
Photo by Douglas Magno / AFP
De l’Argentine au Brésil, la demande exponentielle en or blanc destinée aux batteries électriques a engendré un véritable essor de l’exploitation. Sur place, les permis se multiplient au même rythme que les atteintes socio-environnementales.
Par Antoine PORTOLES.
On va les appeler les invisibles. Celles et ceux dont l’avenir vaut moins que des batteries lithium-ion, vivant au beau milieu de régions riches en terres rares, fondamentales à la bonne marche de la transition énergétique. Parmi ces ressources, le métal alcalin est sans doute le minéral le plus précieux de notre époque : c’est grâce à lui que roulent les véhicules électriques. En résulte une course à l’or blanc, déclenchée notamment dans ce qu’on appelle le triangle du lithium. Des gisements souterrains à cheval entre la Bolivie, l’Argentine et le Chili, qui concentrent à eux seuls plus de la moitié des ressources mondiales en lithium, d’après l’organisme fédéral United States geological survey (USGS).
Les populations ne voient pas la couleur des bénéfices
Les sous-sols de ces pays recèlent respectivement 21 millions, 20 millions et 11 millions de tonnes identifiées, toujours selon l’USGS. Là-bas, l’extraction du minerai se fait avec les mains sales. Le problème se focalise sur la pollution de l’eau. Et les entreprises salissent des terres au service d’énergies dites propres. Le lithium a connu un essor dans cette région car, en Argentine ou au Chili notamment, l’implantation des sociétés extractives a été facilitée par l’absence de reconnaissance et de titres juridiques.
Voici le modus operandi : ces sociétés s’assoient sur le consentement libre, préalable et éclairé des communautés locales, pourtant requis en vertu de la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Ou alors elles se targuent de l’avoir recueilli, ce par des moyens fallacieux ou viciés, par exemple en faisant signer des contrats léonins, dans des langues que les habitants ne maîtrisent pas. Le rapport rappelle surtout que les populations ne voient pas la couleur des bénéfices engendrés par les sociétés minières, pas plus qu’elles ne sont indemnisées par la justice pour le préjudice subi.
« Lithium Valley »
Ces dérives de l’extractivisme sur l’environnement et sur les personnes touchent toute l’Amérique du Sud. Le Brésil, cinquième producteur mondial de lithium, est un cas d’espèce : 85 % de ses réserves sont concentrées dans la vallée de Jequitinhonha, une région semi-aride peuplée de près d’un million d’habitants, dans l’État du Minas Gerais. Observé durant les années Covid, le boum est tel qu’au Nasdaq, la bourse des nouvelles technologies de New York, les investisseurs l’ont renommé la « Lithium Valley ». Contrairement aux salars andins, où le métal alcalin est puisé par un procédé de cristallisation fractionnée ou conventionnelle (lire page 4), ici, on l’extrait de la roche, comme en Australie, leader du marché.
Un acteur a vite flairé le filon. Il s’agit de Sigma Lithium SA, société minière canadienne qui prévoit d’atteindre une production de 270 000 tonnes en 2025. Elle a obtenu une concession minière dans la vallée, à Grota do Cirilo, du côté des municipalités d’Araçuaí et d’Itinga. Au mois d’avril, une note technique rédigée par plusieurs universitaires brésiliens et britanniques a été transmise aux agences environnementales locales, réclamant la suspension des activités de l’entreprise dans la zone.
Le leadeur du secteur lance une procédure bâillon
Le document fait état de violations des droits de l’homme, d’irrégularités dans les licences environnementales, d’insuffisances dans les études d’impact réalisées en amont, ainsi que d’utilisation de technologies d’extraction obsolètes. Ces dernières causeraient, selon les chercheurs, des dommages socio-environnementaux 30 fois plus importants que ceux engendrés par d’autres technologies. Une technique responsable de la production de « 94 % de déchets minéraux », pour « seulement 6 % de minerai de lithium », résume la note.
L’Observatoire minier, un consortium de journalistes d’investigation brésiliens, a par la suite rendu publique la note précitée. Mauricio Angelo, directeur de l’organisme, ne s’attendait pas à ce que la semaine suivante, par la voie de ses conseils, Sigma demande la suppression de cette diffusion. « En dix ans, c’est la première fois qu’une telle tentative de censure et d’intimidation nous a été faite de la part d’une entreprise minière, s’offusque-t-il. C’est surprenant, cela ne fait pas partie de leur stratégie habituelle, d’autant que Sigma est considérée comme une star du secteur du lithium au Brésil et dans le monde. » Contactée par l’Humanité sur cette procédure bâillon avérée, la société n’a pas donné suite.
La sale transition verte
Dès 2023, Mauricio Angelo s’est penché sur les impacts du projet minier pour les communautés autochtones et les quilomboas (résidents afro-brésiliens des villages quilombos, fondés par des descendants d’esclaves évadés au Brésil) de la vallée de Jequitinhonha. Là encore, pas de consentement préalable. Outre l’endommagement de sites sacrés, l’émanation de poussières issue des mines entraîne des affections respiratoires.
L’approvisionnement en eau est compromis. « Les loyers et les prix des denrées alimentaires ont grimpé en flèche », dénonce, auprès de l’Humanité, Ilan Zugman, directeur de l’organisation environnementale 350.org pour l’Amérique latine. La région, l’une des plus pauvres du pays, fait face à « une augmentation du coût de la vie, tandis que la plupart des profits et des matériaux transformés quittent (…) souvent le Brésil ».
Sigma finance la construction d’écoles et d’installations pour les habitants, mais sur place, l’activiste craint que cette « philanthropie » remplace les investissements publics, de sorte que les communautés deviennent dépendantes de multinationales plutôt que de gagner en autonomie.
Au-delà du cas Jequitinhonha, l’ONG brésilienne Terra de Direitos a recensé près de 350 conflits opposant des habitants (plus de 100 000) à des entreprises minières dans le pays entre 2020 et 2023. « Sans mécanismes garantissant des avantages locaux, une bonne gouvernance et le consentement des populations, il ne s’agit pas d’une « transition juste », mais du vieux modèle extractif repeint en vert », conclut Ilan Zugman. Une des multiples facettes du colonialisme vert (lire notre édition du 30 juillet) à propos duquel les promoteurs de la transition écologique, à commencer par l’Union européenne (UE), tardent à réagir.
118 000 hectares de forêts pourraient être détruits d’ici 2050
Une étude de l’Institut d’économie écologique et de l’Université de Vienne parue en mai tire la sonnette d’alarme : 118 000 hectares de forêts pourraient être détruits au niveau global d’ici 2050 pour répondre aux aspirations vertes de l’UE. Un chiffre gargantuesque. Et s’agissant uniquement du lithium, si les engagements climatiques annoncés par les pays étaient pleinement tenus, la demande pourrait être multipliée par 9 d’ici 2035, selon l’Agence internationale de l’énergie.
Voilà la raison de cette course folle aux ressources en Amérique du Sud et ailleurs. Bien qu’inéluctable en tant qu’unique recours pour répondre à l’urgence climatique, cette transition à marche forcée ne pourra pas éternellement se faire au mépris des droits humains.
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