
Selon une note de la SNCF que Reporterre a consultée, il faut trouver au minimum 1 milliard d’euros d’argent public pour empêcher le « décrochage » du réseau ferré. 4 000 km de lignes sont concernées, dès 2028-2030, avec « un impact sur plus de 2 000 trains par jour ».
Par Erwan MANAC’H.
C’est une note particulièrement alarmiste sur l’état du réseau ferré français, émanant de la SNCF elle-même. En marge de la conférence de financement des transports, qui a débuté le 5 mai et doit durer dix semaines, la compagnie publique prévient que « la pérennité et la performance du réseau structurant sont menacées ». Il faut trouver au minimum 1 milliard d’euros d’argent public pour empêcher le « décrochage » du réseau ferré. Faute de quoi, « toutes les régions seraient touchées par un effondrement irréversible de la qualité de service ».
4 000 km de lignes sont concernées, dès 2028-2030, avec « un impact sur plus de 2 000 trains par jour », écrit la SNCF dans ce document de 16 pages. Dans les dix ans, ce serait même 10 000 km de voies ferrées qui se retrouveraient « directement menacées », soit un tiers du réseau. La compagnie ne parle pas ici des « petites lignes », mais bien du réseau « structurant ». Ces trains, très fréquentés, sont les pierres angulaires de l’aménagement du territoire.
« Une fermeture sans retour en arrière possible »
Ces mots viennent mettre en lumière ce que beaucoup de collectifs citoyens, cheminots et élus locaux dénoncent depuis des années. Le scénario est souvent le même : la vétusté des installations entraîne des incidents en cascade et oblige la SNCF à ralentir ses trains pour garantir la sécurité. Des dessertes sont supprimées, des gares fermées et certains trajets remplacés par des cars.
« Ce sont à chaque fois des microdécisions, des bouts de lignes “suspendus”, sans annonce officielle. Puis on se retrouve devant le fait accompli d’une fermeture sans retour en arrière possible », dit Pierre Zembri, géographe à l’université Gustave Eiffel et membre de la conférence de financement des transports.

Environ 3 000 km de voies ont été fermés depuis dix ans, selon de décompte de treize organisations de la société civile qui lançaient en avril une pétition sur le sujet. « C’était une des principales revendications de la grève de décembre 2024, pour laquelle les cheminots ont été abondamment stigmatisés », rappelle Fabien Villedieu, secrétaire fédéral du syndicat SUD Rail.
Cette réalité, héritée de décennies de sous-investissement, est connue de longue date. Pour rattraper le retard, les subventions au ferroviaire ont été portées à un niveau record, mais l’État a tout fait pour minimiser ses efforts. En 2020, il s’est délesté sur les régions de l’entretien d’une partie des lignes et il impose à la SNCF de faire remonter toujours plus de cash, pour le réinjecter sur le réseau.
Investissements publics par habitant dans l’infrastructure ferroviaire
Au niveau national, en euros, 2023.

La SNCF dégage déjà 3,5 milliards par an, au prix d’une quête effrénée de rentabilité qui hypothèque la croissance du transport ferroviaire : hausse des prix des billets, fermetures de guichets et de gares, abandon progressif des lignes les moins rentables, hausse des péages demandés pour chaque train qui alourdit la facture des TER pour les régions, réorganisations en cascade qui pressurent les agents, report des travaux les moins urgents…
La SNCF ne pourra pas faire plus d’effort, écrit-elle dans sa note. Or, il faudra 1 milliard de plus, dès 2028, pour sauver le réseau, avec des décisions claires dès l’été 2025. « Il s’agit d’une vision minimaliste, qui ne permettra ni de redévelopper, ni de moderniser le réseau et ne correspond à aucun schéma d’ensemble, recadre Pierre Zerbi. C’est une liste de travaux programmés ou jugés nécessaires par SNCF Réseau, sans vision de ce que devrait être le réseau, le maillage que nous voulons et comment nous voulons l’utiliser. » Pour le Réseau Action Climat, « les besoins représentent plutôt 2,5 à 3 milliards d’euros par an », dit Alexis Chailloux, chargé des questions de transport ferroviaire.
Geler les grands projets et taxer les transports polluants
Dans un tel contexte, « la régénération de l’existant doit être la priorité par rapport à des nouveaux projets », dit Jean-Yves Petit, représentant de France Nature Environnement à la conférence de financement. La construction de nouvelles lignes à grande vitesse devraient donc être, selon lui, ajournée. Une piste sérieusement envisagée par l’exécutif, à en croire le document transmis aux membres de la conférence de financement des transports, obtenu par Reporterre.
Le gouvernement y suggère de « prioriser » les projets ferroviaires les plus pertinents. Dans le viseur, notamment, les projets pour lesquels les subventions européennes n’ont pas été à la hauteur des attentes, comme le doublement du tunnel Lyon-Turin ou la ligne à grande vitesse de Bordeaux vers Toulouse et Dax.
« 42 milliards dédiés au ferroviaire et 348 milliards pour la route. Il serait temps de rééquilibrer les choses »
Tous les acteurs du monde des transports s’agitent également ces dernières semaines pour suggérer différentes manières de trouver les milliards nécessaires : pourquoi ne pas supprimer les exonérations fiscales dont bénéficie le transport routier (TICPE) qui coûtent 1,25 milliard d’euros par an à l’État ? Utiliser une partie des 5 milliards d’euros annuels que devrait rapporter à la France l’extension du système de quotas de carbone ? Temporiser jusqu’à 2031 et la fin des concessions autoroutières, pour mettre la main sur les superprofits des péages ? Instaurer une taxe sur les poids lourds, les colis, les nuitées de croisières, ou les billets d’avion ? Ou orienter l’argent des Certificats d’économie d’énergie, cette simili taxe sur les factures énergétiques que convoitent de nombreux acteurs ?
« La dépense totale de transport en France s’élève à 521 milliards d’euros en 2023 dont seulement 42 milliards dédiés au ferroviaire et 348 milliards pour la route. Il serait temps de rééquilibrer les choses », suggère Julien Troccaz, syndicaliste cheminot chez Sud Rail.

