’en partie, nécessite ce type d’ouverture.
Amelia Horgan – Et comment la race et le sexe sont-ils liés à la classe ?
Gabriel Winant – Il y a différentes façons de réfléchir à cela. Ce sont des débats qui m’intéressent et auxquels je participe, en particulier en ce qui concerne le genre. Mais je pense qu’ici aussi, il est important que l’analyse de ces questions s’inspire des luttes et soit transformée par les luttes au fur et à mesure qu’elles se développent. Je m’exprime donc à partir d’un moment historique particulier de l’évolution du capitalisme et des luttes sociales. Si vous me posez à nouveau cette question dans dix ans, il est probable que ma réponse soit différente. Du moins, c’est ce que j’imagine.
Mais en 2023, il me semble que la manière d’intégrer la centralité de la race et du genre dans la constitution et la formation de la classe consiste à les considérer comme des phénomènes matériels. C’est le premier pas essentiel : bien qu’ils aient des expressions idéologiques importantes, qui sont souvent le niveau auquel nous les comprenons et les contestons, ils ne sont pas simplement épiphénoménaux.
Le genre et la race sont des phénomènes de la base matérielle. Si vous voulez utiliser la métaphore de la base et de la superstructure, cela signifie qu’ils sont des formes d’organisation des forces productives, ou d’une force productive en particulier — la force de travail — qu’ils rendent disponibles sous des formes spécifiques, pour lesquelles ils fixent les coûts de reproduction à des niveaux particuliers. Tout cela reste contingent, contesté, évolutif.
Ils constituent des lieux d’accumulation ou de non-accumulation, d’emploi ou de non-emploi, en fonction des relations entre ces faits matériels concernant le coût et la disponibilité de la force de travail, d’une part, et d’autres dimensions de l’accumulation du capital, d’autre part.
Permettez-moi de dire un mot plus spécifiquement sur le genre. Il me semble, et ici je suis profondément redevable au travail de mon amie et camarade Alyssa Battistoni, que ce que le travail domestique (qui a été au cœur de nombreux débats et analyses, notamment dans les années 1970 et 1980) partage avec d’autres types de travail genré rémunéré dans l’économie de services sur laquelle j’écris, par exemple, est un processus de travail interpersonnel, relativement incarné, qui n’est pas particulièrement médiatisé par le capital fixe.
Cela est lié, comme le montre très bien Alyssa, à la manière dont le corps lui-même, la personne humaine, le travail vivant, résiste à la subsomption totale dans le capital. Ses rythmes, bien qu’ils puissent être modifiés à la marge de manière importante par leur contexte social et historique, ne sont pas ou ne peuvent jamais être entièrement réduits à la relation de valeur, à la temporalité et aux rythmes du capital.
C’est pour cette raison, avec quelques étapes théoriques supplémentaires que vous devrez franchir, que le travail de service en général, y compris le travail domestique (nous pouvons considérer le travail domestique comme un sous-ensemble non rémunéré du travail de service), résiste aux augmentations de productivité et est donc généralement relégué aux marges du mode de production capitaliste : soit entièrement non marchandisé comme à la maison, soit seulement partiellement incorporé dans l’économie monétaire au moyen de subventions de l’État.
C’est le cas de nombreuses formes de prestation de services ou de travail à très faible marge, souvent auto-entrepreneur, comme celui d’une personne qui travaille comme femme de ménage. Les services alimentaires sont similaires à certains égards. Dans ces cas, il y a une matérialité, une question de processus de travail concrets et de leur relation avec les opportunités d’accumulation. Des versions de cette analyse en général sous-tendent la différenciation du prolétariat par classe, par sexe, par race, et d’autres catégories encore.
Nous pourrions répéter une version de cette analyse pour la race d’une certaine manière. La question devient alors celle de ce que Stuart Hall (1932-2014) appelle « l’articulation ». En empruntant à Althusser (1918-1990) et, dans une certaine mesure, à la théorie des systèmes mondiaux, les différentes positions des sites d’accumulation dans un système capitaliste mondial sont liées les unes aux autres, et cette différenciation est elle-même constitutive du capitalisme mondial.
Amelia Horgan – Je me demandais si vous pouviez nous parler du débat actuel sur la composition des classes aux États-Unis. Vous pouvez définir le débat en fonction de ce que les gens en disent en ligne, sur Twitter, ou de ce que les gens en disent ailleurs, selon ce qui vous semble le plus utile ou le plus pertinent.
