
Alors qu’elle doit se déplacer à Brest ce mardi, la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, ne cache pas sa préoccupation devant la situation économique dans certaines entreprises, avec les conséquences sociales qui en découlent.
Par Philippe CREHANGE.
Vous vous déplacez à Brest, ce mardi… (elle coupe)
Oui, à Brest même (sourire).
On voit que vous connaissez bien Brest et le Finistère Nord. Vous êtes toujours autant attachée à cette région ?
Tout à fait. J y viens très souvent donc je connais très bien le chemin.
Pour quelle raison venez-vous en Bretagne ce mardi ?
Pour aller à la rencontre des salariés des petites entreprises.
Parce qu’il y a une élection des représentants syndicaux dans les TPE.
Oui et c’est l’occasion de parler de ces salariés dont personne ne parle jamais alors que cette catégorie d’entreprise représente 20 % du salariat. Ce sont cinq millions de salariés en France, c’est énorme, qui sont aujourd’hui traités comme des salariés de seconde zone. Comme ils et elles sont dans des plus petites entreprises, ils et elles ont moins de droits. Ils et elles n’ont pas de syndicats dans leur entreprise, pas de représentation du personnel. Cela veut dire, par exemple, pas de droits en termes d’activités sociales et culturelles, un temps de travail qui est souvent plus élevé que les salariés des plus grandes entreprises, parce que, très souvent, ils ont seulement cinq semaines de congés payés. Pour autant, les salaires sont plutôt plus faibles dans les petites entreprises parce que la valeur est captée par les plus grosses.
Quel est l’enjeu ?
Le premier enjeu de ces élections, et c’est ça qui change vraiment la vie des salariés, c’est qu’elles déterminent les syndicats qui vont négocier les conventions collectives. C’est très important parce que ces salariés n’ont pas d’autres droits que ce qu’il y a dans la convention collective. À la CGT, nous voulons gagner, dans toutes les conventions collectives, des jours de congés enfants malades et pour les aidants, par exemple, une sixième semaine de congés payés, un 13e mois. Des droits que l’on a dans les grandes entreprises. On constate que plus la CGT est forte en représentativité, meilleurs sont les droits pour les salariés. Nous avons, par exemple, gagné en 2022 une nouvelle convention collective pour les assistantes maternelles qui est tout juste en train de se mettre en place. Elle permet des avancées très importantes comme la majoration des heures supplémentaires et la prime de départ à la retraite calculée sur l’ensemble de leurs carrières alors qu’auparavant c’était juste le dernier employeur.
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On n’a pas l’habitude de voir la CGT s’intéresser aux très petites entreprises ?
Vous vous trompez. On a toute une activité en direction des salariés des petites entreprises, notamment pour les accompagner individuellement face à leur employeur via nos conseillers du salarié. La CGT a 900 unions locales dans toute la France qui accueillent, chaque année, des centaines de milliers de salariés pour les défendre. C’est la CGT qui a gagné, il y a un peu plus de dix ans, la création des commissions paritaires régionales interprofessionnelles, donc les premières instances de représentation pour les salariés des petites entreprises. C’est pour cette instance que l’on vote entre le 25 novembre et le 9 décembre. Et nous allons demander, au lendemain des élections, l’ouverture d’une négociation pour renforcer leurs prérogatives.
Le premier problème, c’est qu’elles sont régionales et interprofessionnelles. En Bretagne, dix salariés siègent dans cette commission pour défendre 250 000 salariés de très petites entreprises. C’est mission impossible ! Ce que nous voulons, c’est que ces commissions soient organisées par département et par champ professionnel, avec une commission pour les salariés du commerce dans le Finistère, une commission pour les salariés de la construction, etc. Nous voulons aussi que les commissions aient un budget pour pouvoir mettre en place des activités sociales et culturelles et des actions, notamment de prévention en matière de santé au travail et d’accidents du travail. Nous voulons, enfin, que les représentants dans ces commissions puissent rentrer dans les entreprises à la demande des salariés. Aujourd’hui, pour qu’on puisse accompagner un salarié, il faut que l’employeur soit d’accord.
