La course au lithium assoiffe les paysans boliviens (Reporterre-7/08/25)

van Calcina, secrétaire général de la Centrale unique provinciale des communautés originaires de Nor Lipez, près d’une des nombreuses stations de pompage d’eau utilisées pour la production de lithium et qui assèchent le territoire. – © Sara Aliaga / Reporterre

La Bolivie possède les plus grandes réserves de lithium au monde, encore peu exploitées. L’État souhaite accélérer, ce qui inquiète la population locale, dont les réserves en eau sont déjà accaparées par l’usine existante.

Par Nils SABIN et Sara ALIAGA (photographies).

Uyuni (Bolivie), reportage

Dans le sud de la Bolivie, la ville d’Uyuni et ses alentours ont des airs d’Arrakis, la planète désertique imaginée par Frank Herbert dans le roman de science-fiction Dune. Le climat y est particulièrement aride, la végétation rare et l’eau une ressource précieuse. Ici, pas de sable, mais du sel : 10 000 km2 d’immensité salée qui forment le salar d’Uyuni, le plus grand désert de sel de la planète.

Et à la place de l’épice, ressource la plus précieuse de l’univers d’Herbert, on trouve du lithium : 21 millions de tonnes, les réserves les plus importantes au monde de ce métal notamment utilisé pour la fabrication de batteries.

Les rivières et étendues d’eau étant rares et souvent impropres à la consommation humaine. Les populations locales dépendent d’eaux souterraines pour survivre. « Nous vivons principalement de l’élevage de lamas et de la culture du quinoa, explique Ivan Calcina, secrétaire général de la Centrale unique provinciale des communautés originaires de Nor Lipez (Cupconl), au sud du désert de sel. Mais c’est une vie très dure, car il y a très peu d’eau. » Ces maigres réserves sont en plus menacées par l’appétit de l’État bolivien pour le lithium qui se trouve sous le salar d’Uyuni.

Le salar d’Uyuni, un écosystème complexe et largement méconnu, que les activités d’extraction du lithium pourraient dérégler. © Sara Aliaga / Reporterre

Le projet bolivien autour du lithium remonte à 2008, quand le gouvernement d’Evo Morales (président de 2006 à 2019) a annoncé sa volonté d’exploiter les gigantesques ressources nationales. Le projet était ambitieux et se voulait 100 % souverain. Il ne s’agissait pas juste d’extraire le métal du salar, mais de développer toute une chaîne de production allant jusqu’à la confection de batteries locales.

Apport d’entreprises étrangères

Dix-sept ans plus tard, ce projet est un échec : en 2024, Yacimientos de Litio Bolivianos (YLB), l’entreprise publique chargée du lithium, n’a produit que 2 000 tonnes de carbonate de lithium, 130 fois moins que le voisin chilien. Face au développement poussif du secteur, l’État a changé de stratégie et deux contrats ont été signés avec des entreprises étrangères : le consortium chinois CBC et l’entreprise russe Uranium One Group.

Ces deux accords, qui promettent 2 milliards de dollars (1,73 milliard d’euros) d’investissements dans le lithium bolivien, sont actuellement dans l’attente d’un vote du Parlement. Celui-ci risque de ne pas intervenir avant les élections présidentielle et législatives du 17 août, au vu de l’absence actuelle de majorité.

La communauté Culpina K, localité proche de l’usine de Yacimientos de Litio Bolivianos. © Sara Aliaga / Reporterre

Pour Ivan Calcina, cette nouvelle politique reproduit les travers qui caractérisent le projet bolivien autour du lithium : très peu de transparence, pas de consultation préalable avec les communautés locales, ni d’étude d’impact environnemental. « Nous ne sommes pas contre le développement de l’industrie du lithium, mais nous exigeons de l’État bolivien qu’il respecte nos droits », dit-il.

Ivan Calcina observe un lieu où se trouvaient des zones humides. © Sara Aliaga / Reporterre

En Bolivie, la Constitution établit pourtant que, pour exploiter des ressources naturelles non renouvelables sur un territoire donné, l’État doit obligatoirement mener une consultation préalable auprès des populations concernées. « Jusqu’à présent, nous ne savons pas comment nous allons bénéficier de cette industrie : va-t-il y avoir des emplois locaux ? Quelle redevance allons-nous toucher ? Et surtout, nous ne savons pas quelles vont être les conséquences environnementales », continue Calcina, tandis qu’il se dirige vers Rio Grande, le village le plus proche de la première usine de carbonate de lithium construite par YLB.

« Les camions passent sous notre nez, mais nous n’avons jamais touché 1 centime »

Ce lieu est l’incarnation des désillusions locales liées au lithium. Situé au sud du salar d’Uyuni, le village poussiéreux a cru avoir décroché le gros lot quand la première usine d’extraction de lithium a été inaugurée en 2023, à une trentaine de kilomètres. Rien n’est plus éloigné de la réalité. « Pas une seule personne ne travaille pour YLB ici. Les camions chargés de carbonate de lithium passent sous notre nez, mais en dix-sept ans, nous n’avons jamais touché 1 centime. On se demande où part l’argent », témoigne Donny Ali, ex-membre du comité civique de Rio Grande, qui participe à l’administration du village.

La colline Llipi, particulièrement importante pour les communautés de la région, qui s’y rendaient pour effectuer des rituels de demande d’eau. Aujourd’hui, elles ne peuvent plus y accéder sans une autorisation de Yacimientos de Litio Bolivianos. © Sara Aliaga / Reporterre

La déconvenue ne s’arrête pas là. YLB a creusé une vingtaine de puits à proximité du village, sans l’aval de la population, et refuse de communiquer sur les quantités d’eau pompées. « Qu’est-ce qui se passera si nous nous retrouvons sans eau ? Nous n’avons pas accès à des études spécialisées ou à des rapports qui nous garantissent un accès à l’eau à long terme », s’alarme Donny Ali. Sollicitée, YLB n’a pas répondu aux questions de Reporterre.