Gabriel Winant – Permettez-moi d’essayer de reconstruire les versions les plus génératives de l’autre côté du débat – je pense qu’il y a des choses utiles là-dedans. Je pense que la façon dont il est médiatisé par Twitter et les formes d’écriture associées à Twitter n’est pas la plus utile. Mais je pense qu’il y a là une critique qui m’intéresse et qui me semble valable.
Il me semble que la question est double. D’une part, il s’agit de savoir quel sens nous pouvons donner à la trajectoire de l’emploi, à la composition de la classe travailleuse. Il s’agit d’une question globale qu’il faudrait vous poser à propos de sociétés particulières. Ce débat particulier portait sur le Nord global, les économies de services industrialisées. Je limiterai ma réponse à cette région pour l’instant. Comment devrions-nous comprendre la composition de la classe travailleuse dans le Nord ? Quelle est sa trajectoire ? Quelles sont les possibilités politiques qu’elle permet ou qu’elle empêche ?
Il y avait également une deuxième question concernant la division du travail sous le socialisme, qui, je pense, est également posée dans le même débat. À quoi cela pourrait-il ressembler ? À quoi voudrions-nous que cela ressemble ? Cette question n’est pas inintéressante de mon point de vue, mais elle me semble être un peu un exercice futile. Cela ne veut pas dire que je ne pense pas que nous devrions en discuter. Mais de mon point de vue, je veux dire que l’idée maîtresse de mon propre travail est d’essayer de construire, de creuser et de reconstruire les possibilités de solidarité et de pouvoir de la classe travailleuse telles qu’elles émergent du marché du travail capitaliste à un moment donné.
Bien sûr, il y a plus d’un marxisme, je ne vais pas prétendre que c’est le bon marxisme. Mais c’est l’esprit dans lequel j’ai toujours considéré le marxisme. La raison pour laquelle il s’agit d’une méthode dialectique – elle nous permet d’examiner les relations d’exploitation qui se développent, la division du travail qui se développe et d’identifier dans ces rapports d’exploitation, dans cette division du travail, des formes d’interdépendance qui, bien que médiatisées par le capital, pourraient néanmoins générer la possibilité d’une solidarité, d’un pouvoir et d’une transformation sociale de la part de la classe travailleuse.
Mon propre travail tente de réinventer une partie de cette analyse – l’analyse très familière des économies industrielles que nous avons eue il y a un siècle – pour les économies de services désindustrialisées. Et de montrer qu’à tout moment du développement du capitalisme, il n’y a pas nécessairement de possibilité immédiate de transformation sociale, mais que les bases matérielles se développent toujours d’une manière qui peut donner lieu à des luttes.
Ces luttes peuvent être génératrices et vous mener quelque part. Et cela est aussi caractéristique d’une économie de services post-industrielle que d’une économie industrielle, bien que différemment. Il ne s’agit pas simplement d’une sorte d’identité répétitive entre les deux. C’est pourquoi il y a du travail à faire pour comprendre comment une économie de services postindustrielle contient des possibilités finalement équivalentes. Car il s’agit de possibilités équivalentes et non identiques à celles que nous aurions reconnues en 1900.
L’autre côté de cet argument consiste à dire que :
1/Les travailleurs industriels disposaient de formes distinctes de pouvoir économique que les travailleurs des services n’ont pas, ce qui me semble correct, du moins à ce jour.
2/Il existe des besoins spécifiques pour la production industrielle que nous continuons à avoir, ce qui me semble logique. Si l’on pense aux questions de transition écologique et de rénovation de nos infrastructures et de notre environnement bâti, cette idée n’est pas déraisonnable.
3/La production industrielle, ou le travail manuel, en col bleu, a des dimensions distinctement humanistes et gratifiantes, ce que je rejette. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas avoir ces qualités, ni qu’il ne les a pas souvent en fait, mais qu’il ne les incarne pas intrinsèquement d’une manière différente des autres formes de travail. Il me semble que nous ne devrions pas laisser ces trois dimensions de l’argument en faveur du travail industriel se fondre l’une dans l’autre.
