160 milliards d’aides publiques par an : un « pognon de dingue » pour les entreprises. ( Mediapart – 11/10/22 )

Les aides aux entreprises seraient le premier poste budgétaire en France. © Photo Amaury Cornu / Hans Lucas via AFP

Des chercheurs lillois chiffrent à au moins 157 milliards d’euros par an les aides publiques à destination des entreprises, ce qui en fait le premier poste du budget de l’État.  

C’estC’est un secret bien gardé à Bercy : le montant des aides publiques dont bénéficient les entreprises. En mai 2018, Gérald Darmanin, alors ministre de l’action et des comptes publics du gouvernement d’Édouard Philippe, avait certes évoqué le chiffre de 140 milliards d’euros par an. Un montant impressionnant qui ferait des aides aux entreprises le premier poste du budget de l’État. Mais depuis, silence radio. Le ministère de l’économie et des finances ne veut rien communiquer dans le détail à ce sujet, au motif que « les chiffres sont trop difficiles à articuler », nous a-t-on fait savoir lors de la présentation du projet de loi de finances 2023, le 26 septembre.

On imagine pourtant qu’avec sa horde de techniciens surdiplômés, Bercy pourrait, s’il le souhaitait, dénicher ces chiffres sans trop de soucis. On ne saurait que trop l’y inciter pour éclairer les débats démocratiques et parlementaires actuels. Des telles données permettraient notamment de connaître la « situation nette » des entreprises vis-à-vis du Trésor public, et ainsi de remettre un peu de raison dans le débat budgétaire qui voit l’exécutif réclamer sans cesse de nouvelles baisses d’impôts afin de faire ruisseler l’argent dans l’économie.

Dans le but de dissiper ces zones d’ombre, et à la demande de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et de la CGT, des chercheurs du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé) se sont attelés à cet exercice de transparence. Leur méthodologie : « décomposer, articuler et consolider différentes données émanant de différentes sources administratives et statistiques ». Un travail de fourmis qui a duré deux ans et dont ils ont publié les conclusions le 7 octobre.

Les résultats de leur recherche : les aides publiques aux entreprises s’élèveraient au minimum à 157 milliards d’euros en 2019, soit près d’un tiers du budget de l’État (31 %) et plus de deux fois le budget de l’Éducation nationale ! Ce montant est du même ordre que celui annoncé par Gérald Darmanin en 2018, et aussi que celui publié par France Stratégie dans un rapport datant de 2020 qui estimait à 139 milliards d’euros par an minimum les aides à la production des entreprises en France. Fort de ces différentes évaluations, on commence donc à y voir un peu plus clair.

Un État-providence caché

Les chercheurs du Clersé décomposent pour leur part les aides publiques aux entreprises en trois parties : d’abord, 61 milliards d’euros de dépenses fiscales, qui comprennent toutes les niches à destination des entreprises et les baisses d’impôts récentes dont elles ont pu bénéficier – principalement l’impôt sur les sociétés et la TVA. Ensuite, 64 milliards d’euros de dépenses « socio-fiscales », qui sont notamment constituées des niches sociales et des baisses de cotisations patronales. Et enfin, 32 milliards d’euros de subventions directes de l’État et des collectivités locales. 

Mais ce qui interpelle le plus dans l’étude, c’est la montée en puissance de ces soutiens depuis 20 ans, qui montre à quel point le capitalisme français est de plus en plus sous perfusion de l’État : en 1999, l’État donnait en euros constants trois fois moins d’aides aux entreprises qu’en 2019. C’est le résultat des politiques de l’offre menées par les gouvernements successifs visant à réduire le « coût du travail » en baissant les impôts et les prélèvements sociaux payés par les entreprises.

En somme, ce rapport révèle la montée en puissance d’« un État-providence caché en faveur des entreprises », suggèrent les chercheurs du Clersé. Et encore, leur évaluation s’arrête au budget 2019, c’est-à-dire avant les crises sanitaire et énergétique qui ont vu les pouvoirs publics multiplier les dispositifs de baisses d’impôts et de subventions aux entreprises afin de maintenir leurs marges. On est donc certainement aujourd’hui à des niveaux d’aides publiques encore plus élevés. 

