
Nous publions un entretien, paru également sous la forme d’un éditorial en italien, avec la rédaction de la nouvelle revue italienne, issue du post-opéraïsme, Teiko. Soggetti, movimenti, conflitti, au sujet de la grande mobilisation internationaliste du 22 septembre contre le génocide en Palestine. Il y est question notamment du rapport entre spontanéité et organisation, de la question du blocage, et de ce qui explique les spécificités du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien en Italie.
Cet entretien complète ainsi deux articles récents traduits par Contretemps : « Italie, la grève du 22 septembre pour Gaza, entre spontanéité et organisation » et « Italie : un mouvement est né »
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Contretemps : Comment en est-on arrivé à la journée du 22 septembre ? À l’étranger, encore plus qu’en Italie, elle a été présentée comme une mobilisation spontanée, née de l’indignation face à ce qui se passe à Gaza et à la complicité de l’Occident. Est-ce vraiment le cas ? Peut-on vraiment parler de spontanéité ? Et quels ont été les principaux acteurs sociaux et politiques qui ont animé la journée du 22 septembre ?
Le thème de la spontanéité/organisation est assez dense, et nous n’avons pas l’intention ici de l’aborder d’un point de vue « théorique ». Mais disons d’emblée que Teiko a consacré son numéro zéro précisément au thème de l’organisation en tant qu’énigme, en essayant de mener une enquête sur la manière dont cette question s’est posée au cours de la dernière décennie dans divers contextes et sous différentes latitudes.
Partant de là, il nous semble utile d’essayer d’aller au-delà d’une vision manichéenne de la spontanéité et de l’organisation comme des moments nettement séparables ou opposables. Il existe évidemment des formes organisées, qui peuvent (ou non) fonctionner comme un « écosystème », pour reprendre la terminologie proposée par Rodrigo Nunes[1], tout comme il existe des formes « spontanées » si nous entendons par là des « éruptions sociales inattendues ». Mais la dynamique des conflits sociaux est toujours très complexe.
Plus précisément, l’Italie a toujours connu des formes de solidarité internationaliste très fortes et profondément enracinées avec la Palestine, et même au cours des vingt dernières années, chaque bombardement de Gaza par Israël a donné lieu à des mobilisations (bien qu’avec des acteurs sociaux et une intensité différents). Depuis octobre 2023, plusieurs moments de mobilisation se sont succédés : à l’automne de cette année-là, avec une forte participation des banlieues, des arabophones, des « deuxième générations » et d’un cadre politique militant.
Entre février et le printemps 2024, les mobilisations ont été davantage menées par une jeunesse liée aux écoles et aux universités, avec des mobilisations contre la RAI (la télévision publique italienne) pour la manière dont elle traitait la question palestinienne, et avec les campements de mai qui se sont reproduits au niveau transnational. De l’automne-hiver jusqu’à l’été 2025, il y a eu de nombreux moments de mobilisation, notamment sous forme de manifestations nationales, mais dans le cadre de mobilisations plus connues liées aux partis et aux syndicats, aux Jeunes Palestiniens (organisation créée en 2023) et aux centres sociaux et collectifs. Il faut garder à l’esprit ce contexte de mobilisation, ainsi que la montée progressive de l’indignation sociale face au génocide et à la complicité et au soutien occidentaux.
Cela dit, parler d’une mobilisation « spontanée » risque d’être vraiment trompeur. D’une part, il ne fait aucun doute que la journée du 22 septembre a été une énorme surprise pour tout le monde en termes de participation et de radicalité. C’est une journée qui a certainement dépassé de loin les limites des formes organisées, qui a « brisé les digues ». Si c’est ce que nous entendons par « mobilisation spontanée », alors oui. Mais de cette manière, nous risquerions de ne pas voir une série d’éléments fondamentaux pour comprendre le succès du 22 septembre.
Outre la mobilisation qu’on vient de mentionner, il faut prendre en considération le rôle de la Global Sumud Flottilla, une initiative politique organisée qui a servi de détonateur. Il faut tenir compte de l’importance qu’a eue l’énorme cortège à Gênes qui a accompagné le départ de certains bateaux de la flotte, à l’issue duquel le CALP, collectif de travailleurs portuaires, a lancé l’appel à « tout bloquer », qui a beaucoup circulé. On peut également rappeler une grande manifestation concomitante à celle de Gênes qui s’est déroulée à Venise pendant le Festival du cinéma.
