
Les quartiers populaires et les diasporas ont pris leur place dans le mouvement écologiste. Premiers concernés par les pollutions, ils créent des collectifs, comme Banlieue Climat, A4 ou Ghett’up, pour être au cœur des décisions.
Par Alexandre-Reza KOKABI .
La crise écologique ne frappe pas partout de la même manière. Selon l’origine sociale, le quartier ou le pays d’où l’on vient, la vulnérabilité aux pollutions, aux pénuries et aux catastrophes varie considérablement. Et les réponses ne peuvent être uniformes.
Longtemps, l’écologie politique en France s’est pensée comme un combat universel contre la destruction du vivant et le changement climatique. Mais, portée par des organisations issues des classes moyennes blanches, elle a occulté une réalité essentielle : le manque de représentation, en son sein, des groupes les plus affectés par ces crises — et qui en sont les moins responsables.
Face à cette mise à l’écart, une nouvelle génération de collectifs émerge depuis les quartiers populaires, les territoires d’outre-mer et les diasporas. Dans la lignée du Front de mères de la politologue Fatima Ouassak, des convergences entre Génération Climat et Génération Adama — Adama Traoré est mort le 19 juillet 2016, suite à son interpellation par trois gendarmes — ou encore de la popularisation de l’écologie décoloniale par le chercheur Malcom Ferdinand, ces militants bousculent les cadres traditionnels de l’engagement écologique.
Banlieues Climat, Génération Lumière, l’Observatoire Terre-Monde, Les Impactrices, Ghett’up, A4… Ils redéfinissent les contours d’une écologie qui ne laisse personne de côté.

Un mépris violent
Ces collectifs sont nés d’un double constat : d’abord, l’invisibilisation des premiers concernés par la crise écologique ; ensuite, la nécessité d’agir autrement.
Le 24 juin dernier, Malcom Ferdinand, invité d’une soirée organisée par Reporterre face au risque d’une prise de pouvoir du Rassemblement national lors des législatives anticipées, a dénoncé l’entre-soi racial de l’événement, censé représenter la diversité du mouvement écologiste. « Combien de fois vais-je arriver dans un meeting comme celui-là et me retrouver l’un des seuls Noirs de la salle ? » s’est-il ému, invitant ses « amis écologistes » à « changer ».

Ce manque de représentation pose problème, tant il nourrit un sentiment d’illégitimité. « Le mouvement écologiste, très “carbocentré”, a eu tendance à négliger nos réalités, à créer un cadre où nos voix compteraient, selon Sedji Gbaguidi, de l’Observatoire Terre-Monde, qui met en lumière les enjeux écologiques des territoires d’outre-mer. Tout en se demandant pourquoi il n’arrivait pas à attirer dans ses rangs des personnes racisées… »
« Il y a ce côté “apprendre la vie aux pauvres” »
Grandir en banlieue dans l’Hexagone, c’est vivre dans des logements insalubres, avec des espaces verts rares et une pollution rendant les enfants asthmatiques. Grandir aux Antilles, c’est voir ses proches malades à cause du scandale du chlordécone — pesticide ultratoxique utilisé sur les bananeraies bien après son interdiction en métropole. « L’écologie politique, en ignorant ces injustices pendant trop longtemps, est devenue un repoussoir pour les personnes non blanches et précaires », poursuit-il.

À cela s’ajoute une approche institutionnelle souvent perçue comme humiliante dans les quartiers populaires. « Les municipalités, les bailleurs ou des associations venaient nous expliquer comment trier nos déchets, sans jamais s’intéresser au mille-feuille d’injustices que nous subissions au quotidien : l’air vicié, la précarité, la vie chère, le racisme banalisé, raconte Sanaa Saitouli, cofondatrice de Banlieues Climat et habitante de Cergy. Cette écologie nous arrivait donc uniquement sous forme de mépris violent. »
Même mépris ressenti par David Maenda Kithoko, de Génération Lumière, quand il vivait aux Buers, un quartier populaire de Villeurbanne : « Il y a ce côté “apprendre la vie aux pauvres”. » Pourtant, complète Sanaa Saitouli, « dans les quartiers et les diasporas, on a toujours travaillé sur l’environnement à travers nos conditions de vie, mais sans jamais être reconnus comme des experts ou de grands écologistes ».
Nouvelles figures de l’écologie
Ces militants ont ainsi décidé de ne plus attendre qu’on leur fasse de la place : ils ont construit leurs propres structures et récits, par et pour les premiers concernés. « Si on n’est pas à la table des décisions, c’est qu’on est au menu », résume Souba Manoharane-Brunel, des Impactrices, qui milite pour l’empowerment des femmes racisées dans la transition écologique.
Leur écologie est une écologie de la dignité, un projet de société refusant les oppressions systémiques et pansant les fractures sociales et raciales. Lutter pour l’écologie, pour eux, c’est lutter contre la précarité alimentaire, la gentrification, l’exploitation des terres et des corps. « Notre approche est systémique, politique et radicale », affirme Souba Manoharane-Brunel.
Leurs stratégies varient : plaidoyer, recherche engagée, formation, action directe. Mais toutes partagent une approche ancrée dans l’expérience vécue des quartiers populaires, des territoires d’outre-mer et du colonialisme.