Les entreprises pas mal loties  

De tels montants débloqués chaque année amènent de fait à questionner le discours dominant de l’exécutif et du monde des affaires, qui assure que l’État français matraque fiscalement les entreprises. Ce, sans évoquer dans quelle mesure il les subventionne. Pour preuve, l’offensive récente du Medef pour faire baisser les « impôts de production », ces taxes qui pèsent sur l’activité des entreprises et non sur les bénéfices, et qui seraient responsables, selon le patronat, de la perte de compétitivité de l’économie française.

Le message a été reçu cinq sur cinq par le gouvernement : dans le projet de loi de finances actuellement débattu à l’Assemblée nationale, Bruno Le Maire promet la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) d’ici 2024, soit 8 milliards d’euros d’« impôts de production » en moins, après 10 milliards déjà supprimés dans le cadre du budget 2021. 

Le problème, c’est que pour financer ces nouvelles dépenses en faveur du capital, c’est aux ménages, aux collectivités locales et aux services publics de se serrer la ceinture. Car l’exécutif compte bien en parallèle réduire le déficit public en dessous de 3 % du PIB en 2027, contre 5 % actuellement.

Dès lors, était-ce bien nécessaire d’accorder de nouveaux soutiens aux entreprises ? Comprendre : en avaient-elles vraiment besoin ? Pas si sûr si l’on met justement en perspective le montant global des impôts de production avec celui des aides publiques aux entreprises. L’étude du Clersé nous dit qu’« en déduisant les subventions reçues par les entreprises des prélèvements que celles-ci versent aux administrations publiques », elles paient un montant net quidécline depuis 1999, « et plus particulièrement à partir de 2014 [voir graphique ci-dessous], avec l’intensification des crédits d’impôts ». Les entreprises françaises ne sont donc pas si mal loties par la puissance publique qu’on voudrait nous le faire croire. 

La différence entre impôts et subventions à la production se réduit depuis 20 ans. © Clersé

Au contraire, on pourrait même avancer qu’elles bénéficient des largesses de l’État. Car les dépenses liées aux crédits d’impôts évoqués par le Clersé n’ont pas eu les effets économiques escomptés.

Le cadeau des crédits d’impôts

On parle ici du crédit d’impôt recherche (CIR) et du crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE). France Stratégie, entre autres, a publié deux études qui critiquent vivement ces mesures. Au sujet du CIR, qui devait permettre d’attirer la valeur ajoutée industrielle dans le pays, France Stratégie rappelle qu’il « n’a guère contrecarré la détérioration de l’attractivité du site France pour la localisation de la R&D [recherche et développement] des entreprises multinationales étrangères ».

En outre, l’institution rattachée à Matignon explique que si le dispositif a eu « des effets positifs sur les PME », il n’a pas eu d’effet économique « significatif établi en ce qui concerne les ETI [entreprises de taille intermédiaire] et les grandes entreprises ». Or ce sont ces dernières qui en ont le plus bénéficié : « Les 50 premières entreprises qui ont les CIR les plus élevés totalisent à elles seules la moitié de la créance totale. » Et concernant le CICE, c’est pire : France Stratégie a dévoilé que l’effet du dispositif était « estimé à 100 000 emplois par an environ, ce qui est faible rapporté au coût du CICE – de l’ordre de 18 milliards d’euros en 2016 »

Un « pognon de dingue » dépensé pour pas grand-chose, donc. Hasard ou non, les dividendes de ces grandes entreprises shootées à l’argent public ont battu dans le même temps des records en France, peut-on lire dans les Échos. De quoi inciter les pouvoirs publics à imposer des contreparties à l’octroi de ces milliards d’aides. Et, surtout, à remettre à plat leur politique de soutien au capital. 

Auteur : Mathias Thépot

Source : 160 milliards d’aides publiques par an : un « pognon de dingue » po… | Mediapart

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