Il ne faut pas non plus sous-estimer le fait que sans l’appel à la grève lancé par de nombreux syndicats de base, cette journée n’aurait pas eu lieu, et que de nombreux mouvements et collectifs ont joué un rôle dans la résonance de cette journée. En conclusion, plutôt que de se demander s’il s’agissait d’une journée organisée ou spontanée, il serait probablement plus utile de cartographier la multiplicité des parcours et des facteurs qui l’ont rendue possible, avec un amalgame puissant entre le travail militant quotidien, la mobilisation sociale, la capacité à « saisir le moment », l’indignation sociale, l’orientation de la sphère médiatique, etc. La journée du 22 a toutefois « débordé », allant au-delà de la somme de toutes les réalités mentionnées. Il ne s’agit pas de « spontanéité », mais d’une impulsion, d’une dynamique sociale réelle de mobilisation qui a ouvert un nouvel horizon.
En ce qui concerne la question des composantes sociales, il est difficile de proposer un tableau analytique précis en si peu d’espace, et il faut tenir compte du fait que le contexte italien présente une hétérogénéité significative de la composition sociale au niveau géographique. En procédant donc plutôt à vue de nez, au niveau social, le « sujet » qui a le plus défini la mobilisation est celui qui travaille dans le secteur public, en premier lieu les écoles de différents niveaux.
Une composante très importante de jeunes, des très jeunes aux étudiant·es universitaires, s’est également mobilisée, mais aussi une partie significative des 30-40 ans, principalement employés dans le secteur tertiaire ou dans le travail indépendant, ou dans ce que l’on pourrait appeler, en termes certainement insatisfaisants aujourd’hui, le « précariat ». Mais il y a également eu une participation significative de personnes « transversales », qui ne peuvent être immédiatement rattachées à des catégories organisées.
Quoi qu’il en soit, les places publiques ont été pour la plupart occupées sans lien avec l’appartenance professionnelle ou les organisations individuelles. En raison des limites imposées à la grève générale par le cadre législatif (en Italie, le « droit de grève » est de plus en plus restreint par des décennies de politiques restrictives) et des conflits entre les syndicats, les places ont vu une très faible participation des salarié·es du secteur privé (usines et logistique en premier lieu, qui avaient pourtant été les protagonistes d’autres mobilisations précédentes).
Comme déjà mentionné, au niveau des organisations, la grève a été convoquée par de nombreux syndicats de base, à commencer par l’Unione sindacale di base (USB :Union syndicale de base), et par la galaxie des collectifs, mouvements, petits partis et organisations. Il convient de souligner que le principal syndicat italien, la CGIL, a convoqué à la hâte une grève de quelques heures le 19 septembre afin de tenter de « s’approprier » le mouvement en concurrence avec le syndicalisme de base. Une initiative qui a très mal tourné et qui a été contestée par sa base – sans pour autant sous-estimer, d’une part, le fait que la CGIL continue de représenter une partie de la classe ouvrière et en soulignant, d’autre part, qu’une partie importante du monde CGIL était tout de même dans la rue le 22 malgré les indications de la direction.
Contretemps : Quelles ont été les principales formes d’action qui ont marqué cette journée ? En France, le 10 septembre, une mobilisation importante a eu lieu sous le slogan « bloquons tout ». En Italie aussi, la pratique du blocage a-t-elle joué un rôle significatif ? Quel rapport s’est établi entre la « grève politique » et le répertoire d’actions très variées que nous avons vu à l’œuvre ? Dans quelle mesure la séquence inaugurée le 22 en Italie est-elle le fruit d’une circulation des luttes ? Quel est le rapport entre la Global Sumud Flotilla et les mobilisations de ces derniers jours ?
La journée a été marquée par des manifestations très importantes dans environ 80 villes de différentes tailles, avec une participation estimée entre 500 000 et 1 million de personnes au total. Dans les plus grandes villes, les principales actions ont toutes été orientées vers le blocage des ports, des autoroutes, des rocades et des gares. Le blocage a donc été crucial, et même s’il est apparu à un stade encore embryonnaire et principalement mené par des militant·es, des pratiques de blocage d’écoles et d’universités se sont également répandues dans divers contextes.
En partie, certains échos venus de France ont résonné, mais il faut souligner que tant « l’ennemi » de la mobilisation (entièrement « interne » en France, dirigé contre Macron et son monde ; entièrement « externe » en Italie, dirigé contre Israël et en solidarité avec la Palestine) que l’évolution des conflits sociaux de la dernière décennie (puissants en France, extrêmement faibles en Italie) rendent la comparaison immédiate entre les deux contextes difficiles.
Cela n’empêche pas que la question du blocage ait été cruciale. Le mot d’ordre de la journée était explicitement « bloquons tout » , et la mobilisation s’est structurée autour de cette idée sur une échelle de masse. Même les moments de conflictualité les plus intenses – comme les affrontements à la gare de Milan, sur l’autoroute de Bologne ou encore au port de Venise – ont vu une large participation de la jeunesse, mais également un soutien décidé de l’ensemble du cortège : un autre signe de la force de l’élan social évoqué précédemment, avec des familles et des enfants qui entendaient véritablement faire dans la rue ce que la journée appelait à faire, à savoir « bloquer ».
