
Par Laurent Dauré
L’exploration des télégrammes diplomatiques révélés par WikiLeaks en 2010 montre que les dirigeants du Parti socialiste essayaient d’amadouer Washington en se déclarant pro-américains mais aussi… pro-européens. Les conversations secrètes entre les « éléphants » et les diplomates états-uniens dévoilent une ingérence américaine dans la campagne pour le référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005. Les médias ont totalement occulté cet épisode, y compris Le Monde, pourtant partenaire de WikiLeaks sur le dossier « Cablegate ». Au casting du second épisode de cette histoire d’amour transatlantique, nous retrouvons François Hollande, Pierre Moscovici, Lionel Jospin, Hubert Védrine, et d’autres vedettes « socialistes » font leur apparition : Jacques Delors, François Rebsamen, Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius…
Nous avons vu dans notre article précédent – « Quand les éléphants du PS rampaient à l’ambassade américaine » – que les caciques de Solférino se sont efforcés de séduire l’administration néoconservatrice de George W. Bush en 2005-2006, notamment en édulcorant leur opposition à la guerre en Irak et en critiquant la ligne du duo Chirac-Villepin. Leur numéro de charme les conduisit même à contester l’opportunité de brandir un veto français au Conseil de sécurité de l’ONU après avoir soutenu cette voie début 2003. Les dirigeants du Parti socialiste avaient en tête l’élection présidentielle de 2007, ils cherchaient à obtenir le soutien de l’Oncle Sam à leurs ambitions personnelles et à l’accession de leur camp au pouvoir. Des efforts largement vains compte tenu du degré d’atlantisme du candidat de l’UMP, Nicolas Sarkozy.
Mais les télégrammes diplomatiques révélés par WikiLeaks en 2010 relatant les discrètes entrevues entre les pachydermes du PS et les diplomates états-uniens ne mettent pas seulement en lumière une servilité à l’égard d’une puissance étrangère affairée à la dévastation du Moyen-Orient, ils apportent également des éléments éclairants sur le rapport des États-Unis à la construction européenne et sur leur intérêt pour le référendum français sur le « traité établissant une constitution pour l’Europe » (TCE), qui s’est tenu il y a vingt ans, le 29 mai 2005. Ces informations ont été totalement passées sous silence non seulement par Le Monde, partenaire de l’organisation fondée par Julian Assange sur les révélations du « Cablegate », mais aussi par le restant des médias.
Des serments européistes pour charmer… les États-Unis
Les documents réfutent un mythe tenace : celui de l’hostilité de Washington à l’égard de la construction européenne. Si les travaux historiques ont clairement établi que les États-Unis ont soutenu le processus d’unification européenne dès le départ, dans le cadre de la guerre froide, une idée reçue voudrait que le parrainage se soit interrompu, voire que Bruxelles soit perçue outre-Atlantique comme une rivale. Lors de leurs visites à l’ambassade, les dirigeants du PS mettaient en avant leur européisme, ayant parfaitement en tête que leurs interlocuteurs voyaient sous un jour favorable la dilution de la souveraineté de la France dans l’Union européenne, a fortiori après l’opposition de Paris à la guerre en Irak (la majorité des États membres de l’UE avaient appelé fin janvier 2003 à se ranger aux côtés de Washington).
Lors de sa rencontre avec l’ambassadeur Craig R. Stapleton le 8 juin 2006, Pierre Moscovici, alors secrétaire national aux relations internationales du PS et député européen, a tenu à faire savoir qu’ « une administration PS serait beaucoup plus pro-Europe que le président Chirac et le Premier ministre Villepin » (ce dernier est à Matignon depuis mai 2005). S’il confie cela à l’ambassadeur états-unien nommé par George W. Bush, c’est qu’il sait que le département d’État US approuve une telle orientation.
Pierre Moscovici était à l’époque également vice-président du Parlement européen et président du Mouvement européen-France, la branche française d’une association à but fédéraliste qui a été financée secrètement par Washington. Lorsqu’il s’entretient à Bruxelles le 29 mai 2006 avec la néoconservatrice fanatique Victoria Nuland, alors représentante permanente des États-Unis auprès de l’Otan, il déclare que les « États-Unis doivent également comprendre qu’une administration PS voudra plus que le centre droit “européaniser” la politique étrangère de la France ». Selon lui, « il est important que tout le monde comprenne que les États-Unis et l’Europe n’ont pas de meilleurs alliées réciproques, et donc qu’il est important de tirer le meilleur de cette relation. Il n’y a pas d’autre choix possible ».