Des questions importantes sont posées sur les programmes de type Green New Deal, que je soutiens avec enthousiasme, et sur les types de travail qu’ils impliquent, ce qui implique de poser des questions importantes sur le pouvoir de la classe ouvrière, des questions stratégiques, et je suis tout à fait favorable à ces discussions. Mais je ne pense pas qu’une relation fétichiste à ces processus de travail particuliers doive résulter des nécessités matérielles des produits industriels ou des possibilités stratégiques de l’emploi industriel. C’est quelque chose que je me suis efforcé de montrer dans mon propre livre sur l’industrie sidérurgique : bien qu’il s’agisse de très bons emplois à bien des égards, ils rendent aussi les gens assez malheureux.
De manière moins généreuse, je suppose, je dirais que l’amalgame de ces trois points que je viens d’exposer – l’effondrement des questions stratégiques et matérielles en une question humaniste – est le signe d’une sorte de nostalgie. Et la nostalgie en général me semble en totale contradiction avec le marxisme. Elle m’incite à recourir à des explications sur les raisons pour lesquelles les gens sont si résistants aux formes d’ajustement conceptuel et empirique dont j’ai parlé plus tôt. Il me semble qu’il y a là une étrange résistance.
Amelia Horgan – Votre travail montre l’interdépendance de la reproduction sociale et de la production, qu’il ne s’agit pas de sphères d’activité distinctes. Que faut-il tirer conceptuellement et pratiquement de la connaissance de cet enchevêtrement ? Que peut-on en faire ?
Gabriel Winant – Très bonne question. Et c’est une question difficile. Il me semble qu’il s’agit d’une question à deux facettes. D’une part, comme le diraient les théoriciens de la reproduction sociale, la question de la relation entre les sites de reproduction sociale, la famille classiquement, mais aussi les écoles, les hôpitaux, les institutions de garde d’enfants, les maisons de retraite, etc. Ces luttes peuvent prendre la forme, et prennent souvent la forme, de luttes syndicales.
Si vous pensez aux enseignants qui font grève pour obtenir des classes plus petites et plus de services pour les étudiants, par exemple. Je vis à Chicago, où il s’agit d’une dynamique majeure. Le candidat de gauche est un ancien enseignant qui a participé à une grève de la faim pour maintenir ouverte une école que l’administration néolibérale de Rahm Emanuel avait tenté de fermer, et qui s’est ensuite lancé dans la politique par l’intermédiaire du syndicat des enseignants, s’est fait élire au bureau du comté et se présente maintenant comme maire. Le candidat de droite est le candidat du syndicat de la police. D’une certaine manière, il s’agit d’une confrontation directe entre l’économie de soins et l’État carcéral, ou cela semble évoluer dans cette direction.
Je pense que la théorie de la reproduction sociale a quelque chose de très précieux et d’important à dire sur la façon dont l’interface entre la reproduction sociale et le capital génère des conflits.
Cela dit, je pense que nous courons un risque avec cette approche. J’ai beaucoup appris de cette approche. Je lui suis très redevable et je me considère d’une certaine manière comme faisant partie de cette tradition. Mais je pense que nous courons le risque de traiter les sites de reproduction sociale comme une sphère assiégée mais séparée et protégée, organisée par sa propre logique éthique – l’éthique des soins, la politique de l’État démocratique, quelle qu’elle soit – qui n’est pas traversée par la logique du capital d’une manière ou d’une autre.
Et c’est en quelque sorte ce à quoi je voulais en venir avec la discussion précédente sur ce que le travail de service et le travail domestique ont en commun et leur relation avec la faible productivité, avec les limites de la productivité, et ainsi de suite. Il me semble en effet que les institutions de reproduction sociale ne préexistent pas analytiquement aux relations sociales capitalistes qui les entourent. Elles sont produites dans, autour et à travers le type de développement du capitalisme, d’une manière qui les imprègne bien plus puissamment que ce que ce type d’analyse succincte pourrait suggérer.
Ce qui ne veut pas dire que la lutte des enseignants pour une classe plus petite n’est pas une lutte génératrice et importante, mais plutôt que je pense qu’il est important, simultanément, d’imaginer la contestation de la division du travail productif et reproductif à plus grande échelle.