Une question à approfondir, comme vous l’indiquez, est celle de la manière dont les formes de blocage se sont articulées positivement avec celles de la grève. Au cours des quinze dernières années, en Italie, les deux démarches ont rarement avancé de pair. Les mouvements étudiants entre 2008 et 2010 avaient bien évoqué la grève, mais pratiquaient en substance des blocages logistiques de masse ; les marées transféministes et les grèves climatiques se sont le plus souvent traduites par une occupation des rues sous forme de manifestations, sans mise en œuvre de blocages des flux dans des nœuds logistiques cruciaux.
Même les grèves syndicales ont rarement recouru à l’outil du blocage, à l’exception des luttes dans le secteur logistique organisées par le syndicalisme de base et de quelques épisodes sporadiques. À ce propos, il vaut sans doute la peine de rappeler que, cet été, la CGIL – le principal syndicat italien – a organisé un blocage du périphérique de Bologne, défiant ainsi un nouveau décret gouvernemental qui alourdit les sanctions liées aux délits de blocage. Une dynamique que les gouvernements italiens poursuivent depuis de nombreuses années déjà.
La grève, comme vous le soulignez, a été « politique » si l’on entend par là qu’elle n’était pas directement liée aux conditions de travail. Il reste toutefois à enquêter sur les dynamiques qui ont pu être mises en mouvement et qui ont permis la réussite de la mobilisation. La thématique des places publiques était entièrement articulée au refus du génocide et à la solidarité avec la Palestine. Mais ce qui a pu s’y inscrire de manière implicite reste à explorer, dans un contexte où l’Italie connaît depuis plusieurs années un immobilisme social marqué, malgré une conjoncture qui est loin d’être favorable en termes de conditions de vie.
De quelle manière, par exemple, la mobilisation dans les ports peut-elle être rattachée à des problématiques de travail, ou l’adhésion des écoles à d’autres thématiques encore ? Comment comprendre que l’impulsion à bloquer certains lieux symboliques, comme la gare de Milan, puisse aussi s’enraciner dans des dynamiques d’exclusion quotidienne de leur accès pour des formes de prolétariat juvénile ?
Tout cela constitue un champ d’analyse à approfondir, et qui demande, pour reprendre l’outillage de l’opéraïsme révolutionnaire italien, d’imaginer des parcours de co-recherche avec ces sujets sociaux. Ce qui est certain, c’est que le 22 septembre a représenté l’anticipation la plus puissante de ce que pourrait signifier aujourd’hui une véritable « grève générale ».
Pour conclure, le 22 a été, comme déjà évoqué en partie, un mélange de multiples trajectoires. Il s’est incontestablement agi de la plus grande journée de lutte « auto-organisée », promue par les syndicats de base et par les collectifs/centres sociaux ; mais il y avait bien plus, et on ne saurait la réduire à ces seules réalités qui en ont été les initiatrices. Ont circulé la « forme marée » de la réappropriation des villes, la pratique du blocage et de la grève, les mobilisations pro-Palestine antérieures, etc.
Il faut probablement aussi prendre en compte un cadre politique italien où les principaux syndicats et partis d’opposition n’ont pas été en mesure de lire véritablement la situation. La CGIL – qui n’est pas la CGT, et il faut rappeler qu’il n’existe pas en France de syndicalisme de base à proprement parler[2] – n’a pas appelé à la grève pour des raisons essentiellement « sectaires », de compétition avec le syndicalisme de base ; de même, le Parti démocrate ou d’autres formations de gauche ne sauraient être comparés à La France insoumise. Il convient également de noter que, dans les jours qui ont suivi, ils ont tenté de rattraper la mobilisation.
Enfin, comme évoqué plus haut, la Global Sumud Flotilla a constitué l’élément déclencheur central de la mobilisation. Sans elle, il n’y aurait pas eu la nouveauté qualitative qui a marqué la journée du 22. La flotille a fonctionné à la fois comme élément symbolique et imaginaire, et comme pratique concrète permettant de relancer et de donner sens à la solidarité internationaliste avec Gaza. La capacité à construire un récit politique liant le voyage de la Sumud vers Gaza à la constitution d’un « équipage de terre » en soutien a été décisive pour structurer la mobilisation. On peut en tout cas parier que ce qui a été vécu jusqu’ici n’est qu’un commencement…
Notes
[1] Voir Rodrigo Nunes, Neither vertical nor horizontal. A theory of political organization, Londres, Verso, 2021.
[2] Ce terme renvoie non pas à l’auto-organisation sur les lieux de travail, mais à la diffusion de sigles syndicaux autonomes des grandes centrales.
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Source: https://www.contretemps.eu/italie-greve-generale-22-septembre-palestine-teiko/
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