Si on laisse faire cette vague de licenciements, notre outil industriel ne s’en relèvera pas
Sur le front économique, de mauvaises nouvelles s’enchaînent en Bretagne et en France. Dans la région, on peut citer Michelin, Saupiquet, Casino… Les chiffres des défaillances d’entreprises ne sont pas bons non plus. Est-ce que vous êtes inquiète pour les prochains mois ?
Nous sommes extrêmement inquiets. L’année dernière, lors de la conférence de rentrée de la CGT, nous disions que les prévisions de croissance du gouvernement étaient surestimées et que notre tissu industriel était en danger. À l’époque, on n’avait pas du tout été entendus. En mai dernier, on avait sorti une liste noire de 140 plans de licenciements. Personne n’en a rien eu à faire. Aujourd’hui, notre liste est montée à 180 et on va très rapidement monter au-dessus de 200, voire plus. Or, à ce stade, il nous semble que les pouvoirs publics, le gouvernement, n’ont absolument pas pris la mesure de la gravité de la situation. Ils pensent encore que c’est marginal. Sauf que notre industrie est fragile. On n’est pas du tout au niveau d’emplois industriels de nos voisins, notamment de l’Italie et de l’Allemagne. Mais je pourrais parler aussi de la Belgique, de la Suisse. La France est l’un des pays les plus désindustrialisés. Si on laisse faire cette vague de licenciements, notre outil industriel ne s’en relèvera pas. C’est la raison pour laquelle la CGT demande un moratoire sur les licenciements de façon à ce que dans toutes les entreprises, les représentants du personnel puissent travailler, avec l’aide, je l’espère, des services de l’État, sur des alternatives pour chercher des repreneurs, construire des projets alternatifs répondant au défi environnemental et garantissant la poursuite de l’activité.
Nous demandons aussi la tenue d’assises de l’industrie, pour refonder totalement la politique industrielle. Tout ceci est le signe du désastre de la politique économique d’Emmanuel Macron et, notamment, de la politique de l’offre. Tout ce qu’il a fait depuis sept ans a été justifié in fine par l’objectif d’attirer les investisseurs. Oui, la France est devenue un paradis pour les investisseurs. Mais si les investisseurs étrangers, et on le dit depuis le début, viennent bien en France, ils ne restent pas longtemps. Ils prennent les brevets, le savoir-faire, la valeur et une fois qu’ils ont essoré nos entreprises, ils s’en vont comme ils sont venus.
C’est ce que vous craignez pour Doliprane, en passe d’être cédé à un fonds d’investissement américain ?
Exactement ! Le problème, ce n’est pas que ce fonds d’investissement soit américain. Le problème, c’est que c’est un fonds d’investissement. On connaît leurs pratiques, et pour cause, ils sont faits pour ça. Ils sont faits pour maximiser la valeur pour l’actionnaire. Donc ils vont venir imposer des taux de rentabilité à deux chiffres et une fois qu’ils auront bien essoré l’entreprise, ils partiront.
Il y a une gabegie sur l’apprentissage
Pour boucler son budget, le gouvernement prévoit plusieurs mesures, notamment le gel de l’indexation des pensions de retraite sur l’inflation, pendant six mois. C’est une mauvaise idée ?
C’est catastrophique. On avait beaucoup apprécié quand le Premier ministre avait parlé de justice fiscale dans son discours de politique générale. Mais la justice fiscale, ça ne peut pas être de faire baisser la pension des retraités et de faire baisser la rémunération des apprentis. Il s’est visiblement trompé de cible.
L’année 2023 avait été marquée par une forte mobilisation contre la réforme des retraites. Le sujet est revenu, ces dernières semaines, sur la table avec la dissolution. Est-ce que vous croyez encore en une abrogation ?
Oui. Cette abrogation est nécessaire parce que cette réforme est violente et injuste. Ce lundi matin se tient, à l’Assemblée nationale, une conférence de financement de nos retraites, convoquée et organisée par la commission des finances autour de Messieurs Coquerel et de Courson (président et rapporteur général de la commission, NDLR). Cela fait deux ans qu’on le demande pour montrer qu’en lieu et place de cette réforme violente, il y a énormément d’autres solutions pour financer nos retraites. Nous allons, ce lundi, les présenter et montrer que c’est tout à fait soutenable.
Sur l’apprentissage, c’est un peu plus d’un milliard d’euros d’aides qui sera raboté. Vous le comprenez ?
