Valises de cash, « anomalies » comptables, démissions en cascades : Coallia, le géant de l’hébergement social d’urgence entre soupçons de fraude et colère (H.fr-14/10/24)

Le directeur de Coallia, Nordin Sedkaoui, en 2022. Avec plus de 5 000 salariés et près de 760 établissements dans 44 départements, l’association est une structure incontournable, subventionnée à hauteur de 148 millions d’euros par l’État en 2022. © Teresa SUAREZ/REA

L’opérateur associatif spécialisé dans l’hébergement social d’urgence fait l’objet, depuis plusieurs mois, d’une enquête financière du parquet de Paris. Chez les salariés, qui ont alerté en vain la direction, la colère gronde.

Par Elisabeth FLEURY.

Une direction en vase clos. Des agents de terrain en sous-effectif chronique, maltraités, payés au lance-pierre. Et au milieu, quelques responsables sans scrupule, que la justice soupçonne de détournements de fonds au préjudice d’un public précaire. Poids lourd de l’hébergement et de l’accompagnement social, l’association Coallia est dans la tourmente.

Cette association, fondée en 1962 par Stéphane Hessel sous le nom d’Aftam (Association pour la formation des travailleurs africains et malgaches) et dont l’objectif initial était la formation des migrants, fait l’objet d’une enquête financière. Rebaptisée Coallia en 2012, elle est aujourd’hui, avec plus de 5 000 salariés et près de 760 établissements dans 44 départements, une structure incontournable, subventionnée à hauteur de 148 millions d’euros par l’État en 2022.

« Un mastodonte » et « un paquebot à la dérive »

Accueil d’urgence des réfugiés syriens ou ukrainiens, maisons de retraite, foyers de travailleurs, structures pour handicapés… dédiée aux publics les plus vulnérables, Coallia est à la fois « un mastodonte » et « un paquebot à la dérive », estime un représentant CGT, éducateur spécialisé depuis 20 ans.

À l’issue d’un Comité économique et social extraordinaire (CESE), le lancement d’un droit d’alerte économique a été voté vendredi matin par les représentants syndicaux. « Un cabinet extérieur va venir éplucher toutes les lignes de comptes », traduit une responsable de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). De quoi corroborer, ou non, les soupçons de la justice.

L’enquête du parquet de Paris s’intéresserait principalement à l’Île-de-France, où des détournements de fonds auraient pu être commis, notamment entre 2020 et 2023. Des documents confidentiels, consultés par l’Humanité, semblent confirmer une large palette de fraudes. Ainsi, dans l’est du Val-de-Marne, un système de fausses factures bien rodé, s’appuyant sur des entreprises éphémères aux prestations bidon, aurait permis à un directeur territorial de détourner « plusieurs millions d’euros ». Dans le secteur ouest de ce même département, une directrice territoriale aurait délibérément grossi le nombre de ses salariés, fournisseurs et résidents, afin d’obtenir de Coallia des virements largement supérieurs aux besoins.

Au sein de différents services du siège, des échanges de courriers s’alarment de factures d’intérim douteuses. D’autres font état d’embarrassantes valises de cash – trois cent mille euros -, correspondant à des paiements de loyers non enregistrés. En février 2023, évoquant le recours, via un sous-traitant, à des salariés non déclarés dans un hôtel social de Bagnolet (Seine-Saint-Denis), un responsable comptabilité chiffre le montant de la fraude à l’Urssaf à 567 000 euros, pour les années 2020 et 2021.

Anomalies comptables pour « un montant supérieur à 10 millions d’euros »

Le 1er décembre 2022, un courrier anonyme émanant d’« un salarié de Coallia » saisit la Cour des comptes. L’auteur de la missive détaille de nombreuses anomalies comptables, évalue le préjudice à « un montant supérieur à 10 millions d’euros » et assure que la direction générale a été alertée « depuis 2019 ». En vain. « Il n’y a pas à ce jour d’enquête, de sanction, ni d’avertissement », s’agace le lanceur d’alerte.

Hasard du calendrier ? Au moment où elle reçoit sa lettre, la Cour des comptes est déjà saisie du cas Coallia car, en 2016, l’association a frôlé « un risque imminent de cessation de paiements » et ses dirigeants ont été remerciés en urgence.

Publié en janvier 2024, consacré aux années 2016-2021, le rapport de la Cour est un condensé de critiques. Sur quatre-vingt-dix-neuf pages, sont notamment pointés « de nombreux dysfonctionnements entre le siège et les responsables locaux », le recours systématique à des cabinets d’audits coûteux – dont les rapports restent lettre-morte-, un « processus de décision interne opaque ». « Les réformes de fond nécessaires n’ont été que partiellement conduites, et la persistance de multiples fragilités soulève de sérieuses interrogations sur la viabilité de Coallia à moyen et long terme », relève la Cour.

À la suite de ce rapport, le siège s’est doté de « managers de transition ». Les directeurs ont recruté des adjoints. Le fonctionnement pyramidal est toujours là. « On nous a annoncé une vaste réorganisation structurelle, résume l’élu CGT. On n’a fait qu’ajouter une couche supplémentaire au mille-feuilles. »

Le directeur régional d’Île-de-France, dont dépendaient les structures soupçonnées de malversations, a même été promu « directeur des activités » fin 2023, après avoir été brièvement sanctionné pour des faits de harcèlement. Au siège comme sur le terrain, les signes de découragement se multiplient. « Le respect et le bien-être au travail sont devenus le cadet de leur souci », résume un salarié.

« On a beau multiplier les droits d’alerte, il ne se passe rien »

Démissions en cascade au service comptabilité dont le directeur, victime d’un malaise lié au surmenage, est en accident du travail depuis plusieurs mois. Trois directeurs financiers en trois ans. Autant de directeurs informatiques. « Il y a beaucoup de souffrance, témoigne une responsable du CSSCT. On a beau multiplier les droits d’alerte, il ne se passe rien ». En juin 2023, la médecine du travail s’est fendue elle-même d’une alerte sur les risques psychosociaux chez Coallia. « Je suis élue depuis onze ans, je n’avais jamais vu ça », dit la syndicaliste.

Dans son rapport, la Cour des comptes dénonce un « manque d’attention à la qualité du service rendu aux personnes accueillies ». Sur le terrain, la situation continue de se détériorer. Moisissures, cafards, canalisations bouchées, portes bloquées… faute d’agents techniques (chargés de la maintenance) ou d’agents de service (chargés du nettoyage), les locaux partout se dégradent, dénoncent les élus syndicaux.

« On gère des gens psychologiquement détruits, mais on ne les accompagne pas correctement », déplore un élu FO. Sollicité par l’Humanité, Arnaud Richard, le directeur général de Coallia, n’a pas donné suite. « Indignez-vous ! » exhortait Stéphane Hessel. À en croire l’exaspération des salariés de l’association, il est en passe d’être entendu.

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Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/enquete/valises-de-cash-anomalies-comptables-demissions-en-cascades-coallia-le-geant-de-lhebergement-social-durgence-entre-soupcons-de-fraude-et-colere

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/valises-de-cash-anomalies-comptables-demissions-en-cascades-coallia-le-geant-de-lhebergement-social-durgence-entre-soupcons-de-fraude-et-colere-h-f/

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