
Jusqu’ici plutôt épargnée par les violences attribuées à l’extrême droite, la ville de Brest connaît une escalade de violences, attribuées à un même groupuscule, en roue libre depuis quelques mois. Trois plaintes ont été déposées.
Par Roman JEZEQUEL.
Brest (29), Café de la plage – Au pas de course, sans trop faire de bruit avant les trente derniers mètres qui les séparent de la terrasse, 20 à 25 hommes cagoulés, certains armés, fondent sur la clientèle. Coïncidence, StreetPress est présent dans le troquet ce soir-là et assiste à toute la scène. L’attaque, survenue dans la nuit du samedi 20 au dimanche 21 septembre, est méthodique.
Un coup de gazeuse format familial dans le bar, pour ceux qui ont eu le temps de s’y retrancher, les cogneurs peuvent s’occuper des autres, restés devant. Au moins un des agresseurs brandit une batte de baseball, un autre une matraque télescopique. Il y a du monde devant le bistro — un concert punk, plutôt rouge et noir aux entournures, a eu lieu à cinq minutes à pied d’ici. Bagarre générale : les tables et les chaises volent, les pintes avec et le sol se jonche de débris de verre.
La retraite est sifflée au bout de trois minutes. La plupart des assaillants s’en vont au trot, plutôt sereins, sans trop se soucier des quelques-uns des leurs laissés derrière. « Y’a du sang partout », constate un des clients du bar, balayant la scène du regard, médusé, une fois les derniers agresseurs partis. Tout le monde se regarde, stupéfait. Un autre témoin se demande :
« Ils avaient l’air nombreux, ils sortent d’où putain ? »
À Brest, difficile d’imaginer qu’une attaque organisée ait pu viser Guérin, une place du quartier Saint-Martin, connue pour être solidement ancrée à gauche. L’attaque est ciblée et signée, personne n’en doute. Plusieurs témoins assurent avoir entendu « Brest est natio », lors de la charge.
Il y a bien eu un collectif dont le nom se trouve sur toutes les lèvres, celui de « Talion ». Mais si ce nom se fait connaître pour la première fois en 2023, à l’occasion d’un rassemblement contre un centre d’accueil à Saint-Brevin-les-Pins, il ne fait plus parler de lui depuis. L’enquête explore un autre versant, selon France Bleu : Section West, un groupuscule hooligan affilié à l’extrême droite viré par des ultras brestois. Un des assaillants pris en charge par les secours serait interdit de stade, après un guet-apens tendu par des ultras du Stade brestois à des supporters de Lens, en avril.
Menaces de mort et croix celtiques
L’attaque de la place Guérin n’est que la partie visible d’une longue série répertoriée sur Brest, depuis avril. Au moins douze agressions du genre auraient eu lieu, selon des sources consultées par StreetPress. Une partie d’entre elles sont rattachables à la même bande, dans la même zone plutôt située dans le secteur de Siam, du port et de Recouvrance.
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Le mode opératoire est similaire : les cibles sont très souvent démarchées pour savoir si elles sont « antifa » ou bien provoquées parce qu’elles sont racisées. StreetPress a pu récolter quatre témoignages de personnes victimes de ces actes, tous intervenus pendant l’été. Une agression a fait davantage de bruit, celle d’Édouard Edy, compagnon du député de la France insoumise, Pierre-Yves Cadalen. Il est 15 h 40, le militant vient de réaliser une collecte de fournitures scolaires devant un supermarché du centre-ville, avec d’autres Insoumis, le 30 août. Les assaillants profitent d’un moment où ils remballent leurs affaires, plus loin, à l’abri des regards.
« Brest est nationaliste », entend Édouard, quand les deux hommes foncent sur lui, après avoir neutralisé les trois autres personnes présentes. « Je me retrouve le visage, côté droit, collé contre un mur, je me prends cinq coups de poing et des coups aux jambes », décrit-il puis ajoute : « Avant de prendre la fuite, ils nous ont pris une banderole. » Il aura cinq jours d’interruption temporaire de travail (ITT) ; une journée pour l’autre personne présente. Une plainte a été déposée. Pas de doute selon lui, il a été visé :
« Pendant le mouvement social contre la réforme des retraites, j’étais bien identifié, je prenais la parole sur la place de la Liberté et je prenais toujours mon drapeau arc-en-ciel avec moi en manif. »
En 2023, son identité avait déjà été menacée sur les murs avec un tag : « Eddy (sic) Édouard à mort. »
« T’es de gauche, ça se voit »
Mais tous ne portent pas plainte, c’est le cas d’Erwan (1). Le 8 août, dans la soirée, il remarque « un groupe d’une dizaine de personnes dans un parc ». « Je continue de marcher, un type m’interpelle, je trace ma route. » Le gars semble insister et lui lance « p’tit pédé ».