Ghett’up a par exemple publié le rapport (In)justice climatique, qui rassemble plus de 1 000 témoignages de jeunes des milieux populaires. « Mon frère faisait des crises d’asthme sévères, ma mère enceinte respirait un air pollué… raconte Rania Daki, porte-parole du collectif. Ces injustices ont un prix qu’il est important de rendre visible. »
À Banlieues Climat, l’éducation populaire est au cœur de l’approche. La pédagogie commence par des questions simples : « Combien d’entre vous vont chercher les médicaments de leurs parents ? » demande souvent Sanaa Saitouli. Tous lèvent la main. « À ce moment, on fait le lien avec la pollution de l’air, la malbouffe… Ils vivent déjà l’écologie sans le savoir », observe-t-elle.
Lire aussi : Contre l’injustice climatique, Rania Daki porte la voix des banlieues
À leur tour, ces citoyens deviennent des passeurs de savoirs, et d’autres actions naissent. Récemment, un groupe de mères formées par Banlieues Climat a interpellé Michel-Édouard Leclerc, président d’E.Leclerc, après avoir découvert la contamination au mercure du thon vendu en supermarché.
Sur l’exil, un sujet qu’ils mettent au centre de leur engagement, plusieurs initiatives complémentaires sont entreprises. L’Observatoire Terre-Monde et Vietnam Dioxine ont récemment publié, dans Reporterre, une tribune défendant le fait que « lutter pour l’écologie, c’est se préoccuper et agir pour le droit d’avoir accès à la terre et donc à un logement, qui que nous soyons et d’où que l’on vienne ».

En Bretagne, le collectif A4 a ouvert une serre collective pour offrir un travail digne aux personnes migrantes. Génération Lumière, elle, documente l’extractivisme néocolonial qui chasse les populations de leurs terres. L’été dernier, l’association a organisé une marche contre les ravages des mines en République démocratique du Congo (RDC), inspirée de la « Marche des Beurs » de 1983, contre le racisme.
Rejeter la « caution de diversité »
Si ces collectifs gagnent en influence, plusieurs freins subsistent pour qu’ils pèsent dans l’écologie politique. Souba Manoharane-Brunel craint une forme de « tokénisation » de leurs voix, à travers une tentation pour les grandes ONG et partis politiques de les réduire en de simples cautions de diversité, sans que cela ne se traduise en actes politiques. « Nous ne sommes pas là pour leur donner bonne conscience, mais pour peser au cœur même des décisions », dit-elle.
« Les Verts seront nos alliés le jour où leur programme accordera autant d’importance que nous aux sujets que nous défendons », acquiesce Sedji Gbaguidi, de l’Observatoire Terre-Monde.
Sur le terrain, les militants racisés font aussi face à des violences policières ciblées. « Nos formateurs se font contrôler au faciès, sont suspectés de vol dès qu’ils transportent du matériel », dénonce Sanaa Saitouli, qui a relaté sur France Inter le contrôle d’Aymen, un jeune formateur.
Dans ce contexte, les actions directes, exposant leurs participants à la répression, sont encore plus difficiles à envisager que pour d’autres organisations. « Beaucoup de nos membres, de nationalité congolaise, sont vulnérables administrativement. On ne peut pas se permettre de les mettre en danger », confirme David Maenda Kithoko, de Génération Lumière.
Résultat de cet élan : « Notre vision de l’écologie progresse, et il devient de plus en plus difficile de se revendiquer écologiste sans intégrer ces perspectives », poursuit-il. Sedji Gbaguidi se montre, lui, plus septique avec la montée de l’extrême droite en France : « Dans les milieux militants, notre discours porte, mais à l’échelle nationale, c’est clairement plus difficile. Ce n’est pas gagné. »
Raison de plus, pour tout le mouvement écologiste, de serrer les rangs autour de ces nouveaux maillons : « Si on ne remet pas les premières personnes affectées au centre, elles mourront du fascisme avant même que nous ayons adressé la question du réchauffement climatique », prévient Souba Manoharane-Brunel. Une chose est sûre : l’écologie de demain ne pourra plus s’écrire sans eux.
°°°
Source: https://reporterre.net/Ils-construisent-une-ecologie-populaire-decoloniale-et-antiraciste
URL de cet article; https://lherminerouge.fr/ils-construisent-une-ecologie-populaire-decoloniale-et-antiraciste-reporterre-14-04-25/