Il y a une gabegie sur l’apprentissage. Il y a des effets d’aubaine énormes. Ce que je ne comprends pas, c’est que le gouvernement passe un coup de rabot indéterminé en baissant de 6 000 euros à 4 100 euros les aides à l’embauche sur les apprentis au lieu de concentrer les aides sur ceux qui en ont besoin, à savoir les petites entreprises. Aujourd’hui, on a des aides qui sont captées par des grandes entreprises pour embaucher des élèves en école d’ingénieurs. C’est très bien qu’il y ait des ingénieurs en apprentissage, c’est très positif. On y est très favorable, mais il n’y a pas besoin de l’État. L’État dépense, chaque année pour un apprenti, deux fois plus que pour un étudiant. Il y a un énorme problème. Normalement, ce sont les entreprises qui doivent contribuer à l’apprentissage. En plus, pour trouver des économies supplémentaires, l’État va faire baisser la rémunération des apprentis de 10 % en leur imposant des prélèvements (CSG et CRDS) dont ils étaient jusqu’alors exonérés. Ce sont pourtant aujourd’hui les travailleurs et travailleuses les moins bien payés avec des salaires en dessous du Smic.
4 000 suppressions de postes d’enseignantes et d’enseignants c’est dramatique
Le gouvernement prévoit aussi des réductions d‘effectifs dans la fonction publique et l’Éducation nationale. Vous laisserez faire ça ?
Ah non, bien sûr, parce que 4 000 suppressions de postes d’enseignantes et d’enseignants, c’est dramatique. Il y a des milliers d’élèves et de familles qui souffrent déjà, en cette rentrée, en raison d’enseignants non remplacés. Il faut, au contraire, profiter de la légère baisse démographique pour renouveler notre vivier de remplaçantes et de remplaçants. La France est un des pays de l’OCDE où le nombre d’élèves par classe est le plus élevé.
Vous attendez la fin des débats parlementaires pour dire si vous allez vous mobiliser ou non ?
Nous interpellons déjà tous les députés. Nous leur demandons de revoir la copie pour amender en profondeur ce budget. Et nous organisons d’ores et déjà des mobilisations, le 29 octobre prochain. Il y a une mobilisation lancée par les soignants et les soignants. On l’a vu dans le Finistère, la situation des hôpitaux est catastrophique : mur de la honte à La Cavale Blanche à Brest, fermeture des urgences à Carhaix, fermeture de la maternité à Landerneau (après des fermetures partielles, elle a retrouvé une activité normale, NDLR), saturation des urgences de Morlaix… Pourtant, il n’y a aucun financement supplémentaire pour l’hôpital. Il va même y avoir des financements encore en baisse en raison du transfert de charges et de tâches.
De même dans l’Éducation nationale où l’ensemble des organisations syndicales – ça fait des années que ça n’a pas eu lieu – a déposé une alarme sociale. En fonction de la réponse qui sera apportée, l’intersyndicale prendra des décisions pour la suite. Il y a aussi des choses qui sont en train de se construire dans la fonction publique territoriale pour dénoncer les cinq milliards de coupes budgétaires.
Michel Barnier semble accorder une importance au dialogue social. Plusieurs dossiers, dont l’assurance chômage et l’emploi des seniors, sont remis aux syndicats. Ça vous réjouit ?
Nous avons gagné une victoire très importante sur la question de l’assurance chômage grâce à notre mobilisation. C’est une victoire à quatre milliards. Ce n’est quand même pas tous les jours qu’on gagne ça. Si cette réforme avait été appliquée, un million de salariés privés d’emploi seraient tombés dans la grande précarité, notamment des jeunes, des saisonniers. Ça aurait été extrêmement violent. Maintenant, il y a deux négociations qui s’ouvrent et qui vont se tenir à marche forcée en octobre et novembre. Nous allons nous battre. D’abord pour gagner des mesures pour les seniors, comme permettre des aménagements de fin de carrière, des départs à la retraite progressive, sanctionner les entreprises qui ne jouent pas le jeu en termes d’emploi des seniors. Et puis, nous allons être dans la négociation sur l’assurance chômage. Nous n’accepterons pas la dégradation de l’indemnisation des chômeurs seniors.
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