Sylvain Cypel : « En Israël, le changement ne pourra venir que de l’extérieur »(H.fr-3/10/24)

Journaliste et spécialiste du conflit israélo-palestinien, Sylvain Cypel considère qu’un changement politique ne peut pas venir de l’intérieur de la société israélienne. © Samir Maouche pour l’Humanité

Spécialiste du conflit israélo-palestinien, le journaliste dépeint, un an après le 7 octobre, une société israélienne rendue insensible au sort des Palestiniens. Il considère l’impunité des dirigeants politiques comme un obstacle à tout changement politique.

Entretien réalisé par Diego CHAUVET.

Un an après l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, la plus meurtrière de l’histoire d’Israël, le Proche-Orient vit sa plus longue guerre. Journaliste, ancien rédacteur en chef au Monde, Sylvain Cypel est un observateur de longue date de cette région. L’auteur de l’État d’Israël contre les juifs (la Découverte, 2020) dépeint une société sous la coupe de l’extrême droite, conditionnée par un demi-siècle d’occupation et de colonisation des territoires palestiniens.

Le 7 octobre a écorné le mythe de l’invincibilité d’Israël. Avec quelles conséquences dans la société israélienne ?

Les forces de sécurité, qu’il s’agisse de l’armée ou des services de sécurité intérieure comme le Shin Bet, ont été prises en flagrant délit de faillite. Curieusement, c’est davantage l’armée que Benyamin Netanyahou qui a été tenue pour responsable de cette faillite. Le premier ministre israélien avait reçu plusieurs avertissements, qu’il avait considérés comme nuls et non avenus. Mais, dans l’opinion publique, c’est l’image de l’armée qui a été écornée. Or, celle-ci a toujours joué un rôle fondamental dans la vie politique israélienne.

Cet échec renvoie à celui d’octobre 1973. Ce n’est pas un hasard si le Hamas a choisi le 7 octobre pour passer à l’attaque. C’est à la même date qu’Anouar Al Sadate avait lancée sur Israël les troupes égyptiennes en 1973, il y a cinquante ans. Ce fut un premier choc pour l’armée israélienne, qui s’était retrouvée désorganisée pendant trois jours. En 2021, Benny Gantz, alors ministre de la Défense, avait inauguré la barrière qui entoure Gaza en la présentant comme infranchissable. Elle était censée être la plus sécurisée, dotée de la technologie la plus extraordinaire au monde. Le Hamas l’a pourtant traversée avec facilité. D’où la stupéfaction et la rage qui ont suivi dans la population.

On sait pourtant aujourd’hui que les services de renseignements israéliens avaient été alertés sur des entraînements suivis par les combattants du Hamas…

Le plus grave est que Netanyahou avait été averti par les services de renseignements égyptiens et qu’il n’en a pas tenu compte. C’est aussi pour cette raison qu’il fait durer la guerre. Lorsqu’elle sera terminée, une commission d’enquête sur le 7 octobre sera inéluctable.

Comment les Israéliens vivent-ils les événements en cours ?

La guerre dure depuis un an. Le Hamas est très affaibli, mais il n’est pas éradiqué, comme l’avait promis Netanyahou. Les Israéliens se disent qu’en 1967, leur armée, qui était immensément moins forte qu’aujourd’hui, a vaincu quatre armées arabes en six jours. Cette fois, elle dispose de tanks, d’avions et de matériel dernier cri face aux combattants du Hamas qui n’ont que des armes de faible portée.

Et la guerre n’est toujours pas gagnée. Bien que Gaza soit rasée, le Hamas parvient toujours, de temps à autre, à tuer des soldats israéliens. Yahya Sinwar, le chef de l’organisation, n’a toujours pas été arrêté… De plus, on commence à observer des conséquences sociales : les réservistes sont mobilisés ; beaucoup aimeraient que ça s’arrête pour reprendre le travail.

Les opérations militaires au Liban et l’élimination du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, rétablissent-elles la dissuasion, aux yeux des Israéliens ?