Ce n’est pas une chose facile à transformer en programme politique, surtout au niveau d’une élection municipale ou autre. Mais la question n’est pas seulement « Quelle est la qualité de ce travail ? » ou « Quelle est la qualité des services ? ». Ces deux questions sont très importantes, mais la question est aussi de savoir quel rôle ces services jouent dans nos vies et qui est chargé d’effectuer ce travail. Ces questions, je pense, commencent à vous emmener au-delà de cette sphère éthique protégée et dans un ensemble plus large de questions sur la division du travail d’une manière différente.
Je dis cela de manière abstraite, mais pour être plus concret, prenons l’exemple de Medicaid. Medicaid est un programme d’assurance maladie fédéral et étatique sous condition de ressources destiné aux pauvres. Si vous êtes en dessous d’un certain niveau de revenu – qui varie quelque peu d’un État à l’autre – vous pouvez prétendre à Medicaid et obtenir ainsi une assurance maladie. Medicaid est le seul programme public de soins de longue durée à durée indéterminée. Si vous avez besoin de soins de longue durée, que ce soit à votre domicile ou dans une maison de repos, vous les payez de votre poche ou par le biais d’une assurance privée que vous avez peut-être achetée, qui est en fait une escroquerie, ou vous êtes suffisamment pauvre pour avoir droit à Medicaid.
Dans le secteur des maisons de retraite, c’est ce dernier qui détermine le type de maison et le type de soins auxquels vous aurez accès, qui sont souvent très mauvais, raison pour laquelle, et c’est bien compréhensible, les gens préfèrent généralement les soins à domicile. Medicaid paiera pour qu’une personne handicapée soit prise en charge à domicile par un membre de sa famille et paiera essentiellement ce membre de la famille.
D’une part, elle dépend des relations préexistantes de la famille d’une manière qui va évidemment se prêter à une exploitation sexuée ; d’autre part, l’idée que l’État puisse jouer un rôle dans l’organisation des processus de reproduction sociale d’une manière qui implique plus profondément les individus dans les besoins des uns et des autres n’est pas, à première vue, une idée négative, même si la manière dont elle est jouée consiste souvent à dire simplement que les filles doivent faire ceci.
Si je dis tout cela, c’est pour dire que j’espère que ces luttes au point de reproduction sur le type de conditions de travail et la qualité des services – en raison des limites économiques des types de réformes qui seront possibles dans l’horizon proche des formations sociales capitalistes en ce qui concerne la manière dont nous assurons la scolarité et les soins – peuvent déboucher sur une contestation plus large de la division du travail, l’idée que nous devrions être plus impliqués dans la prise en charge des uns et des autres dans les rythmes de la vie quotidienne et que l’État peut faire quelque chose pour rendre cela possible et le soutenir, par le biais de la réduction des heures de travail, ainsi que de la subvention de divers types de prise en charge.
Il existe toutes sortes de niveaux intermédiaires de soins et de reproduction que l’on pourrait imaginer entre, d’une part, la maison de retraite bureaucratique et, d’autre part, le foyer. Je pense que cela pourrait constituer un lieu fertile à la fois pour l’investissement de l’État et pour les luttes sociales — dès que l’on envisage sérieusement cette idée, on est rapidement conduit à des questions profondément liées à la politique du genre. En effet, une réorganisation significative de la division du travail nécessiterait une revalorisation des rôles des hommes et des femmes, ainsi qu’une redéfinition de ce que sont les hommes et les femmes.
Il s’agit d’une spéculation, mais il me semble que la décomposition en cours du genre normatif que nous pouvons tous observer autour de nous est, d’une certaine manière, une sorte de développement automatique, ou plutôt une sorte de développement mécanique, de la manière dont le mode de production capitaliste n’est plus en mesure de se reproduire aussi efficacement par le biais d’une division du travail strictement sexuée.
Une plus grande variété de genres devient en quelque sorte possible et nécessaire, mais c’est extrêmement délicat et contesté sur le plan politique. Cet argument vise à relier la question de la manière dont les êtres humains sont genrés et se genrent eux-mêmes à celle de la division du travail. Il me semble que la version plus étroite de l’argument de la théorie de la reproduction sociale ne permet pas vraiment d’explorer ces vastes dimensions des rôles que nous avons dans la société, en termes de nos responsabilités intimes les uns envers les autres. Et il m’est difficile de voir comment nous pourrions développer une société socialiste ou même plus minimalement une société humaine dans laquelle ces responsabilités ne se développent pas.