Une des petites mares encore existantes sur la colline Llipi, où les membres de la communauté de Nor Lipez effectuaient des offrandes avec des feuilles de coca. © Sara Aliaga / Reporterre

Jusqu’à présent, les puits utilisés par les habitants de Rio Grande n’ont pas été affectés, mais certaines zones se sont asséchées. Direction la Chincha, à 5 km du village, où a été construit l’un des puits : « Avant, il y avait un bofedal [une zone humide de haute altitude], c’était une zone qui verdissait quand il y avait un peu de pluie et où venaient s’abreuver les vigognes [des camélidés, comme les lamas], décrit Franz Ali, membre du comité civique de Rio Grande. Maintenant, comme vous pouvez le constater, c’est devenu désertique. »

La migration des vigognes n’est pas sans conséquences pour les locaux : la laine de cet animal sauvage, récupérée une fois par an, est très prisée de l’industrie du luxe et le kilo peut se vendre plusieurs centaines de dollars. « Avant, il suffisait de venir ici et les vigognes étaient en partie regroupées, donc c’était plutôt facile de les rabattre pour récupérer leur laine, indique Franz Ali. Maintenant, elles sont dans des zones plus montagneuses, donc c’est plus dur. »

Le manque d’eau prive les éleveurs de lamas de lieux pour abreuver et nourrir leur bétail, ce qui affecte l’économie du territoire. © Sara Aliaga / Reporterre

L’absence de bénéfices, les inquiétudes concernant l’eau et le manque de transparence généralisé depuis le début du projet expliquent la réticence des locaux vis-à-vis de l’arrivée des deux entreprises étrangères. Concernant l’étude d’impact environnemental, l’État bolivien explique qu’elle sera menée une fois les deux contrats votés par le Parlement. « C’est comme mettre ses chaussures avant ses chaussettes, ça n’a aucun sens, commente Ivan Calcina. Une fois que l’argent sera là, il sera trop tard pour freiner les projets. »

Le désert de sel en danger

Ces deux contrats inquiètent également du fait de la technologie qui sera employée. Alors que la première usine utilise des piscines d’évaporation pour récupérer le carbonate de lithium — technique la plus courante pour extraire le lithium des salars, comme en Argentine et au Chili —, les prochaines usines prévoient d’utiliser l’extraction directe de lithium (DLE). Ce procédé permet de récupérer plus efficacement et plus rapidement le lithium des saumures dans lesquelles il se trouve.

Le salar d’Uyuni est le plus grand désert de sel du monde : il s’étend sur plus de 10 000 km2. © Sara Aliaga / Reporterre

« On ne connaît pas avec précision les dessous du salar d’Uyuni, car il n’y a jamais eu d’études détaillées sur le sujet. Mais on sait que c’est un système hydrologique complexe avec des zones perméables et imperméables, des flux verticaux et horizontaux et avec, à proximité, des réserves d’eau douce vitales aux communautés. Quel sera l’effet sur ce système d’une extraction rapide des saumures via la technologie DLE ? On ne sait pas non plus », alerte Gonzalo Mondaca, ingénieur environnemental spécialisé sur le lithium travaillant au Centre de documentation et d’information de Bolivie, une ONG bolivienne.

« Ils partent du principe que le lithium va sauver la Bolivie »

En mai, la Cupconl a présenté une action populaire (un recours juridique) contre l’État, demandant l’organisation d’une consultation préalable sur l’exploitation du lithium dans le salar d’Uyuni. Début juin, un juge a rejeté ce recours, sans trancher sur le fond du sujet, arguant que ce type de procédure ne permettait pas de freiner l’examen des contrats par le Parlement. Mais les communautés locales ne comptent pas en rester là : « Nous allons d’abord faire un recours devant le Tribunal constitutionnel plurinational [l’équivalent bolivien du Conseil constitutionnel] et, si ça ne fonctionne pas, nous saisirons la Commission interaméricaine des droits de l’Homme », détaille Calcina.

Les communautés vivant dans la région d’Uyuni ne reçoivent pas d’indemnité de la part de l’État bolivien dans le cadre de l’exploitation du lithium. © Sara Aliaga / Reporterre
«  Quel sera l’effet sur le salar d’Uyuni d’une extraction rapide des saumures  ? On ne sait pas  », déplore l’ingénieur environnemental Gonzalo Mondaca. © Sara Aliaga / Reporterre

À l’approche de l’élection présidentielle du 17 août, le lithium est revenu au centre du débat politique bolivien : plusieurs candidats proposent de faire venir des entreprises étrangères pour exploiter le métal, un autre explique qu’il vendra en avance 3 % des réserves afin de ramener 10 milliards de dollars (8,55 milliards d’euros) dans le pays et stabiliser l’économie, mais aucun ne s’est déclaré contre l’exploitation de cette ressource. Un seul propose une exploitation plus équitable pour les communautés locales.

Pour Donny Ali, ils répètent les mêmes erreurs que le gouvernement actuel, dirigé depuis 2020 par le socialiste Luis Arce : « Ils partent du principe que le lithium va sauver la Bolivie de la crise économique, mais nous n’entendons toujours pas parler des bénéfices pour les locaux. »

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Source: https://reporterre.net/La-course-au-lithium-assoiffe-les-paysans-boliviens

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