On ne le saura pas demain. L’armée avait besoin d’un succès spectaculaire. Je ne dis pas que c’est la seule raison de l’intervention au Liban, mais ça a joué un rôle. Souvenons-nous de Bush clamant « mission accomplished ! » depuis son porte-avions, lors de sa guerre en Irak en 2003… Un an plus tard, il ne pouvait plus dire la même chose. Je ne sais pas comment cette guerre va évoluer. Les précédentes se sont mal passées pour les Israéliens. Non pas au démarrage, mais à la fin. Cela s’est révélé en 1982, en 2006…

Pour le moment, l’immense majorité des Israéliens exulte de joie. Ceux qui allaient manifester contre Netanyahou en exigeant sa démission sont les mêmes qui défilent depuis un an pour la libération des otages. Sous la pression de l’extrême droite, ces derniers ont été très rapidement abandonnés pour donner la priorité à la poursuite de la guerre. Je suis allé à une manifestation, il y a quelques semaines : une petite cinquantaine de personnes brandissaient un drapeau palestinien dans un coin, en appelant à la paix ; les milliers d’autres participants ne protestaient pas contre la guerre, mais pour les otages.

Ils sont absolument enthousiastes devant ce que fait Israël au Liban et n’ont pas un mot pour ce qui se passe à Gaza. Il y a aussi des gens formidables dans les associations, des médecins, des juristes qui se mobilisent. Il y a le quotidien Haaretz qui porte une voix dissidente. Mais cela ne représente que 2 ou 3 % de la population juive israélienne…

Cette insensibilité au sort des Palestiniens de Gaza est-elle une réaction à la violence du 7 octobre ou est-ce plus profond ?

C’est beaucoup plus profond. En Israël, le sentiment d’être la victime domine en toutes circonstances. Je me souviens du titre de France Soir au début de la guerre en 1967 : « L’Égypte attaque Israël ». Aujourd’hui, on sait que c’est faux. C’est Israël qui a attaqué l’Égypte. Pourtant, les Israéliens disent encore à l’heure actuelle qu’il s’agissait d’une guerre défensive. Quelles que soient les circonstances, c’est toujours la même réponse. Lorsqu’un soldat est tué en Cisjordanie, par exemple, c’est toujours forcément le Palestinien qui en est à l’initiative, alors même que ce territoire est sous occupation militaire depuis cinquante-sept ans.

Israël s’est doté d’une loi d’apartheid qui légitime cette oppression en créant deux catégories de personnes : celles qui jouissent de la totalité des droits, et celles qui n’en bénéficient pas. Le 7 octobre, les Israéliens ont réellement été les victimes. Ils se sont alors arrogé tous les droits en vertu de ce statut, notamment en se débarrassant du droit international. Israël se voit comme une forteresse assiégée, seule pour se défendre, malgré l’appui des États-Unis. Depuis qu’il existe, l’État hébreu a toujours essayé de s’affranchir du droit international. Il l’a presque formalisé avec la « guerre préventive », alors que le droit international avait été bâti à la sortie de la Seconde Guerre mondiale précisément pour qu’elle n’existe plus.

Le déni de la validité du droit international est ancré dans l’histoire du pays. Or, quand Israël l’enfreint, rien n’advient, il ne paie aucun prix pour cela. Après le 11 septembre 2001, j’avais demandé à un dirigeant du Shin Bet s’il était possible de combattre le terrorisme en respectant les conventions de Genève. Il m’avait répondu : « Je ne connais pas les conventions de Genève, je ne connais que les lois de mon pays ! » Le droit international n’est pas une panacée, et beaucoup de pays ne le respectent pas. Mais, dans le cas d’Israël, c’est théorisé. Son armée étant « la plus morale au monde », les Israéliens considèrent systématiquement qu’ils sont dans leur bon droit. Le 7 octobre étant à leurs yeux un acte génocidaire, et rien d’autre, ils ont donc le droit de tout faire.

Et leur pays est désormais montré du doigt par une bonne partie du monde, assimilé à un état voyou, ses dirigeants sous le coup d’une enquête de la Cour pénale internationale. Cela ne produit pas de réaction dans la société israélienne ?

Ils répondent que c’est de l’antisémitisme. Ça clôt le débat.

Est-ce qu’ils expriment une empathie à l’égard des milliers de civils palestiniens tués depuis un an ?

Je connais beaucoup d’Israéliens dévastés par ce que fait leur gouvernement, mais je le répète, c’est une toute petite partie de la population. Certains s’en vont, d’autres attendent des jours meilleurs. Même au sein de la gauche sioniste, il y a une acceptation des opérations au Liban. Très peu de gens osent aujourd’hui critiquer ce que Netanyahou est en train d’y faire.

Des citoyens israéliens choisissent-ils de quitter le pays ?

