Réforme des retraites : en Bretagne, des patrons du BTP en grève avec leurs salariés. ( Mediapart – 18/02/23 )

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À Lannion, les membres de la Capeb 22 sont dans les cortèges contre la réforme des retraites. © Photo Capeb 22

Une fédération bretonne de la Capeb, syndicat patronal du bâtiment, ont rompu les rangs et appelé à rejoindre la mobilisation contre la réforme des retraites. Certains de leurs adhérents ont même décidé de payer les jours de grève de leurs salariés.  

LeLe 7 mars, Jean-François Delahaye Coliac, artisan breton de 57 ans et chef d’une petite entreprise, sera en grève. Ses salariés aussi. Le patron compte bien fermer boutique ce jour-là, « parce que c’est la grève générale, on ferme tout et puis c’est tout. C’est le résultat d’un gouvernement qui n’écoute pas son peuple ».

Lors de la journée de mobilisation du 16 février, l’effectif de Delahaye Rénovation était au complet dans les rues de Lannion, dans les Côtes-d’Armor, exception faite du salarié qui s’est cassé un pied. Sans perdre un euro. En effet, depuis plusieurs semaines, les heures de grève posées par les salariés pour aller manifester sont payées. « Si moi, en tant que petit patron, je peux le faire, je ne vois pas pourquoi d’autres, plus gros et aussi opposés à la réforme, ne pourraient pas s’y mettre », invite-t-il.

Et Jean-François Delahaye Coliac n’est en effet pas le seul patron à voir les choses de cet œil. 

Des patrons qui débrayent 

Dans le conseil d’administration de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb) des Côtes-d’Armor, dont Jean-François est le vice-président, près de la moitié des membres ont décidé de débrayer avec leurs salariés et de payer leurs heures de grève.

« C’est pas juste qu’on soutient nos salariés, c’est qu’on se soutient nous-mêmes parce qu’on défend aussi notre retraite en tant qu’artisans. Vous imaginez un chauffagiste déplacer des ballons d’eau chaude, aller sous les éviers, se casser en quatre pour mettre une vis sur un robinet d’évier, à 64 ans ? »

Pour rappel, la Capeb est un syndicat patronal et il est fort rare – si ce n’est inédit – d’entendre certains de ses membres appeler à la manifestation ou à la grève. 

À Lannion, la Capeb locale (Capeb 22) a même interrogé ses quelque mille adhérents, et la réponse est sans équivoque : 75 % sont contre cette réforme et appellent à se mobiliser dans la rue. Un souhait acté par le conseil d’administration de la fédération le lundi 30 janvier 2023… en totale contradiction avec la position de la Capeb au niveau national, qui soutient la réforme. 

À 94 %, les adhérents de la Capeb 22 estiment que le projet ne tient pas compte de la pénibilité de leur tâche.

Capeb des Côtes-d’Amor

« Nous avons choisi d’interroger notre base d’artisans, qui vivent au quotidien, et en totale proximité, aux côtés de leurs compagnons, la pénibilité de tous les métiers du bâtiment, pour connaître leur avis sur ce projet,précise Erlé Boulaire, président de la Capeb 22, dans un communiqué de presse. Les résultats sont sans appel et nous engagent en tant que syndicat patronal. 75 % de nos adhérents sont contre la réforme, et 86 % rejettent toute hausse de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans. À 94 %, les adhérents de la Capeb 22 estiment également que le projet ne tient pas compte de la pénibilité de leur tâche comme le port de charge, les travaux en hauteur ou en extérieur, la répétition des mouvements, les vibrations, etc. »

De la pénibilité dans le BTP

Des mots que Jean-François Delahaye Coliac aurait pu faire siens. Delahaye Rénovation est une petite entreprise de bâtiment polyvalente, qui compte huit salariés qui s’occupent de maçonnerie, d’aménagement intérieur, de menuiserie, d’isolation ou encore de charpente. « Des métiers qu’on ne peut pas faire à 64 ans mais qu’on ne peut déjà plus vraiment faire après 55 ans tellement ce sont des métiers physiques », rappelle l’artisan.

Avant le BTP, Jean-François Delahaye Coliac a été éducateur spécialisé, puis, après deux décennies de travail social, il s’est lancé dans le bâtiment, il y a seize ans. C’est doncen connaissance de causequ’il parle de la pénibilité des métiers du bâtiment, mais d’autres secteurs également.

« Je pense aux aides-soignantes qui bougent des patients toute la journée ; j’ai travaillé dans des services d’accompagnement social de personnes handicapées et je me souviens que les femmes de ménage étaient rincées. Les éducateurs qui travaillaient dans des maisons d’accueil spécialisées, c’est pareil… Dans ces métiers-là, on devrait avoir la retraite à 58, 60 ans maximum. »

Au début de sa reconversion, Jean-François Delahaye Coliac était seul à courir les chantiers, puis il a embauché un salarié, puis deux, jusqu’aux huit actuels. Aujourd’hui, son travail est surtout administratif, mais il garde de ses quatorze années de chantiers des douleurs qui persistent : « Surtout que, comme c’était une reconversion, j’ai commencé tout seul et il n’y avait personne pour me dire que je travaillais n’importe comment ou que ma position n’était pas la bonne. Moi, maintenant, dès que je vois un gars dans une mauvaise posture, je le lui dis. » 

Si ses quelques années de chantiers ont abîmé le petit patron, qu’en est-il des salariés qui travaillent pour lui et dont les carrières ont souvent débuté tôt ?

