
L’écrivaine et journaliste syrienne Samar Yazbek publie « Une mémoire de l’anéantissement », dans lequel des hommes, des femmes et des enfants de l’enclave palestinienne témoignent des atrocités perpétrées par l’armée israélienne, qui n’hésite pas à utiliser des robots tueurs.
Samar Yazbek est une romancière et journaliste syrienne. Opposante de gauche au régime de Bachar Al Assad, plus d’une fois menacée de mort, contrainte à l’exil en 2011 avec sa fille, poursuivie par les services de renseignements, elle est retournée clandestinement sur place en 2012 et 2013, revenue puis repartie après la chute du dictateur. Elle publie Une mémoire de l’anéantissement (Stock).
Elle y rapporte les témoignages de 26 rescapés de Gaza, évacués au Qatar pour y être soignés. Ce sont des récits à la première personne, sortis de la bouche d’hommes, de femmes, d’enfants, aux statuts sociaux divers. Tous ont vécu sous les bombes durant plus de deux ans. Ils ont subi le pire.
Survivants du génocide, ils sont ceux dont on parle peu et qui ont tant à dire. Ils racontent les drones, les bombes à l’uranium utilisées au même titre que la famine, l’amoncellement des corps, les chats et les chiens qui dévorent les cadavres, les plaies des blessés grouillant de vers. Et ces enfants de 6 ans dont les cheveux blanchissent en une nuit.
Vous donnez la parole à des Gazaouis. On a certes des images de la catastrophe qui les frappe, mais les témoignages verbaux directs sont exceptionnels…
Ce livre fait partie de mon projet autour de la mémoire collective. Depuis Feux croisés. Journal de la révolution syrienne (2012), les Portes du néant (2016) et 19 Femmes : les Syriennes racontent (2019), je donne la parole aux victimes. La vie quotidienne, personnelle, intime, est éminemment politique.
Je relate la manière dont des êtres si atrocement meurtris ont vécu dans l’enfer. Montrer une part de leur souffrance, c’est le devoir des journalistes, des intellectuels, des écrivains et des activistes ; affronter l’horreur avec leurs armes à eux, les mots.
Dans quelles conditions ont eu lieu les entretiens ?
J’étais au Qatar pour des raisons personnelles : ma fille, qui travaille là-bas, a eu un grave accident. Je suis allée à son chevet depuis la France. Sur place, j’ai découvert par hasard des rescapés gazaouis venus se faire soigner dans le complexe médical Thumama. La plupart étaient amputés, brûlés, très blessés. Ils étaient environ 3000, avec leur famille. Je me suis présentée comme bénévole auprès des femmes.
J’ai d’abord vu un enfant en fauteuil roulant, amputé des deux bras et des deux jambes. J’ai passé des années à documenter la guerre en Syrie ; j’en ai été traumatisée. Là, il fallait faire quelque chose. Dans les médias, ce ne sont que slogans politiques.
J’ai décidé de rester avec eux pendant des mois, durant l’année 2024, pour documenter leur souffrance et faire entendre leur voix. Ce n’était pas prévu. Je finissais un roman. Je m’apprêtais à aller au Soudan travailler avec des femmes violées.
Quelles questions avez-vous posées ?
À chacun, j’ai posé deux questions : que s’est-il passé pour vous le 7 Octobre ? Comment avez-vous perdu un morceau de votre corps ? Je me suis concentrée sur leur vie : une femme était en train de faire la cuisine quand elle a perdu sa fille ; un homme allait à l’école avec son fils, quand les avions ont bombardé son immeuble.
Qui sont ces hommes et ces femmes ?
Ce sont des professeurs d’école, des femmes au foyer, des étudiants, des journalistes, des infirmières, des patrons. Il y a beaucoup de mères, des adolescents. Abddallah, le plus jeune témoin, a 13 ans. Son visage a été complètement brûlé. Son corps est constellé de débris d’obus.
Il a vu sa famille entière brûler sous ses yeux. Les deux premiers témoins du livre sont mari et femme. Leur seul fils a été tué par un bombardement ; l’une de ses sœurs a perdu sa jambe lors de l’effondrement de la maison, l’autre est morte et la sœur jumelle de cette dernière a été brûlée, défigurée.
L’impression qu’on retire, à la lecture, est celle d’un traumatisme monstre partagé par tous.
Je partage leur souffrance. Si Abdallah a vu sa mère brûler vive devant ses yeux, qui sait si demain nous ne serons pas visés ? L’histoire de l’humanité, c’est l’histoire de la sauvagerie. Des gens comme nous se doivent de lutter pour la justice qui est chose très profonde.