Le responsable du PS a ajouté qu’« ilyavaitactuellementungrandscepticismeàl’égarddel’UEetdesÉtats-Unis,lesélecteursduPSétantgénéralementbeaucoupplusnégatifsqueladirectiondu partietdevantêtreamenésàadopteruneattitudepluspositiveàl’égarddel’UEetdesÉtats-Unis.Moscoviciaassuréàl’ambassadeurNulandquetouslesprincipauxcandidatssocialistes – Jospin,Strauss-Kahnetmêmel’ancienministredela CultureJackLang – étaientraisonnablesetréalistesàcetégard ».Il fallait donc éduquer les électeurs du PS pour les amener à des positions plus « raisonnables et réalistes » sur l’UE et les États-Unis, les deux entités étant considérées comme un tout cohérent et solidaire. Une partie importante des lecteurs du Monde était directement concernée par cette volonté de « pédagogie », pourtant le quotidien – qui certes travaille lui aussi l’opinion dans le sens souhaité par Moscovici – n’a pas jugé opportun de les en informer.
Le 30 juin 2005, le Parti socialiste accueille pour la première fois le « Cercle des ambassadeurs », un groupe informel d’ambassadeurs occidentaux. Dans le télégramme qui rend compte de la prestation de François Hollande, on peut lire que le premier secrétaire du PS « a fait remarquer que le “modèle social français” (souvent invoqué par le président Chirac) était une idée récente, et a ajouté qu’il ne savait pas ce qu’elle signifiait. Le PS, a-t-il déclaré, parle d’un modèle social européen, alors que le gouvernement français actuel vante un modèle que personne ne veut suivre ». Bref, « l’Europe sociale », une des illusions les plus délétères en circulation à gauche.
Quant au « grand européen » Jacques Delors, lors d’une entrevue avec l’ambassadeur Stapleton le 21 décembre 2005 dans les locaux du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC), un institut gouvernemental qu’il présida de 2000 à 2009, « il a insisté sur le fait que le Parti socialiste (PS) était fondamentalement pro-américain et pro-européen, “pro-atlantique” selon ses mots ». L’ancien président de la Commission européenne, membre du PS de 1974 jusqu’à sa mort en 2023, a également « insisté tout au long de la réunion sur le fait que les États-Unis et l’UE devaient travailler en tant que partenaires, et non en tant que rivaux, pour relever les défis du xxie siècle, citant en particulier l’émergence de la Chine ». Une alliance euro-atlantique pour contrer Pékin et maintenir la suprémacie occidentale. « L’Europe c’est la paix »…
Pour Dominique Strauss-Kahn, c’est carrément le modèle états-unien qui est l’horizon à suivre. Dans un entretien avec Craig Stapleton le 16 mai 2006, celui qui était alors dans la course pour les primaires du PS, « a déploré que la France n’était pas une démocratie plus mûre comme le sont les États-Unis ». Il faut reconnaître aux éléphants une agilité dans la flatterie.
L’ambassade fait pression sur le PS lors de la campagne référendaire
Un épisode en particulier est révélateur à la fois du degré d’aplaventrisme vis-à-vis de Washington et du cynisme, voire de la duplicité, des dirigeants du PS. Nous sommes en février 2005, dans le contexte de la campagne pour le référendum sur le traité constitutionnel européen. L’ambassade des États-Unis remarque que le Parti socialiste, qui appelle évidemment à voter en faveur du texte, utilise dans son matériel de campagne le slogan suivant : « Oui à une Europe forte face aux USA » (voir cette affiche).
L’ambassadeur Howard H. Leach, un milliardaire de l’agroalimentaire prédécesseur de Stapleton, également nommé par George W. Bush, et l’adjoint du chef de mission diplomatique Alejandro D. Wolff prennent leur téléphone pour faire part de leur mécontement à plusieurs responsables du PS. Ils appellent François Hollande, Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn et Hubert Védrine pour leur signifier le message suivant : « le fait d’encourager les électeurs à soutenir la constitution parce qu’elle permettra à l’UE de “faire face aux USA” déformait la nature des relations entre les États-Unis et l’UE et risquait de saper le travail que nous avons accompli ces derniers mois pour mettre nos divergences de côté et nous concentrer sur nos objectifs communs dans le monde ».