« Un maçon qui travaille avec nous a commencé à 14 ans et, après son apprentissage, ses trois premières années de travail ont été payées au noir et ne sont donc pas comptabilisées pour sa retraite,continue Jean-François Delahaye Coliac. Ça fait quarante-deux ans qu’il travaille en maçonnerie, il est fatigué. Il y a quelques années, il a dû s’arrêter un an pour une épaule en vrac. »

Et le patron de rappeler que dans le BTP, pour les ouvriers seniors qui n’ont jamais connu que le ciment et le carrelage, il est bien difficile d’imaginer une reconversion tardive.

Une fédération bretonne qui sort du rang

Jean-Christophe Repon, président de la Capeb et vice-président de la puissante Union des entreprises de proximité (U2P), est en lien direct avec le gouvernement sur la réforme des retraites pour le compte de cette dernière.

Auprès de Mediapart, et en réponse à ses camarades bretons, il tient à préciser que « le rôle d’une organisation comme la [sienne], ce n’est pas de faire de la politique mais d’être capable d’influencer le gouvernement dans un projet de loi »

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À Lannion, les membres de la Capeb 22 sont dans les cortèges contre la réforme des retraites. © Photo Capeb 22

La Capeb affirme que la position de la confédération de soutien à la réforme a été prise démocratiquement, après plusieurs commissions sociales, et par le conseil d’administration qui compte vingt-huit membres. « Ce qui leur est demandé, ce n’est pas de faire du poujadisme ou de dire s’ils sont pour ou contre le report de l’âge, continue le négociateur de l’U2P. Quand on est à la Capeb, on ne fait pas de politique, on est là pour défendre l’intérêt des artisans. »

Et pourtant, c’est lors de négociations tout à fait politiques que Jean-Christophe Repon dit avoir obtenu des avancées dans la réforme des retraites.

« L’âge légal de départ à la retraite devait être de 65 ans, il est de 64 ans,explique-t-il. Ils devaient arrêter de prendre en compte les carrières longues, ça y est toujours. La revalorisation des petites pensions, c’était “niet”, et uniquement pour les nouveaux entrants. Là, on y travaille : les 100 euros ou pas, carrière complète, 1 200 euros, on verra après le détail mais il y aura des revalorisations… Tout ça, c’est des éléments qu’on a fait bouger. »

« Nous, ce qu’on pense, c’est que nous n’avons pas obtenu grand-chose,affirme de son côté Julien Uguet, secrétaire général de la Capeb Côtes-d’Armor. Ce que le gouvernement a accordé à la Capeb, ce sont surtout des intentions de mieux prendre en compte la pénibilité et les carrières longues, lors des discussions parlementaires. »

Reste que le cœur de la réforme, l’allongement du temps de cotisation et le décalage de l’âge légal de départ à la retraite, ne passe pas auprès des artisans bretons. « Travailler deux ans de plus quand vous portez des sacs de ciment, quand vous montez sur des toits tous les jours, quand vous coulez du béton dans le froid l’hiver, c’est pas possible. Nous sommes un syndicat patronal mais on syndique des artisans qui, pour beaucoup, travaillent avec leurs salariés, posent encore des chaudières et savent ce que sont ces métiers pénibles »,poursuit Julien Uguet.

Ce n’est pas la rue qui fait la loi, ce sont les urnes.

Jean-Christophe Repon, président de la Capeb

À ces arguments, Jean-Christophe Repon calque ses réponses sur les propos du ministre du travail ou de la première ministre : « Il faut faire de la pédagogie », « il y a une méconnaissance du dossier », « bien sûr que l’allongement du temps de travail n’est pas positif, mais notre priorité, c’est de sauver le régime par répartition », « on profite de cette réforme pour gommer les inégalités tout en acceptant de travailler plus longtemps », « c’est bien le président Macron qui a été élu, et c’est dans ce cadre qu’on travaille », « on est démocrates, ce n’est pas la rue qui fait la loi, ce sont les urnes ». 

La prochaine réunion avec l’ensemble des représentants départementaux de la Capeb s’annonce animée. Elle devrait se tenir dans une quinzaine de jours, « si on n’est pas embêtés par les grèves »,précise son président…

Ce qui devrait faire rire jaune les Bretons de la Capeb 22 qui, courtoisie patronale oblige, tiennent à préciser qu’ils ne sont pas des « frondeurs ». « On respecte la position de la confédération mais c’est juste que, des fois, on a l’impression que leur réalité ne doit pas être la même que la nôtre »,conclut Jean-François Delahaye Coliac. 

Auteur : Khedidja Zerouali

Source : Réforme des retraites : en Bretagne, des patrons du BTP en grève avec leurs salariés | Mediapart

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