
Dopée par la relance du nucléaire, une usine métallurgique normande pollue l’air et l’eau des villages alentours. Déchirés entre inquiétude pour leur santé et besoin d’emploi, les riverains ont avec elle une relation ambivalente.
Par Guénolé CARRE & Emilie SFEZ (photographies) .
Le Manoir et Pîtres (Eure), reportage
Depuis les hauteurs de Pîtres, dans l’Eure, les vastes hangars surmontés d’une cheminée blanche de la fonderie Manoir France se dressent en contrebas, telle une nef gris-bleu voguant sur les champs. Sortie de terre en 1917, l’usine a transformé le paysage rural, faisant pousser cités pavillonnaires et immeubles pour loger les employés, qui sont encore près de 450.
Fleuron de la métallurgie française, elle est spécialisée dans la fabrication de tubulures haute résistance dans des alliages dits « spéciaux », à destination de l’industrie pétrochimique, mais aussi des circuits primaires des centrales nucléaires françaises.
Multiples infractions environnementales
Ces temps-ci, elle se porte très bien : la relance du nucléaire civil, voulue par Emmanuel Macron, remplit les carnets de commandes. Une perspective accueillie avec espoir par les employés, qui ont craint de voir l’usine fermer ses portes à la suite de la défaillance de son actionnaire chinois, avant que le site ne soit repris en 2024 par le Britannique Paralloy.

Cette renaissance a toutefois une face sombre, celle de la pollution. Depuis de nombreuses années, des habitants et des élus dénoncent les rejets atmosphériques et aqueux du site industriel et ses multiples infractions aux réglementations environnementales, qui lui ont valu plusieurs mises en demeure, astreintes journalières et consignations administratives de sommes pour réaliser des travaux, principalement entre 2016 et 2021.

« Même si ça s’améliore, j’ai vu beaucoup de mes collègues quitter l’usine pour des cancers. Beaucoup d’anciens qui ont fait toute leur vie chez Manoir n’ont pas vu la retraite, dit Emmanuel Bloc’h, plus de trente ans dans l’usine, où il s’occupe de la vérification des pièces avant usinage. Quand je suis arrivé, on avait souvent des retombées autour de l’usine. Si vous aviez une voiture blanche, vous pouviez être sûr qu’au bout de quelque temps, le toit allait être piqué par les retombées de rouille. Les gens qui habitaient à côté retrouvaient de la poussière sur le linge. »
« Le matériel est vétuste à 100 % »
Depuis cette époque, de nombreuses avancées ont été réalisées, telles que l’amélioration des équipements de protection, ainsi que la filtration des fumées et des eaux avant leur rejet dans la Seine. Des mesures encore insuffisantes, selon Emmanuel Bloc’h : « Le matériel est vétuste à 100 %, d’autant plus qu’on a été dirigés pendant quelques années par un actionnaire chinois qui n’a pas fait d’investissements clairs pour le remplacer. »

En dehors de l’usine, des habitants parlent aussi d’un taux de cancer qui serait plus élevé dans les communes avoisinantes, particulièrement dans les zones à proximité immédiate du site.
Au volant de sa voiture, Blandine Florent, infirmière libérale dont le cabinet est situé à quelques centaines de mètres de l’usine, s’engage dans la longue rue qui relie Le Manoir à Pîtres en longeant le site industriel : « Je crains aussi pour ma santé, parce que je vis et travaille dans Pîtres et, quand je vois les gens malades, je me dis que s’il y a de la pollution, je suis aussi polluée qu’eux », assure l’infirmière, qui dit avoir, dès le début de son activité sur place en 2011, été frappée par le nombre de cancers.