Jospin, Strauss-Kahn et Védrine « ont tous convenu que ce message de campagne posait problème et se sont engagés à en parler avec le premier secrétaire du PS, François Hollande ». Le 21 février, Alejandro Wolff s’entretient au téléphone avec ce dernier ; le diplomate états-unien « a passé en revue les raisons de [leur] opposition au message de campagne et a fait pression sur Hollande afin que le texte de l’affiche et du manifeste du PS soit revu ». Pour se justifier, le chef de Solférino « a insisté sur le fait que le message socialiste n’était pas négatif, que le PS considérait les États-Unis comme un ami et un allié et qu’il ne ferait rien pour nuire à cette relation. Hollande a accepté de “réexaminer” la formulation du matériel de campagne du PS, mais ne s’est pas engagé à la modifier. Il a également annoncé qu’il préciserait, lorsqu’il s’adressera au public, que l’UE ne se construisait pas en opposition aux États-Unis ».
Le Monde n’a pas jugé opportun de rapporter cette ingérence manifeste de Washington à la fois dans les affaires internes d’un parti politique français et dans la campagne référendaire sur le TCE. Mais il est vrai que le journal, étant aussi pro-américain que pro-européen, était face à un dilemme.
François Rebsamen ou l’art de la duplicité
Le quotidiendu soir a également fait le choix de taire entièrement les passages à l’ambassade états-unienne de François Rebsamen, second de François Hollande de 1997 à 2008. Même des médias qui ont rendu compte de façon plus approfondie des visites des responsables du PS, comme Mediapart, ont fait l’impasse sur les propos que le numéro 2 du parti tenait en privé aux diplomates de Washington.
Le nom de l’actuel ministre de l’Aménagement du territoire et de la Décentralisation dans le gouvernement Bayrou apparaît dans six télégrammes, dont les plus intéressants portent sur le début de l’année 2005. François Rebsamen est alors le directeur de la campagne du PS pour le « oui » au référendum sur le TCE.
Les documents révélés par WikiLeaks nous apprennent que le maire de Dijon était familier de l’ambassade US. Le 16 mars 2005, il est littéralement convoqué pour s’expliquer lui aussi sur le slogan « Oui à une Europe forte face aux USA ». Le télégramme relate les échanges entre François Rebsamen et Josiah Rosenblatt, le ministre-conseiller pour les Affaires politiques, qui dirige le service politique de l’ambassade.
Les diplomates états-uniens en poste à Paris ont décidément vu rouge : « Dès qu’il est devenu public qu’une telle mise à l’index des États-Unis allait figurer sur des affiches, des sites Internet, etc., l’ambassadeur [Howard Leach] et le DCM [adjoint du chef de mission diplomatique, Alejandro Wolff] ont objecté auprès de la direction du Parti socialiste qu’encourager les électeurs français à soutenir le projet de Constitution contre les États-Unis était préjudiciable aux relations transatlantiques. PolOff [Josiah Rosenblatt] a répété ce message à Rebsamen le 16 mars. »
François Rebsamen a justifié l’utilisation du slogan de façon purement électoraliste et cynique. Voici comment le télégramme résume son argumentation : « Rebsamen a déclaré qu’environ 5 % des électeurs de gauche en France étaient “fortement anti-américains”, considérant les États-Unis comme une “puissance militariste“, et qu’environ 25 % des électeurs de gauche étaient “culturellement anti-américains”, mécontents (mais résignés) quant à l’influence omniprésente des États-Unis sur presque tous les aspects de la vie en France. » Le numéro 2 du PS a ainsi « reconnu que le choix d’inclure ce thème dans la campagne visait à “montrer à la faction anti-américaine du parti que nous étions avec elle”. Sinon nous pourrions les perdre au profit du “non” ».
La direction du PS cherchait donc à faire accroire par un simple slogan qu’elle était avec les membres et électeurs « anti-américains » du parti tout en certifiant à Washington que cet « élément de la campagne n’était pas anti-américain ». La contradiction étant flagrante, l’ambassade note que le maire de Dijon s’est montré « peu convaincant » sur ce point. S’efforçant de rassurer l’Oncle Sam, « Rebsamen, tout comme Hollande et d’autres responsables du parti, a souligné que, dans les déclarations publiques et les meetings de campagne, la discussion sur les États-Unis resterait “à un niveau élevé” », c’est-à-dire abstraite et à vrai dire très floue.
Commentaire d’Alejandro Wolff, rédacteur du télégramme : « Jusqu’à présent, dans les discours et les apparitions télévisées dont l’ambassade a connaissance, les dirigeants du PS ont été fidèles à leur parole. Leur évocation du thème de “l’Europe forte capable de tenir tête aux États-Unis” a été discrète, présenté comme un enjeu de long terme et délibérément moins mis en avant que d’autres thèmes de la campagne pour le “oui” ». Le message était passé.