On ignore combien ils sont, mais beaucoup de gens partent. On sait toujours combien de juifs viennent s’installer en Israël, mais on ne sait jamais combien s’en vont. On pressent simplement que les départs sont plus importants que d’ordinaire. Cela dit sans doute quelque chose d’un malaise.

Qu’est devenu le sionisme aujourd’hui ?

Le sionisme messianique n’est pas dominant, mais c’est la mouvance qui dicte l’agenda, pour des raisons profondes et conjoncturelles. Netanyahou n’a pas de majorité, donc il a besoin de cette mouvance. Elle est absolument fasciste. Certains d’entre eux se définissent eux-mêmes comme fascistes. C’est le type de régime qu’ils voudraient pour Israël. Ce qui domine ensuite, c’est le colonialisme dans toute son horreur. Les raisons profondes sont assez simples. On ne s’habitue pas impunément à cinquante-sept années d’occupation militaire.

En 1948, on comptait 10 % de Palestiniens dans le nouvel État israélien. Avec cette proportion, on peut faire de la ségrégation, comme pour les Noirs dans le sud des États-Unis. Avec l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, en 1967, on est passé à 50-50. Des générations de gosses sont envoyées sur les check-points pour infliger un traitement effroyable à de pauvres gens qui ont besoin d’y passer pour travailler. Ils les traitent comme du bétail. Ces jeunes soldats qu’on envoie sur les check-points ne sont pas méchants, mais ils le deviennent parce qu’on les met en situation de domination sur des êtres que l’on finit par considérer comme des « animaux humain », selon les termes du ministre de la Défense, Yoav Gallant.

On s’y habitue, et les mentalités changent. Tout le monde, sans l’exprimer ainsi, est envahi par ce sentiment : on voudrait tellement que les Palestiniens n’existent pas. C’est la pensée coloniale. La fin de l’histoire, c’est l’adoption de la loi sur l’État nation du peuple juif. Elle consacre deux catégories de citoyens, les juifs et non-juifs, et cette frontière détermine l’accès aux droits. C’est la fin de la route du sionisme. L’ethnicisme supplante la citoyenneté.

La jeunesse pourrait-elle porter un espoir de changement à moyen ou long terme ?

Si on en croit les sondages, la jeunesse israélienne est celle qui apparaît la plus favorable à Ben-Gvir et à Smotrich, les deux figures de l’extrême droite au gouvernement. Sur les réseaux sociaux, on voit de jeunes soldats dansant et chantant devant des autodafés de livres après la destruction de l’université al-Aqsa de Gaza. Ils ont 20 ans aujourd’hui. Quand ils en auront 45 et que leurs enfants auront 15 ou 20 ans, que dira-t-on de ce qui s’est passé à Gaza ? Que demanderont ces enfants à leurs parents ? J’ignore ce que réserve l’avenir.

En soixante-dix années d’existence, la société israélienne s’est enfoncée dans le colonialisme. Au départ, le sionisme se construisait sur un pilier émancipateur. Il voulait mettre fin à l’antisémitisme, arrêter les pogroms… Mais le deuxième pilier était déjà le colonialisme. Je ne parierai pas sur l’avenir d’Israël. Je ne connais pas de population soumise au colonialisme qui, à la fin, ne soit pas parvenue à s’en débarrasser.

Et ces « 2-3 % » de la société israélienne opposés à l’occupation, à la colonisation pourraient-ils changer le rapport de force ?

Je ne crois pas à un changement de rapport de force à l’intérieur de la société israélienne. Elle est tellement repliée sur elle-même, tellement convaincue que la force est la seule option, et il y a tant de générations éduquées dans cet état d’esprit que je ne vois pas comment elle y parviendrait seule. Ça ne pourrait venir que de l’extérieur. Le comportement des Palestiniens, notamment le 7 octobre, n’a pas aidé les Israéliens à évoluer… L’Autorité palestinienne n’est plus représentative.

La « communauté internationale » est une notion irréelle. Le seul moyen de faire bouger les lignes serait une réaction américaine et une modification importante de la relation américano-israélienne. L’Europe seule n’y parviendra pas, même si elle a plus d’échanges commerciaux avec Israël que les États-Unis. Sur le plan politique, le partenaire, c’est l’Amérique depuis la guerre de 1967. Et tant que l’impunité perdurera, quels que soient les crimes commis par Israël, je ne vois pas comment ce pays pourrait changer.

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Source: https://www.humanite.fr/en-debat/armee-israelienne/sylvain-cypel-en-israel-le-changement-ne-pourra-venir-que-de-lexterieur

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