On ne peut rester silencieux, en évitant de dire la vérité. Je n’ai pas senti de velléité de vengeance chez toutes ces personnes. Je n’ai pas confiance en un système politique international qui ne fait rien. On dit que la guerre est finie. C’est totalement faux.
Comment la romancière en vous a-t-elle pu appréhender ces cris de douleur loin de toute fiction ?
Quand la révolution en Syrie a débuté en 2011, jamais je n’aurais cru documenter un jour l’horreur de notre humanité actuelle. Jamais ! Ce projet a transformé ma vie.
La romancière en moi est exilée, coupée de sa capacité à inventer de la fiction. Il m’était impossible, par le prisme de la littérature, d’évoquer l’horreur du présent, les viols, les bombardements et les massacres en Syrie. J’ai donc commencé ce projet sur la mémoire collective.
Votre ouvrage tranche, par sa franchise crue, alors qu’on ne se livre, le plus souvent, qu’à des réflexions générales portant sur le conflit israélo-palestinien.
Cette situation dure depuis presque soixante-dix ans. Je pense qu’on doit créer un nouveau narratif, très différent de ce dont on a l’habitude. À mon avis, une vie humaine, avec ses détails personnels, donne à voir bien plus et en dit plus long que les discours politiques.
On doit travailler avec ce genre de narratif. C’est davantage utile, plus fort et plus profond que les paroles sèches des médias. Avec le temps, on a déshumanisé les Palestiniens.
Il y a une répétition dans les récits. Cette récurrence marque le caractère intentionnel de certains actes et confirme l’entreprise génocidaire méthodique mise en œuvre…
La récurrence des témoignages fait partie de ma méthode. Un massacre est ainsi vu sous plusieurs angles. Pour celui qui a eu lieu à l’hôpital Shifa, j’ai donné la parole à deux femmes, ainsi qu’à un docteur. Chacun a sa façon de dire, d’évoquer tel détail, de raconter ce qu’il a vécu. C’est comme un puzzle où chaque pièce finit par s’assembler.
Une fois le livre lu, on saura ce qu’il s’est réellement passé dans ce complexe hospitalier, le plus important de la bande de Gaza. Ils ont tué les patients, assiégé la place, interdit l’eau et la nourriture, bombardé le bâtiment, détruit le service de maternité, les couveuses. Un soldat israélien a fait semblant de violer un jeune homme amputé. Il secouait son lit de façon suggestive en disant : « Je te nique. »
Tous disent que les actes infâmes commis par Israël ne sont pas liés aux attaques du Hamas.
C’est ce qu’ils ont le plus souvent répété. Ils me disaient : « Nous sommes pacifiques et ils nous attaquent. Ils ont tué les bébés, les femmes enceintes. »
Certains mentionnent la nouveauté terrifiante des armes. Bombes empoisonnées, mais surtout l’usage des drones…
Je suis journaliste depuis trente-sept ans. J’ai travaillé en Syrie, au Moyen-Orient. J’étais sur la ligne de front en Syrie. J’ai interviewé des chefs islamistes radicaux. J’ai vécu sous les bombardements. J’ai vu des massacres. J’ai écrit sur les prisons et les viols, mais je n’ai jamais documenté cette façon de tuer les gens. Je pense à Shima, 21 ans. Elle m’a raconté la mort de son père.
Il faut savoir que des robots tueurs vivent parmi les Gazaouis. On les surnomme « zannana » à cause du grésillement qu’ils émettent. Ce sont des drones. Son père a été la cible d’un quadricoptère de ce type qui peut tirer et même se faire exploser. Il est entré dans une pièce, en a traversé deux autres – tel un petit papillon métallique – pour tuer son père, avant de ressortir la fenêtre. C’est ça la science-fiction, la sauvagerie absolue. Il s’agit d’une nouvelle guerre, menée par l’Intelligence artificielle.
Que pensez-vous des négociations en cours sur le sort futur de Gaza et, plus largement, de la Palestine ?
Je préfère ne rien dire. J’ai perdu l’espoir mais je ne peux pas le dire. Il n’y a pas de mots pour dire la situation.
Où vivez-vous désormais ?
Je ne sais pas. Je vole avec le vent ! Je voyage beaucoup. Je suis entre la France, le Liban et le Qatar.
Muriel Steinmetz
L’Humanité du 20 octobre 25
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Source: https://assawra.blogspot.com/2025/10/je-nai-jamais-documente-une-telle-facon.html
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