François Rebsamen s’entretiendra de nouveau avec Josiah Rosenblatt le 19 avril 2005. Le directeur de la campagne du PS déclare alors que le thème fâcheux « a eu peu de poids auprès de l’électorat dans son ensemble, y compris chez les électeurs de centre gauche du PS ». Le télégramme signale que dans les derniers tracts du Parti socialiste, le « thème de “l’Europe forte” ne mentionne plus guère les États-Unis ». On perçoit un franc soulagement de l’ambassade US quant à la tournure de la campagne. Le PS a obtempéré, même si son numéro 2, peut-être pour garder la face, laisse entendre que le slogan a été délaissé par souci d’efficacité électorale.
« Les projets européens ne meurent jamais, ils sont simplement rebaptisés »
Le 29 mai 2005, les Français voteront finalement « non » au TCE à 54,7 % (suivis le 1er juin par les Néerlandais qui rejetteront le traité à 61,5 %). Un télégramme daté du 31 mai reproduit un propos de François Rebsamen déplorant la défaite : « Il se passe quelque chose – toutes les composantes populaires de la société ont voté “non”. » Un texte largement similaire, renommé « traité de Lisbonne », sera ratifié par voie parlementaire le 14 février 2008, notamment grâce aux efforts conjugués du président Nicolas Sarkozy et du chef de « l’opposition », François Hollande.
Dans un télégramme du 20 avril 2005, Rockwell Schnabel, ambassadeur des États-Unis auprès de l’Union européenne, avait anticipé ce dénouement anti-démocratique. Né aux Pays-Bas, ce financier devenu diplomate lors de la présidence de Ronald Reagan était en poste à Bruxelles depuis 2001, nommé par George W. Bush. Titré « Ce qu’un “non” français à la constitution européenne pourrait signifier pour l’UE », le télégramme porte la mention « NOFORN » (no foreign national) réservée aux documents qui ne doivent pas être communiqués à des étrangers.
Rockwell Schnabel écrit : « Avec le temps, un grand nombre, sinon la totalité des changements proposés dans le traité constitutionnel réapparaîtront probablement, peut-être avec quelques modifications, dans les initiatives futures de l’UE. » Dans le mille. L’ambassadeur synthétise parfaitement la méthode bruxelloise : « Les projets européens ne meurent jamais, ils sont simplement rebaptisés ». Il conclut en recommandant la position qui devrait être celle de Washington à ses yeux : « nous devrions simplement noter que les États-Unis ne considèrent pas que le sort du traité, dans un sens ou dans l’autre, sera à l’origine d’une crise en Europe, et nous devrions continuer à insister sur le fait que nous aspirons avoir pour partenaire une UE forte et efficace afin de faire face aux défis mondiaux ».
Après avoir quitté son poste à Bruxelles en juin 2005, Rockwell Schnabel publiera, en collaboration avec le journaliste Francis X. Rocca, un livre sur les relations entre l’Union européenne et les États-Unis. Prescrivant un partenariat transatlantique étroit fondé sur la prééminence de l’économie de marché et de l’Otan (la « sécurité »), l’ouvrage fera l’objet d’une édition française : États-Unis Europe : Un avenir commun (Éditions Alvik, 2006).
L’ex-ambassadeur épousait la ligne néoconservatrice formulée par George W. Bush lors d’un discours à Bruxelles devant les dirigeants européens, le 21 février 2005 : « L’Amérique soutient l’unité démocratique de l’Europe pour la même raison que nous soutenons la propagation de la démocratie au Moyen-Orient : parce que la liberté mène à la paix. L’Amérique soutient une Europe forte parce que nous avons besoin d’un partenaire fort pour un dur travail : faire avancer la liberté et la paix dans le monde. » Irakiens et Afghans étaient aux premières loges pour apprécier les accomplissements de ce noble labeur…
Jacques Delors, commentant la victoire du « non » au TCE lors de son entrevue avec Craig Stapleton en décembre 2005, s’est dit « choqué » par la conviction en France que ce rejet signifierait la mort du traité – « Quelle prétention ! » s’est-il exclamé. Le père de Martine Aubry a également déclaré à l’ambassadeur états-unien que « la France se trouvait aujourd’hui dans une situation particulière : le peuple français est à la fois traumatisé par son rôle réduit dans le monde et arrogant quant à sa vocation et sa capacité uniques à apporter des valeurs positives au monde. La combinaison de ce traumatisme et de cette arrogance, a-t-il dit, est à l’origine d’une schizophrénie toxique. Il a notamment fustigé, en les qualifiant de dangereux, ceux qui “sont tentés d’exalter l’importance de la France sur la scène mondiale” ». Exalter l’importance de l’attelage euro-atlantique, c’est au contraire faire œuvre de raison.
