Adoption de l’euro : “Le piège se referme aussi sur les Croates” ( Frédéric Farah – 11/01/23 )

” Il est demandé à la Croatie d’adopter une politique budgétaire neutre et de maîtriser les dépenses publiques. Et contrairement aux espérances des élites locales, l’euro ne sera pas un facteur de convergence économique et fabriquera davantage d’hétérogénéité.”
NurPhoto via AFP


La famille de l’euro s’agrandit depuis le 1er janvier, se félicite Christine Lagarde, la présidente de la BCE. En vérité, Zagreb avec sa monnaie suivait depuis longtemps à la semelle les principes allemands d’austérité. Mais désormais, le pays ne peut plus vraiment faire marche arrière et accepter l’austérité et la croissance atone malheureusement associées à la monnaie unique.

L’entrée de la Croatie dans l’Euro et l’espace Schengen a été accueillie dans une large indifférence. Les regards sont ailleurs et chargés de lourdes préoccupations : récession à venir, facture énergétique exorbitante, remontée des taux. Si l’on voulait se réjouir de l’entrée de ce nouveau membre, nous pourrions dire que la zone euro conserve un fort pouvoir d’attraction, car voilà un petit pays (0,33 % du PIB européen), qui va chercher dans la monnaie unique, un bouclier contre les risques du moment : inflation et risques sur la dette souveraine. L’euro protège et rassure : ce serait la conclusion de ce nouvel élargissement. Dans une petite vidéo publiée le 1er janvier 2023, madame Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne (BCE), s’est enthousiasmée de l’arrivée de la Croatie. Elle évoque la zone euro comme une famille heureuse, qui unit ses membres, les rapproche. Cet autosatisfecit semble quelque peu éloigné du réel, pour employer un euphémisme. La Croatie rejoint-elle alors une famille heureuse ? Est-ce la félicité qui l’attend ? Plus que jamais, il faut soumettre ce type de propos et de vœux pieux à l’épreuve des faits.

Tout d’abord, l’économie croate est déjà largement arrimée à la zone euro par le biais indirect de l’ancienne monnaie allemande, le mark, depuis les années 1980-1990. En 1991, au moment de l’indépendance de la Croatie, 90 % des dépôts étaient libellés en mark et avant l’adoption de la monnaie unique, 80 % des dépôts bancaires étaient déjà libellés en euro. En inscrivant le destin monétaire du pays dans le sillage de la forte monnaie allemande, le pays ne pouvait que déboucher sur l’adhésion à l’euro. En 2020, la Croatie rejoignait le mécanisme de change européen, antichambre de l’euro. Le pays a également dû faire des efforts budgétaires pour sortir de la procédure de déficit excessif en 2017. L’abandon de sa monnaie, la kuna, vient couronner une intégration européenne pour partie réalisée. Pour le reste, la population croate a entendu les mêmes arguments de vente que les autres nations : prime de crédibilité pour payer des intérêts moindres sur la dette du pays, réduction des coûts de conversion qui devraient stimuler le tourisme, renforcement de l’attractivité en matière d’investissement direct à l’étranger, croissance des échanges commerciaux et maîtrise de l’inflation.

« Les Croates sont avertis : sortir de l’euro pourrait avoir un coût extrêmement lourd. Au passage, la démocratie en prend sérieusement pour son grade. Créer de l’irréversibilité est la meilleure manière d’annuler le suffrage universel. »

Au regard des vingt-trois années d’euro, le scepticisme sur les performances de la monnaie unique est largement légitime : zone de faible croissance, peu de solidarité, logique austéritaire, des échanges qui n’ont pas augmenté significativement du fait de la monnaie unique et une politique économique impossible. Désormais, le piège se referme aussi sur les Croates et le gouverneur de la Banque centrale croate le dit à peine à mots couverts. Dans un entretien donné au journal Les Échos le 28 décembre 2022, Boris Vujčić affirme qu’« une sortie de l’Union européenne n’est jamais impossible, bien sûr. Qui peut empêcher un pays de quitter l’UE s’il le décide ? Cependant, une fois dans la zone euro, le processus de sortie serait beaucoup plus difficile et coûteux que ce qui s’est passé au Royaume-Uni, pays qui ne faisait pas partie de l’euro ». Les Croates sont avertis : sortir de l’euro pourrait avoir un coût extrêmement lourd. Nous retrouvons ici le propos glaçant de l’ancien commissaire européen Yves de Silguy : « L’euro est une autoroute sans voie de sortie ». Au passage, la démocratie en prend sérieusement pour son grade. Créer de l’irréversibilité est la meilleure manière d’annuler le suffrage universel.

LE PRÉCÉDENT GREC OUBLIÉ

Désormais, l’ajustement se fera sur le travail, et la même logique austéritaire contenue dans le semestre européen s’abattra sur la Croatie. Ce pays est l’un des plus pauvres d’Europe avec environ 20,5 % de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté sans compter une forte économie souterraine qui représente environ 30 % du PIB. Les salaires restent modestes et ont peu progressé. Le salaire moyen est de 943,54 euros. Pour avoir un aperçu de ce qui attend la Croatie, il suffit de lire les recommandations européennes du semestre européen pour apercevoir l’austérité. Il est demandé à la Croatie d’adopter une politique budgétaire neutre et de maîtriser les dépenses publiques. Et contrairement aux espérances des élites locales, l’euro ne sera pas un facteur de convergence économique et fabriquera davantage d’hétérogénéité. Le précédent grec aurait dû rester dans les esprits. Quant au tourisme, là encore l’exemple d’Athènes devrait faire réfléchir : les années d’euro fort entre 2001 et 2008 ont fait mal au tourisme du pays. Pour peu que l’euro connaisse une nouvelle flambée par rapport au dollar, le tourisme en Croatie deviendrait brutalement moins compétitif.

L’économie croate est désormais prise dans la logique financière générée par la monnaie unique et austéritaire. Il y a de fortes chances que la population se réveille avec la gueule de bois. Quant à la famille de l’euro, elle n’est pas heureuse et ne peut l’être. La zone euro n’est pas une zone de solidarité et le peu qu’elle en exprime se fait toujours dans la soumission à une conditionnalité austéritaire en matière de protection sociale, de marché du travail ou encore dans la promotion idéologique et bornée de la libéralisation des activités. Elle fabrique de l’hétérogénéité et le durcissement monétaire de la BCE montre combien la politique monétaire est errante et peine à dessiner une articulation satisfaisante avec le pilier budgétaire. Sans parler de l’absence de politique de change : jamais il n’y a eu de débat sérieux sur le bon taux de change entre l’euro et le dollar. La zone euro reste marquée par la faible croissance. Comment déterminer une politique monétaire satisfaisante à la fois pour la Croatie et l’Allemagne, ce géant dont le poids dépasse le quart du PIB européen ? L’euro, monnaie sans souverain, peut continuer à exister tant les gouvernements persisteront à sacrifier le monde du travail et ses revendications. La zone euro ne donnera jamais naissance à un printemps salarial des peuples. Elle restera une monnaie qui viendra renforcer la puissance des marchés financiers. L’euro n’est pas la monnaie des peuples, elle se fait, se pense, se vit contre eux. Au tour des Croates de l’apprendre.

Auteur : Frédéric Farah

Source : Adoption de l’euro : “Le piège se referme aussi sur les Croates” (marianne.net)

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