Rencontre avec Jean-Marc Schiappa, auteur d’une biographie primée du révolutionnaire Gracchus Babeuf (IO.fr-14/12/24)

« Babeuf (1760-1797) fut le le premier qui a considéré que pour aller vers le communisme, il fallait réorganiser la société sur des bases politiques nouvelles, donc prendre le pouvoir », nous explique l’historien qui a reçu, pour son ouvrage, un prix de l’Académie française.

Par la rédaction d’IO.

Tu es l’auteur d’un livre sur Gracchus Babeuf qui a reçu en juin dernier le prix Guizot de l’Académie française. Est-ce que tu peux présenter succinctement aux lecteurs d’Informations ouvrières qui était cette figure de la Révolution française ?

Jean-Marc Schiappa : François Noël Babeuf, devenu « Gracchus » pendant la Révolution, est né en 1760 à Saint-Quentin, en Picardie, dans une famille pauvre, voire misérable.

Le hasard le fait avoir une remarquable calligraphie à une époque où l’éducation populaire est des plus sommaires. Cela va le sauver plus d’une fois dans sa vie. Il devient spécialiste du droit féodal et, pour cela comme en raison de son environnement, il est très soucieux du sort de la population.

Quand la Révolution commence, il s’y jette avec enthousiasme et devient un des multiples agitateurs provinciaux, un des cadres populaires de la Révolution. Il y gagne le surnom de « Marat de la Picardie ». Début 1793, il doit se réfugier à Paris où son talent de rédacteur le fait connaître. Après la chute de Robespierre, il fonde des espoirs sur une nouvelle impulsion de la Révolution et il est vite déçu.

Avec ce qui reste de sans-culottes, il engage le combat pour non seulement sauver les acquis démocratiques de la Révolution mais leur redonner une nouvelle vie dans le cadre d’une société nouvelle où la propriété privée serait abolie, une société communiste (même si le mot n’existe pas dans le vocabulaire politique de l’époque) en 1796.

Sa tentative, même limitée, était réelle. Il met en danger l’ordre bourgeois du Directoire qui le fait arrêter et guillotiner après un long procès à Vendôme le 27 mai 1797.

Sa figure, son combat, sa mort font de lui une des figures du mouvement communiste mondial, notamment grâce à l’ouvrage publié en 1828 de son camarade de combat, Philippe Buonarroti, qui va inspirer tous les révolutionnaires du XIXe siècle. Ce n’est pas un hasard si le Manifeste de l’Internationale communiste (1919) le nomme le premier dans les martyrs révolutionnaires.

Pourquoi t’intéresses-tu particulièrement à Gracchus Babeuf ? Qu’est-ce qui fait, selon toi, la singularité de Babeuf par rapport à des révolutionnaires comme Robespierre ou Saint-Just ?

Très schématiquement, Robespierre et Saint-Just étaient des révolutionnaires, démocrates, qui voulaient cependant conserver la propriété privée. C’est d’ailleurs leur contradiction principale.

Mais Robespierre, notamment dans les textes de 1793, voulait définir politiquement la propriété privée, à la différence de nombre de ses contemporains qui en faisaient quelque chose de sacré, de naturel. En faisant cela, Robespierre cassait les codes, pour ainsi dire. Si la politique définit la propriété, la politique peut abolir la propriété. C’est ce que dira Babeuf qui renverse totalement la perspective.

Si l’égalité est le but affiché de la Révolution, et que, comme le disait Rousseau, c’est la propriété qui est à la base de l’inégalité, alors pour aller vers l’égalité, il faut abolir la propriété privée.

Mes relations, mon intérêt pour Babeuf dans le cadre de mes recherches sur la Révolution sont assez particulières. Je suis tombé en 1983 sur l’ouvrage en tout point passionnant de l’historien soviétique Victor Daline consacré à Babeuf avant la chute de Robespierre. Ce n’est rien de dire qu’il a tout bouleversé dans ma vie.

La dernière phrase de cet ouvrage dit, de mémoire, que l’URSS a entrepris de réaliser le régime de l’égalité voulu par Babeuf. J’ai aussitôt considéré que ce n’était pas l’œuvre d’un bureaucrate (qui aurait écrit « l’URSS a réalisé le régime de l’égalité… »). Je suis parti à la recherche de l’œuvre de cet immense historien dont j’ai découvert qu’en 1923, responsable des Jeunesses communistes soviétiques, il avait soutenu Trotsky dans son combat contre la bureaucratie naissante (j’avais expliqué cela en son temps à Pierre Broué qui ne fut pas convaincu immédiatement même si, par la suite, nous sommes persuadés que c’est Daline qui a « planqué » les archives de l’opposition trotskyste. D’ailleurs, Daline fut condamné à 20 ans de Goulag de 1936 à 1956 et n’en sortit qu’après la mort de Staline).

Mais j’insiste sur un point : il ne s’agit pas, pas du tout, de faire de Babeuf une sorte de pré-trotskyste (ni de pré-marxiste). Les combats des révolutionnaires, quels qu’ils soient, s’inscrivent toujours dans des réalités historiques différentes. Il n’y a rien de pire que la confusion des époques.

Babeuf fonde la Conjuration des Egaux que Marx et Engels caractérisent de « première apparition de Parti communiste agissant ». Tu dis d’ailleurs de Babeuf qu’il est le fondateur du communisme politique : est-ce que tu peux nous en dire plus à ce sujet ?