Évoquons pour finir Laurent Fabius, qui était jusqu’à il y a peu le président du Conseil constitutionnel. Principale figure du « non » au sein du PS avec Jean-Luc Mélenchon et Henri Emmanuelli, il s’est entretenu le 11 mai 2006 avec plusieurs ambassadeurs étrangers, dont Craig Stapleton. Nourrissant alors une ambition présidentielle, l’ancien Premier ministre de François Mitterrand a tenu à revenir sur sa position lors de la campagne référendaire : « Il a affirmé que c’est précisément parce qu’il était si pro-européen qu’il avait voté contre le traité. » Une sortie « bizarre » aux yeux du diplomate états-unien, qui ne semble pas envisager que Laurent Fabius puisse être authentiquement européiste, sa brève dissidence au sein du PS ne relevant que de l’opportunisme. Le regard tourné vers la présidentielle de 2007, il a déclaré que « le PS devrait faire de l’Europe un élément central de sa campagne électorale, en montrant comment elle affecte la vie quotidienne des citoyens et la croissance économique ».
François Hollande : « M. Assange est un voleur »
Une décennie passe… Le 23 juin 2015, Mediapart et Libération révèlent, grâce à des documents fournis par WikiLeaks, que la National Security Agency (NSA) a mis sur écoute la République française. Dans l’article cosigné avec Julian Assange, Mediapart écrit : « Les présidents François Hollande, Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac, ainsi que de nombreux ministres, des hauts fonctionnaires, des parlementaires ou des diplomates, ont été écoutés directement ou par ricochet pendant près d’une décennie par les services secrets américains ». Parmi les personnes espionnées, on trouve… Pierre Moscovici, quand il était ministre de l’Économie dans le gouvernement Ayrault. La servitude ne protège pas du contrôle.
La réaction des autorités françaises est molle, François Hollande parle d’« agressions » mais dit l’affaire classée, Barack Obama s’étant antérieurement engagé par oral à faire cesser ces pratiques. Invité sur Franceinfo le 24 juin, François Rebsamen, alors ministre du Travail, fait trembler Washington : « Entre amis, on ne fait pas ça ». Contacté par Mediapart, Pierre Moscovici, à l’époque commissaire européen, déclare : « Ce type de procédés entre amis partenaires et alliés n’est pas convenable. Les conversations de quelque nature qu’elles soient n’ont pas à être espionnées. Si j’ai fait l’objet de ces écoutes [si ?], je demande des explications précises des services de renseignement US. Car si c’était le cas, j’en serais extrêmement choqué. » La NSA ne s’en est toujours pas remise.
Le 26 juin, Christiane Taubira, alors garde des sceaux, déclare sur BFM-TV qu’elle ne verrait « rien de choquant » à ce que la France accorde l’asile politique à Julian Assange et Edward Snowden (le ministre de l’Intérieur Manuel Valls avait déjà exclu l’accueil de ce dernier en juillet 2013). S’appuyant sur ces propos et faisant valoir ses liens – notamment familiaux – avec la France, le fondateur de WikiLeaks, alors enfermé depuis trois ans dans l’ambassade d’Équateur à Londres, publie le 3 juillet dans Le Monde une lettre ouverte à François Hollande dans laquelle il déclare notamment : « En m’accueillant, la France accomplirait un geste humanitaire ». Quarante-cinq minutes après la publication du texte, l’Élysée adresse par un communiqué une fin de non-recevoir au journaliste australien, affirmant avoir mené un « examen approfondi » du dossier : « La situation de M. Assange ne présente pas de danger immédiat ».
Fin mai 2016, la chaîne i-Télé réalise un entretien en visio avec Julian Assange. Interrogé sur ce refus précipité, alors qu’il n’avait pas émis formellement une demande d’asile, le fondateur de WikiLeaks n’y va pas par quatre chemins : « François Hollande est une escroquerie, comme de nombreux politiciens. On ne peut pas forcément lui en vouloir d’être un hypocrite, ça fait partie de son métier malheureusement. […] Ce qui s’est passé en fait c’est que l’Élysée ne voulait pas froisser les États-Unis et la Grande-Bretagne ».