« Il me bloque le passage, deux autres types viennent derrière moi. » Il est cerné. Erwan porte une veste Harrington rouge et a quelques piercings ici et là. Bien suffisant pour considérer ne pas faire partie de la même équipe. « T’es pas comme nous, t’es de gauche, ça se voit », lui fait remarquer un des hommes, entre 25 et 30 ans, très athlétique, selon lui. Amené au sol, ils lui écrasent le visage par terre, lui vident ses poches et éclatent son téléphone. Il se réveille dans son lit, sans se souvenir de ce qui lui est arrivé, le visage en sang et sans portefeuille. L’agression ne lui revient qu’une fois sur les lieux. Malgré la violence, il compte continuer à militer. Il confie, la mine désabusée :
« Ça donne plutôt envie de se mettre aux sports de combat. »
Erreur de casting
Tony (1) ne s’intéresse pas trop à la politique, mais s’est tout de même fait attraper. Les fafs et les antifas ne font pas partie de sa grammaire. « Moi, j’ai juste perdu une bagarre », juge-t-il, pour parler de son altercation avec des cogneurs brestois. « Mais quand j’ai vu que je n’étais pas le seul, je me suis dit qu’il fallait que ça cesse », commente-t-il, pour justifier son envie de témoigner, lui qui a eu vent de différentes agressions, après le choc de celle d’Édouard Edy.
Son histoire commence au Baroombar. Dans cette discothèque de la rue de Lyon, lui et ses amis s’embrouillent avec un groupe. Quelqu’un a été bousculé, une histoire banale. Tony et sa bande se font expulser manu militari par la sécurité, qui les asperge avec des bombes à poivre devant l’établissement après un accrochage. Leur groupe s’éloigne pour aller à l’HIA — l’hôpital d’instruction des armées — là où les Brestois terminent dans ce genre d’histoire.
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Mais sur la route, un groupe de sept personnes masquées vient à leur rencontre. Tony sent le bourbier et prend les devants. « T’es antifa ? », lui demande l’un des gars masqués. « Je ne sais pas, explique-moi ce que c’est », lui rétorque-t-il. La conversation tourne en rond, s’enlise, les coups pleuvent. « Ils étaient quatre à me piétiner », souligne-t-il. Il porte encore sur le corps les stigmates de cette soirée quand StreetPress le rencontre, quelques jours après les faits. Tony a porté plainte et une enquête a été ouverte. Il est convaincu que ses agresseurs se trouvaient au Baroombar.
Bruits secs et pénalty
D’autres faits plus troublants ont eu lieu à proximité de l’établissement. Le 26 juillet, vers 2 h 30, deux témoins descendent une rue perpendiculaire à celle de la discothèque. « J’entends comme des appels à l’aide et des bruits secs », entame l’un d’eux.
« Je vois huit hommes s’en prendre à deux autres, l’un debout et l’autre au sol, devant le Baroombar. »
Parmi les huit, un se détache par sa violence : il donne des coups de pied dans la tête de la personne à terre. Les deux témoins poussent un cri, qui fait fuir les agresseurs. Sur une photo consultée par StreetPress, le visage de la victime apparaît, en sang, front ouvert et œil gonflé. Selon elle, le mobile de l’agression serait qu’il aurait dragué « une femme blanche ». Il n’a pas porté plainte : cette personne n’a pas de papiers.
Contacté, Stéphane G., le patron du Baroombar ne semble pas au courant de cette violente agression. Pour l’autre, celle de Tony, le chef d’entreprise nous explique qu’un membre de son groupe aurait collé des autocollants antifascistes dans son établissement, ce qui aurait valu leur exclusion. Et l’agression, intervenue à plus de 200 mètres de la discothèque, échappe bien évidemment à sa responsabilité.
En ce qui concerne l’enceinte du Baroombar, « tout ce qui ressemble de près ou de loin à un abruti, ça reste dehors », explique en ces termes simples le patron, qui nous en dessine les contours : « Les abrutis, ce sont les personnes qui ne sont pas capables de se tenir correctement. » Toujours franc du collier, il explique cependant que lui et ses équipes ne sont « pas là pour faire des enquêtes policières sur ses clients ». Face à l’éventuelle fréquentation de son établissement par une bande de cogneurs d’extrême droite, il répond :
« Je me fous qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite, c’est le cadet de mes soucis, si on connaît la personne et que c’est un fauteur de troubles, nous ne sommes pas suffisamment cons pour la laisser entrer. »
Il affirme : « Nous collaborons pleinement avec le commissariat et le sous-préfet. »
1.500 personnes dans la rue en réaction à l’attaque de Guérin
Le lendemain de l’attaque du Café de la plage, une manifestation sauvage de soutien réunit autour de 1.500 personnes. Une partie des manifestants, après avoir descendu la rue de Siam, longeant le cours Dajot — une promenade en surplomb du port. Quelques têtes jettent un œil derrière le parapet pour constater un cordon policier devant un autre bar dans le viseur des militants de l’assemblée générale antifasciste de Brest : le Cocorico. Au moins trois attaques auraient été perpétrées par des personnes identifiées comme des clients de ce bar à l’esthétique franchouillarde.