La caractérisation de Marx et Engels est essentielle. Ces révolutionnaires connaissaient remarquablement bien l’histoire de la Révolution française. Une telle appréciation de leur part n’est pas secondaire. Pourtant, un certain nombre de chercheurs, par ailleurs talentueux pour certains, récusaient cette caractérisation.

A partir de là, les choses étaient simples. Soit Marx et Engels avaient raison, soit ils avaient tort. C’est en plongeant dans les archives de l’époque, notamment celles du ministère de la Police générale et ses très nombreux dossiers – 20 000 ! – que je suis arrivé au constat d’une organisation clandestine, ramifiée, implantée (mais de manière très inégale où voisinent des noyaux actifs comme de nombreux départements ruraux totalement immunisés), avec ses militants, sa presse, ses méthodes, son vocabulaire, sa doctrine (« l’Egalité réelle »), sa répression, féroce, ce qu’on appelle dans le vocabulaire actuel un parti d’où la formule de Marx et d’Engels. Et cela rejoint la question de Babeuf comme « premier communiste politique », non pas premier communiste car il y en eut beaucoup avant lui, mais comme le premier qui a considéré que pour aller vers le communisme il fallait réorganiser la société sur des bases politiques nouvelles, donc prendre le pouvoir, d’où cette tentative qui s’est appelée « Conjuration pour l’Egalité ».

Le communisme est, depuis Babeuf, politique. Ce n’est pas une idée vague d’un monde hypothétiquement meilleur mais quelque chose qui est issu d’une volonté, d’une réorganisation pratique.

D’ailleurs, nombre de formulations du journaliste Babeuf sont dignes de connaissances parce qu’elles sont toujours le produit d’une réflexion qui consiste à appliquer une ligne stratégique à un moment bien précis. Par exemple et pas seulement à titre de symbole, il est fort possible que le titre de l’article écrit par Babeuf « Quoi faire ? » dont il disait que c’est la question que chaque révolutionnaire doive se poser soit devenu le titre du roman « Que faire ? » du révolutionnaire russe Tchernychevski qui, lui-même, inspira le titre de l’essai de Lénine…

Tu avais déjà consacré un ouvrage à Gracchus Babeuf en 2015 : qu’est-ce qui t’a amené à en rédiger un nouveau ?

En fait, en 1991, j’avais publié Gracchus Babeuf avec les Egaux qui mettait l’accent sur la tentative collective que fut la Conjuration babouviste, sujet de ma thèse publiée – tardivement – en 2020 sous le titre Les communistes sous le Directoire, j’avais également travaillé sur d’autres acteurs de la Conjuration des Egaux comme Buonarroti, le plus proche des compagnons de Babeuf (Buonarroti l’inoxydable en 2008) ou l’agitateur babouviste Robin, guillotiné à Bourg-en-Bresse en 1797 (François Robin, instituteur, ami de Babeuf, guillotiné, 2016). Tout naturellement, j’avais dirigé la réédition critique de l’ouvrage classique de Buonarroti en 2014. Babeuf, pour le bonheur commun (2015) s’insère dans ces travaux, comme un accent mis sur la pratique politique de Babeuf.

Ce que j’ai essayé de montrer dans cet ouvrage qui est une sorte de synthèse tient en une phrase : Babeuf n’est ni une icône ni un repoussoir mais un révolutionnaire de son temps et de son espace.

D’un certain point de vue, l’historiographie s’est intéressée aux idées de l’homme, à ses symboles, notamment son exécution pour ses idées mais pas à l’homme, comme si les idées avaient une vie à elles, indépendantes, irréelles, sans les individus qui les portent. Il fallait mettre en lumière l’individu Gracchus Babeuf. Voilà pourquoi il s’agit d’une biographie.

Défenseur de la suppression de la propriété privée, et premier dans l’Histoire à vouloir s’emparer du pouvoir pour réorganiser la société sur une base égalitaire, Gracchus Babeuf a inspiré ses contemporains comme Marx ou Engels : en quoi, selon toi, il est utile d’apprendre de l’expérience de Babeuf pour agir dans la situation politique actuelle ?

Tout d’abord, parce que nous sommes dans une situation politique totalement inédite, nous devons apprendre de toutes les expériences passées. Non pas pour les recopier, chaque fois qu’on a voulu recopier cela a été une catastrophe. Mais parce que nous sommes dans le nouveau, dans le totalement nouveau, il faut tout connaître de l’ancien, ou du moins le mieux possible. Car il faut faire attention à ne pas confondre les périodes politiques totalement différentes qui sont celle de la fin du XVIIIe siècle et celle que nous vivons. C’est à nous d’imaginer les solutions actuelles aux problèmes actuels.

Cependant et avec toutes les limites, fortes et nécessaires, de ces comparaisons, Babeuf élabore une relation entre démocratie et communisme qu’il n’est pas inutile de revisiter de nos jours.

C’est probablement ici que Babeuf, comme d’autres, mais avec d’autres, peut nous être utile.

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Source: https://infos-ouvrieres.fr/2024/12/14/rencontre-avec-jean-marc-schiappa-auteur-dune-biographie-primee-du-revolutionnaire-gracchus-babeuf/

URL de cet article; https://lherminerouge.fr/rencontre-avec-jean-marc-schiappa-auteur-dune-biographie-primee-du-revolutionnaire-gracchus-babeuf-io-fr-14-12-24/

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