Plusieurs années après, la journaliste au Monde diplomatique Anne-Cécile Robert a eu l’occasion de demander des explications à François Hollande. Le 17 juin 2022 à La Rochelle, elle se trouve côte-à-côte avec l’ancien président à la tribune pour une conférence sur le thème « Le secret d’État ou l’état du secret » organisée par l’École du Centre-Ouest des avocats (ECOA) lors de son Université d’été. Le journaliste Thimothée de Rauglaudre, présent dans la salle, tweete en direct : « Interrogé sur son refus d’accorder l’asile à Julian Assange, @fhollande ne regrette pas, parlant d’un « vol de documents ». »
Intervenante lors d’une rencontre-débat intitulée « Les enjeux de la traque de Julian Assange et de WikiLeaks » qui s’est tenue le 24 janvier 2024 à la Bourse du travail à Paris, Anne-Cécile Robert restitue ainsi la teneur de la réponse crispée de l’ancien locataire de l’Élysée : « Mais moi, vous comprenez, j’étais président de la République. M. Assange, quand même, c’est un voleur. Il a volé des informations, c’est pas du journalisme ça. Et en plus il a mis en danger des agents qui étaient sous couverture, etc., donc je ne pouvais pas lui accorder l’asile. » Il n’existe malheureusement pas de captation de la conférence de La Rochelle (l’ECOA nous l’a confirmé), les calomnies de François Hollande sur le journaliste le plus primé du xxie siècle auraient fait une vidéo d’anthologie.
WikiLeaks a ainsi mis en lumière la soumission à Washington de l’actuel député Nouveau Front populaire de Corrèze de plusieurs façons : par la révélation de télégrammes diplomatiques accablants pour le PS et lui-même, par la faiblesse de sa réaction aux écoutes de la NSA et par le refus d’envisager l’asile politique pour Assange. Emmanuel Macron a poursuivi dans la même voie, en surenchérissant en quelque sorte puisque, pour sa part, il n’a jamais exprimé le moindre propos public sur l’affaire (voir cet article d’Off Investigation).
Médias dominants, partenaires toxiques
Le Monde a donc choisi de « couvrir » les dirigeants du PS en ne rendant pas compte de documents embarrassants pour ceux-ci alors que WikiLeaks leur en avait confié l’examen. Notons que le quotidien avait ouvert ses colonnes à plusieurs reprises aux ambassadeurs états-uniens Howard Leach et Craig Stapleton, publiant deux tribunes du premier et trois du second, dont celle-ci, dédiée à un éloge sans nuance de l’Alliance atlantique : « Tout comme l’Union européenne, l’Otan a servi de mentor et de force d’attraction pour le changement et les réformes démocratiques positives à travers l’espace transatlantique. »
Le 28 novembre 2010, jour où Le Monde commence ses publications sur le Cablegate, le journal fait également paraître une tribune de Charles Rivkin, l’ambassadeur US nommé par Barack Obama qui a succédé à Stapleton, un texte condamnant les révélations et accusant l’organisation qui en est à l’origine de grave irresponsabilité : « Les animateurs du site Internet WikiLeaks prétendent posséder quelque 250 000 documents secrets, dont une grande partie a été communiquée aux médias. Quelles que soient leurs intentions en publiant ces documents, il est clair que cette divulgation suscite des risques bien réels pour des personnes bien réelles, et bien souvent justement pour des personnes qui ont consacré leur vie à protéger d’autres vies. Une action destinée à émettre une provocation contre les puissants pourra, au contraire, mettre en danger les personnes sans défense. »
Le diplomate formule là un élément central de la campagne de dénigrement contre Assange et WikiLeaks qui sera répété sans preuve pendant quinze ans par la quasi-totalité des médias, Le Monde en tête. Une calomnie qui survit encore aujourd’hui, près d’un an après la libération du journaliste australien, en particulier du fait de l’AFP et des médias qui « bâtonnent » ses dépêches (un, deux exemples récents).
Lors de son audition par la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le 1er octobre 2024 à Strasbourg, il a été demandé à Julian Assange : « Si vous pouviez revenir dans le passé, referiez-vous tout de la même façon ? Si non, que feriez-vous différemment ? » À la fin de sa réponse, le fondateur de WikiLeaks déclare ceci avec un sens certain de l’euphémisme : « Il y a plusieurs partenaires médiatiques que, peut-être, nous aurions pu choisir différemment. » À bon entendeur…
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