/image%2F3589191%2F20241007%2Fob_fe3068_arton3391.jpg)
La Tunisie « votait » hier.
Sans surprise, compte tenu de l’autoritarisme du chef de l’Etat Kaïs Saïed, ce dernier a été désigné président de la République avec 89,2 % des voix mais selon l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) elle-même, seuls 27% des Tunisien-ne-s ont participé au vote. Le taux de participation le plus faible pour un premier tour de scrutin présidentiel depuis le renversement du dictateur Ben Ali. Six partis de gauche appelaient au boycott.
Les deux seuls candidats retenus contre lui par l’ISIE faisaient de la figuration. Ayachi Zammel, 47 ans, un industriel libéral qui n’a obtenu que 6,9 % des voix. Le deuxième, un député de la gauche panarabe Zouhair Maghzaoui, 59 ans, s’est adjugé 3,9 % des suffrages.
En 2019 Kaïs Saïed paraissait être l’alternative à Ennahda, le parti islamiste, qui avait participé à tous les gouvernements de coalition depuis 2011, et aux partis plus ou moins corrompus. Saïed avait alors été élu avec 73 % des voix. Depuis le président s’est arrogé les pleins pouvoirs en juillet 2021, il a développé un discours nationaliste et xénophobe, en particulier contre les migrants subsahariens, et n’a réglé aucun des problèmes sociaux qui assaillent le pays.
L’abstention massive, sans doute supérieure aux chiffres officiels, met en cause la légitimité du résultat. Depuis juillet 2021, Kaïs Saïed a démantelé nombre des structures démocratiques de l’Etat mises en place après la révolution de janvier 2011. Il a notamment modifié la structure du Conseil supérieur de la magistrature qui chapeaute le pouvoir judiciaire mais aussi celle de l’instance électorale, dont il nomme directement certains membres.
De plus l’accumulation des arrestations et des rejets de candidatures (17 ont été écartés) pour l’élection d’hier mettent en relief le caractère anti-démocratique du pouvoir.
L’opposition et les ONG dénoncent un étouffement des libertés avec des arrestations de syndicalistes, militants, avocats et chroniqueurs politiques. Plus de 170 personnes sont actuellement détenues pour des raisons politiques. Même l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la puissante centrale syndicale, pourtant jusqu’ici peu critique envers le président Saïed a pris ses distances. Entre 1 000 et 2 000 personnes ont manifesté contre l’autoritarisme, encadrées par la police, à Tunis – un chiffre relativement important dans le contexte actuel –à l’appel d’une coalition composée d’organisations plutôt de gauche et anti-islamistes.
Les jeunes issus des zones périurbaines et des régions déshéritées ont été en première ligne des affrontements avec la police et ont largement contribué à faire tomber le régime de Ben Ali pourraient bien se mobiliser pour dénoncer la cherté de la vie ou les bavures policières.
La gauche est fracturée entre une gauche arrimée aux principes démocratiques et celle capable de faire fi dès lors qu’il s’agit de lutter contre l’islamisme politique.
Le Parti des travailleurs et Al-Joumhoury ont été parmi les premiers à qualifier dans leurs communiqués l’initiative du locataire de Carthage de « coup d’État ». Les partis sociaux-démocrates du Courant démocratique et du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol) ont quant à eux été moins virulents, tout en exprimant leur refus et leur désaccord avec la démarche entreprise par le président de la République.
Des partis d’obédience nationaliste arabe, comme Le Mouvement du peuple, le Courant populaire, mais aussi et surtout, des personnalités issues du Watad, à l’instar de Mongi Rahoui, qui jouit d’un poids symbolique important au sein de la gauche tunisienne, sont bienveillant à l’égard du président. Mongi Rahoui avait provoqué notamment l’implosion de la coalition du Front populaire en 2019, lorsqu’il décide de se présenter contre Hamma Hammami, leader de la coalition, à l’élection présidentielle.
En réalité la présence du parti islamiste Ennahda au pouvoir durant ses années post Ben Ali explique l’adhésion d’une partie de la gauche à l’autoritarisme de Kaïs Saïed. Ainsi se trouve actualisé, encore une fois, le conflit historique dans le monde arabe entre la gauche et les islamistes, comme ce fut le cas sous Gamal Abdel Nasser en Égypte ou sous Hafez Al-Assad en Syrie.
Avec les assassinats politiques de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi les regards se sont tournés vers Ennahda et son leader Rached Ghannouchi, qu’on accusait d’être complices, sinon d’avoir orchestré ces assassinats.
En 2023, lors d’une manifestation organisée par l’UGTT, des manifestants ont scandé à nouveau le slogan de 2013, « Ghannouchi assassin ». Hamma Hammami, alors présent, déclare que « ce n’est pas le moment » de ressortir cette formule, estimant que le seul objectif de cette marche doit être la dénonciation de l’autoritarisme du président de la République. S’en est suivie toute une campagne de harcèlement et d’insultes à l’encontre du leader du Parti des travailleurs, menée par une partie de la gauche sous le hashtag « ce n’est pas le moment », et l’accusant d’avoir trahi ses camarades assassinés…
Cette division de la gauche sur la question des rapports avec l’islamisme politique met ainsi Kaïs Saïed en position de neutraliser une partie importante de la gauche qui est par ailleurs très éclatée. Tant qu’elle ne sera pas tranchée on voit mal ce qui menace l’autoritarisme présidentiel. Ni la gauche donc, ni les benalistes, ni les islamistes ne peuvent renverser le rapport des forces.
Reste une inconnue: que va faire le peuple tunisien?
Antoine Manessis
URL de cet article : https://lherminerouge.fr/tunisie-face-a-la-derive-autoritaire-la-gauche-divisee-nbh-07-10-24/