Le livret distribué par l’État aux membres de la conférence fixe néanmoins un cadre minimaliste. Trois scénarios sont selon lui sur la table concernant l’avenir du réseau ferré : le plus ambitieux, moyennant 1,5 milliard d’euros de subventions nouvelles, permettrait tout juste de maintenir le réseau structurant. Les deux autres entraîneraient l’abandon de 3 000 à 5 000 km de lignes parmi « les moins circulées », exposées dès lors à « des ralentissements et dégradation du service, voire fermeture », écrit le gouvernement.
L’addition pourrait donc être salée pour les petites lignes. Le gouvernement cible explicitement celles qui comptent moins de 16 aller-retours par jour, soit 78 % des lignes de « desserte fine du territoire », et pose « la question de [leur] maintien par rapport à des alternatives (cars par exemple) ». En clair, les cars pourraient remplacer huit petits trains sur dix.
Mobilisation citoyenne pour les « lignes vitales »
Ce sujet est en train de structurer le paysage militant. Partout en France, des mobilisations apparaissent pour sauver des lignes ou des gares. Mi-mars, des usagers ont parcouru en courant les 376 kilomètres de la ligne Corbigny-Paris, menacée de fermeture. Une mobilisation festive était organisée mi-avril le long du tracé de la ligne Belfort-Epinal, tandis que deux « trains de la colère » réunissant un large panel d’élus et d’usagers, ralliaient Paris depuis Clermont-Ferrand et Toulouse, deux liaisons en grande souffrance. Au sud de Toulouse, sur les terres labourées par le projet d’autoroute A69, le collectif Une autre voie, porte un projet alternatif à l’autoroute, axé notamment sur le développement du train entre Toulouse, Castres et Mazamet.
« C’est un enjeu important notamment pour lutter contre l’extrême droite, qui prospère là où les services publics reculent », souligne Julien Troccaz, qui est également membre de l’Alliance écologique et sociale, qui vient de lancer une campagne sur les lignes « vitales ». Cette coordination de mouvements, héritière du regroupement Plus jamais ça fondé en 2020, s’associe au collectif La déroute des routes, qui milite pour réorienter les 20 milliards d’euros d’investissement public consacrés à des projets routiers destructeurs.
Un rendez-vous important a été fixé par François Bayrou, à Briançon, en juin ou juillet, avec la tenue d’un comité interministériel devant évoquer notamment le sort du Marseille-Briançon. Cette ligne en souffrance — il faut 4 h 30 pour rallier Marseille à Briançon et il n’y a que trois aller-retours par jour — concentre les regards en raison des Jeux olympiques d’hiver attendus pour 2030. Sera-t-elle la vitrine d’une ambition nouvelle ou le symbole du renoncement ? « Nous voyons beaucoup de communication autour de cette ligne, mais toujours rien de concret », dit Nicole Tagand, membre du Collectif de l’étoile ferroviaire de Veynes, qui attend sans illusions d’éventuelles annonces gouvernementales.
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Source: https://reporterre.net/Un-effondrement-irreversible-menace-un-tiers-du-reseau-ferre-alerte-la-SNCF
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/un-effondrement-irreversible-menace-un-tiers-du-reseau-ferre-alerte-la-sncf-reporterre-20-05-25/