Amelia Horgan – Je suis d’accord, il ne s’agit pas simplement de constater la présence d’une certaine forme d’interdépendance, mais de réfléchir à la dynamique de cette interdépendance. Pourriez-vous nous parler de l’histoire des luttes pour le contrôle du processus de travail par les travailleurs et les travailleuses ?
Gabriel Winant – Je dis toujours à mes étudiants qu’au début de la deuxième révolution industrielle et à la fin du 19e siècle, dans ce pays, les travailleurs industriels qualifiés contrôlaient le processus de production dans presque tous les détails. En général, le propriétaire achetait l’équipement, le capital, l’usine et les fournitures dont l’ouvrier lui disait qu’il avait besoin, et n’était pas vraiment impliqué. C’était vrai dans de nombreux secteurs de la métallurgie, par exemple, dans la construction navale, dans l’ingénierie et dans d’autres industries de ce type. Comme l’a dit Big Bill Haywood (1869-1928), le leader de l’IWW, le cerveau du manager se trouve sous la casquette de l’ouvrier.
Si vous voulez identifier un moment où le travail industriel a eu ce genre de qualité humaniste que je critiquais tout à l’heure, je pense que c’est là qu’il faut aller. En effet, il existait de véritables éléments de contrôle démocratique. Il y avait également un phénomène hiérarchique – les artisans étaient généralement syndiqués, alors que les ouvriers non qualifiés ne l’étaient pas, et cette distinction avait elle-même, dans ce pays, des dimensions raciales et ethniques. Néanmoins, comme je le dis toujours à mes étudiants, dans de nombreux ateliers, lorsqu’un directeur entrait dans l’atelier, tous les ouvriers posaient leurs outils et arrêtaient de travailler, ils ne travaillaient pas tant que le directeur les regardait.
C’est le genre d’éthique qu’il faut d’abord admirer et apprécier de manière générale. Bien qu’il existe des environnements matériels distincts, avec certains types de goulets d’étranglement techniques nécessitant des compétences particulières, ce qui rend cela possible, on retrouve malgré tout des moments de ce type dans tous les emplois.
Cela ne veut pas dire que tous les travailleurs peuvent le faire de la même manière. Ce n’est certainement pas le cas. Mais il y a des moments dans chaque emploi à cause de la distinction entre le travail abstrait et le travail concret, ou le travail et la force de travail, si vous voulez. En fait, il n’est pas possible pour un employeur de dicter et de contrôler chaque moment de la routine incarnée d’un travailleur sur son lieu de travail, même lorsqu’il s’agit des travailleurs les plus surveillés, ceux qui sont le plus transformés en marionnettes.
Si l’on pense aux travailleurs des entrepôts d’Amazon qui sont surveillés technologiquement et chorégraphiés à une échelle très, très fine, même eux ont un million de petites astuces pour essayer de contourner cela, pour essayer de résister à cela, pour essayer de prendre leurs propres décisions sur le lieu de travail par des moyens que l’on ne voudrait pas qualifier de démocratiques. Je veux dire que, sous le régime nazi, le fait que les gens aient eu de petits moments de dissidence ne fait pas de l’Allemagne nazie une démocratie. Il en va de même, par analogie, sur un lieu de travail autoritaire. Tout cela pour dire qu’il existe une sorte de contradiction fondamentale dans l’emploi capitaliste, qui génère une sorte de pratique démocratique à très petite échelle, dans les pores du quotidien.
Il me semble qu’il y a beaucoup à gagner à ne pas penser uniquement à la gouvernance, à la politique ou à la loi, ni même à la négociation collective, mais à un niveau plus fondamental, à réfléchir à la manière de nourrir et de développer la solidarité entre les travailleurs. Lorsque j’ai travaillé dans le domaine de l’organisation des lieux de travail, c’est toujours ce que j’ai essayé de découvrir sur les travailleurs, sur leur travail et sur les relations qu’ils entretiennent entre eux. Quels sont ces petits moments où ils ont identifié une minuscule sphère d’autonomie, une minuscule pratique de résistance ? En parlent-ils entre eux ? Les partagent-ils ? Et souvent, on s’aperçoit que c’est le cas. Vous savez, « Hé, j’ai trouvé un moyen d’écouter de la musique en travaillant dans l’entrepôt, si le patron n’est pas au courant. J’ai mis un chapeau sur mes écouteurs », des choses comme ça.