Le 31 juillet, lors d’un « Jeudi du port » — rendez-vous estival à Brest — Alex (1) traîne dans les bars du port de commerce. Ce militant communiste a l’habitude de repérer des autocollants d’extrême droite et de les décoller. Quand il en enlève un à quelques mètres de l’entrée du Cocorico, notamment un avec une croix celtique, un groupe — un homme en particulier — engage la discussion. « Qu’est-ce que tu fais ? » « Je retire un autocollant », répond-il innocemment. La tension monte doucement. « Ah mince, on va devoir recoller alors », lance l’autre, qui sort son téléphone et le prend en photo. « Je pose et je lui demande si je peux faire pareil, je sors mon téléphone. » À peine brandi, l’homme saisit le portable, met un chassé à Alex et balance son appareil au loin.
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L’agression se poursuit : Alex se fait bousculer et prend un coup de bouteille sur la tête. Tout ça alors que la rue grouille de monde. Après être allé voir les secours, il va à la rencontre de policiers et indique avoir été agressé et vouloir porter plainte. Les agents lui recommandent d’en pré-enregistrer une en ligne. Il entame la procédure, puis finalement se ravise, il ne s’imagine pas entrer dans un processus qui le ramène de nouveau à cette histoire.
« Si je me sens menacé, j’irai faire une déposition. »
Une hache à deux mains dans le coffre de voiture
Devant ce même bar, quelques jours plus tôt, dans la nuit du 18 au 19 juillet, un témoin observe, après 1 heure du matin, huit personnes identifiées comme des clients réguliers, engager le conflit avec un groupe d’hommes, majoritairement racisés. Un homme se détache du groupe pour aller récupérer une hache à deux mains dans un coffre de voiture, se cache derrière un panneau publicitaire et les menace avec, ses cibles se dispersent.
David C., patron du Cocorico, assure ne pas avoir eu vent d’agressions aux abords de son débit de boisson. Le jour où la hache a été brandie, il n’y avait pas de sécurité devant le bar et sa directrice sur place assure n’avoir rien constaté. « Notre établissement est un lieu apolitique, ouvert à toutes et à tous. Nous n’avons jamais organisé d’événements à caractère politique. Comme tout commerce, nous accueillons notre clientèle sans distinction entre 150 et 450 personnes par soir et nous ne “trions” pas nos clients à l’entrée », détaille-t-il.
Il ajoute : « Nous défendons des valeurs de respect, de partage et d’ouverture et condamnons fermement toute forme de discrimination ou de racisme. » Le lendemain de l’attaque place Guérin, la page Facebook du Cocorico apportait son soutien au Café de la plage. Conscient du potentiel d’escalade possible, le sous-préfet a convoqué le Baroombar, le Cocorico, le Café de la plage et d’autres zincs le mardi 23 septembre.
Les membres de l’assemblée générale antifasciste avancent aussi de leur côté. Une grande campagne d’affichage a commencé, le lundi 22 septembre. « Stop aux agressions fascistes et racistes », dénonce une affichette, avec un résumé des faits, désormais placardée dans des dizaines de commerces des principales artères de la vie nocturne brestoise. « Ici, dans cet établissement, nous refusons les discours de haine et nous dénonçons la situation actuelle à Brest. » Croisés à Guérin, un duo d’afficheurs racontent avoir reçu un autre témoignage :
« Un commerçant nous a rapporté que lui-même avait été victime d’une attaque raciste récemment. Il y en a peut-être plein d’autres. »
Contacté, le parquet de Brest indique « qu’une enquête judiciaire a bien évidemment aussitôt été ouverte contre X à ce stade, des chefs de violences aggravées (réunion, armes, visage dissimulé) et de dégradations aggravées », suite à la descente sur le Café de la plage.
« Les exploitations et investigations sont activement en cours, pour cette plainte comme pour les précédentes. » Deux autres enquêtes ont été ouvertes pour l’agression d’Edouard Edy et de Tony.
(1) Les prénoms ont été changés.
Une par Mila Siroit, les photos des militants d’extrême droite utilisées pour cette illustration sont à titre illustratif.
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