Si elle n’est pas la seule grande usine du secteur — une vaste papeterie du groupe VPK est située à seulement 500 m du Manoir — la fonderie détient un lourd passif en matière de pollution. Ainsi, en 2023, une enquête du journal d’investigation normand Le Poulpe a révélé que la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement avait relevé dès 2017 des dépassements massifs des normes d’émissions de métaux par la cheminée de l’usine. Les écarts atteignaient un facteur 48 pour le nickel, 9 pour le chrome et 3 pour le plomb.
Par ailleurs, jusqu’en 2020, il n’existait aucun système de traitement des eaux, qui étaient directement rejetées dans la Seine. « Quand j’ai commencé, il y avait des fois où on nous interdisait de faire du ressuage [utilisation d’un solvant coloré pour détecter les microdéfauts sur les pièces] parce qu’il y allait avoir des contrôles, raconte Emmanuel Bloc’h. À cette époque, tout partait dans la Seine. »
« Les gens se sentent totalement redevables, même s’ils sont malades »
En juin 2024, un nouvel article du Poulpe révélait la présence d’une radioactivité assez faible, mais nette, autour de la sortie des eaux usées du site. Une présence qui pourrait s’expliquer par l’utilisation de sables de zircon — un minéral ayant une tendance à présenter de petites quantités d’uranium et de thorium — dans la confection de moules pour recueillir le métal en fusion.

« Tout le monde le sait, mais les gens ne veulent pas de problème », dit Blandine Florent, qui parle d’un mal vu comme une fatalité par la population, notamment chez d’anciens ouvriers et leurs familles, résidant parfois encore dans les maisons que louait l’entreprise. « On leur a donné un logement, un emploi, puis ils ont eu accès à la propriété. C’est pour ça que les gens se sentent totalement redevables, même s’ils sont malades. »
« L’usine fait vraiment partie de l’économie locale depuis plus de cent ans, ajoute Emmanuel Bloc’h. Il y a des gens qui ont construit toute leur vie grâce à Manoir. Il y a des familles entières qui y travaillent de père en fils ou qui sont en couple à l’usine. »
Lorsque Reporterre a contacté Paralloy, c’est son directeur général, Robert McGowan, qui a répondu en personne à l’email adressé à sa société, signe d’une certaine préoccupation au sein de l’entreprise. Se refusant à faire tout commentaire sur l’état de l’usine avant son rachat, le dirigeant préfère évoquer sa volonté d’améliorer son image auprès de la population locale, comme par l’aménagement de pistes cyclables et la réfection des routes proches du site. Il souligne aussi la bonne entente entre la nouvelle direction et les employés et syndicats de l’usine.
Cluster de cancers
Les statistiques détaillées du nombre exact de cancers diagnostiqués au fil des années sur les communes du Manoir et de Pîtres ne sont pas publiques. En revanche, à 3 km à l’ouest, un cluster de cancers pédiatriques est lui, clairement identifié depuis plusieurs années. Entre 2017 et 2022, ce sont 16 cas sur une aire de 7 000 habitants qui ont été recensés par l’association Cancers, la vérité pour nos enfants, sans qu’un lien avec la fonderie ait pu être formellement établi.
« Nous, ce qu’on veut, c’est un responsable. Il y en a peut-être plusieurs », dit Charlène Bachelet, présidente de l’association et mère de la petite Letty, à qui un neuroblastome a été diagnostiqué en 2019 à l’âge de 5 ans et qui a été victime d’une récidive en 2023.

Même si l’usine de Pîtres est située à plusieurs kilomètres du lieu où se sont concentrés les cas, la révélation dans la presse des pollutions causées par le site a poussé Charlène Bachelet et les autres membres de l’association à s’intéresser au cas de l’usine Manoir, jusqu’alors passée sous leurs radars. « La pollution, c’est un secret de Polichinelle, mais les gens ne veulent pas en parler, enrage-t-elle. Si l’usine ferme, il y aura des employés au chômage. Mais s’il pouvait ne plus y avoir d’enfants malades, il faut qu’elle ferme demain, même si ce serait malheureux ! »
Cette opposition entre environnement, santé et maintien de l’emploi est omniprésente au sein de l’entreprise, selon Emmanuel Bloc’h, qui y voit des aspirations totalement conciliables. « Quand il y a des articles qui sortent, les personnes internes à l’usine ont de mauvaises réactions, relate celui qui maintient sa « fierté » de travailler pour Manoir. J’ai déjà été interpellé par des responsables de l’amélioration continue qui me disaient qu’il serait mieux de participer à l’image de marque de l’usine, plutôt que de casser du sucre sur leur dos. »
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Source: https://reporterre.net/Sante-ou-emploi-Le-delicat-equilibre-des-riverains-d-une-usine-polluante
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/si-lusine-ferme-il-y-aura-du-chomage-le-dilemme-des-riverains-dune-industrie-polluante-reporterre-15-07-25/