Et certainement, dans l’économie du soin, que j’étudie, il existe une manière perverse où cela fonctionne à l’inverse : les travailleurs doivent en fait enfreindre les règles pour s’assurer que les patients reçoivent des soins adéquats. La direction compte tacitement sur ces pratiques, que l’on pourrait qualifier de “pratiques démocratiques” des travailleurs. Néanmoins, ces pratiques conservent cette qualité de constituer un terreau ou un germe de connexion solidaire entre les travailleurs, ainsi qu’une conviction qu’ils comprennent la valeur de ce qu’ils font d’une manière différente et plus profonde.
Ce n’est pas le cas dans tous les emplois — je ne pense pas que de nombreux travailleurs d’entrepôt diraient cela. Mais une aide-soignante dans une maison de retraite, par exemple, le dirait certainement. Elle comprend ce que signifie prendre soin d’une personne vulnérable d’une manière qui est fondamentalement différente de celle des personnes qui possèdent et gèrent l’établissement, et cela grâce à ces petits moments d’excès, de surplus, etc.
Donc, encore une fois, je pense que si nous voulons prendre au sérieux l’idée du travail comme un lieu d’expérience humaine créative et autocréatrice — ce que nous devrions faire, selon moi — il me semble que nous devons imaginer comment, à la fois au niveau des luttes et de l’organisation, mais aussi au niveau des programmes, nous pourrions étendre l’espace pour ces pratiques.
Les horaires de travail me semblent être un point de départ évident : souvent, ces micro-luttes portent sur le rythme du travail ou y sont liées d’une manière ou d’une autre. Même lorsque des organisations modérées, comme les syndicats, institutionnalisent les pratiques des travailleurs consistant à partager leurs astuces et leurs pratiques entre eux, j’ai constaté que cela peut être très utile pour élargir la perception qu’ont les travailleurs de leurs capacités sur le lieu de travail, et pour renforcer leur sentiment qu’ils possèdent des pouvoirs démocratiques. Ces pouvoirs émergent, d’une part, de la contradiction entre travail et force de travail, ou entre travail concret et travail abstrait, et d’autre part, de leurs connexions les uns avec les autres.
Ce n’est pas une réponse programmatique claire à la question de la démocratisation du travail, mais il me semble que les matériaux nécessaires à cette démocratisation existent, sous une forme ou une autre, dans chaque lieu de travail.
Amelia Horgan – D’une certaine manière, c’est par là qu’il faut commencer. Et vous pouvez voir quelque chose d’amusant lorsque cela se produit de manière négative, c’est-à-dire lorsque ces normes sont violées, lorsque quelqu’un de nouveau arrive et qu’il commence à travailler trop vite. Tout le monde doit dire : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu dois t’arrêter, ralentir ! ». C’est un moment intéressant.
Gabriel Winant – J’essaie toujours de faire en sorte que les gens récupèrent l’expression « casser le rythme » pour désigner le fait d’aller trop vite. À l’université, j’avais l’habitude de dire aux gens qui terminaient leur doctorat trop vite : « Qu’est-ce que vous faites ? vous dépassez le rythme ! Nous prenons sept ans dans cet atelier ! ».
Amelia Horgan -Enfin, y a-t-il un livre ou un autre texte que les gens ne lisent pas assez et qu’ils devraient lire davantage ?
Gabriel Winant – Je pense que les gens lisent encore Travail et capitalisme monopolistique de Harry Braverman, mais je pense qu’ils ne le lisent pas assez. Il date des années 1970. C’est un vieux classique qui, à mon avis, est souvent mis de côté. Je pense que vous pouvez trouver dans ce livre presque tout ce dont vous avez besoin pour réfléchir à presque tout ce dont nous avons parlé, si vous êtes prêt à l’explorer de manière créative et expansive.
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Entretien réalisé par Amelia Horgan pour le site Common Wealth (mai 2023). Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.
Amelia Horgan est écrivaine et chercheuse. Elle a écrit pour diverses publications, notamment Tribune, The Guardian et VICE. Elle est l’autrice de Lost in Work. Escaping Capitalism.
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Source: https://www.contretemps.eu/classe-sociale-aujourdhui-winant/
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/quest-ce-que-la-classe-sociale-aujourdhui-entretien-avec-gabriel-winant-contretemps-28-04-25/↗