Au Pérou, la contestation populaire résiste à la répression (H.fr-22/12/22)

Le 15 décembre, à Lima. Les partisans de Pedro Castillo et la police antiémeute s’opposent lors d’une manifestation pour demander la fermeture du Congrès et la libération de l’ancien président.

Démocratie -Le mouvement de soutien au président Pedro Castillo, toujours incarcéré, a gagné de nombreuses régions. Pour sortir de cette crise, le Congrès a approuvé l’organisation d’élections en avril 2024.

Par Romain MIGUS

Lima (Pérou), correspondance particulière.

Dans le cortège de manifestants qui s’étire place San Martin, en plein cœur de Lima, Juan ne décolère pas : « On nous dit que l’on est en démocratie. Mais pour une fois qu’un homme du peuple arrive à gagner les élections, il est renversé ! » À l’image de ce jeune homme, des milliers de Péruviens se rassemblent, depuis quinze jours, à travers le pays pour dénoncer le coup d’État parlementaire et la destitution du président Pedro Castillo. Dans les rues se côtoient de simples citoyens indignés, des membres de « ollas communes » (des soupes populaires autogérées), de fédérations de paysans ou encore des maîtres d’école… Tout s’organise en dehors des cadres traditionnels. Les partis politiques sont conspués. Le Parlement honni. Castillo est le seul référent.Parmi les manifestants, on croise Gladys. La jeune femme s’insurge : « J’ai voté pour Castillo. Je veux qu’il termine son mandat. Mon vote doit être respecté. Encore une fois, la mafia parlementaire s’assied sur la volonté populaire ! » Ce sentiment d’avoir été spolié est renforcé par l’identification sociale et cognitive avec leur président Castillo, désormais transformé en martyr. À Lima, et ailleurs.

Alors que Dina Boluarte, tout sourires, assume la présidence de la République, sa terre natale est la première à s’être soulevée. À Andahuaylas, dans la région d’Apurimac, les affrontements avec les forces de l’ordre font cinq morts dès les premiers jours. Le vent de révolte s’étend au sud du pays. Arequipa, Ayacucho, Cusco, Moquegua, Puno, les bastions électoraux de Pedro Castillo s’enflamment les uns après les autres. Désemparée et ne contrôlant plus rien, Dina Boluarte décide de s’aligner sur la frange militaire la plus extrémiste. Le 12 décembre, elle finit par déclarer l’état d’urgence dans tout le pays. En conséquence, les garanties constitutionnelles et les droits fondamentaux sont suspendus. Un couvre-feu est décrété dans les régions les plus combatives et l’armée envoyée dans ces provinces pour étouffer l’insurrection. Depuis, le sang coule avec des soldats qui tirent à balles réelles sur les manifestants. Vingt-cinq sont assassinés en à peine quinze jours. On dénombre plusieurs centaines de blessés et de nombreux autres arrêtés ou portés disparus. Cette répression féroce ne fait qu’augmenter la détermination des protestataires. La contestation a même atteint les pouvoirs publics régionaux. Les gouverneurs de Cusco, Ayacucho, Apurimac et Puno ont invité celle qui occupe la tête de l’État à démissionner.

des élites qui dominent sans partage le jeu politique depuis deux cents ans

À Lima, la police a perquisitionné, sans mandat, les locaux de la Confédération paysanne du Pérou, de la Maison de la nouvelle Constitution, ainsi que ceux du mouvement Nuevo Perú, dont la dirigeante, Veronika Mendoza, avait pourtant soutenu le putsch parlementaire. Malgré l’échafaudage légal qui le légitime, le régime de Dina Boluarte commence à se confondre fortement avec une dictature. Lors d’un message à la nation, le 17 décembre, elle a beau appeler au calme en quechua et en espagnol, rien n’y fait. La répression n’a cessé de s’abattre et la contestation de grandir.

Le coup d’État parlementaire contre Pedro Castillo contribue à renforcer tous les clivages de la société péruvienne et à tracer une nouvelle frontière politique pour les années à venir. Les classes populaires, les territoires ruraux, les régions de province sont désormais organisés autour de mots d’ordre unitaires. Il faut dire que, sur les sept dernières années, le Pérou a connu six présidents. Le chiffre donne le vertige, surtout lorsqu’on sait que, sur les six, seulement deux chefs de l’État ont été élus. Las de cette instabilité politique permanente, les Péruviens avaient porté au pouvoir, en juin 2021, un homme comme eux : un paysan, maître d’école dans une des zones les plus reculées du pays.

Pedro Castillo ne vient pas du sérail politique et a voulu s’attaquer immédiatement aux inégalités sociales et territoriales qui fragmentent le Pérou. Mais, dès le début de son mandat, le nouveau président a dû faire face aux élites, notamment de la capitale péruvienne, qui dominent sans partage le jeu politique depuis deux cents ans. Les pouvoirs judiciaire et médiatique ont agi durant des mois pour le harceler et le faire passer pour un corrompu afin de le destituer. Jusqu’à présent, aucune preuve n’est venue corroborer les accusations de ces acteurs politiques.

un mouvement qui ne se cantonne pas à des revendications territoriales

Quant au Parlement, où domine l’opposition réactionnaire à Castillo, il s’est chargé de bloquer systématiquement tous les projets de loi de l’exécutif et de torpiller le gouvernement en jouant la carte de l’instabilité. En révoquant de nombreux ministres, et en menant des tentatives d’impeachment à répétition, le Congrès a court-circuité les velléités réformistes de l’exécutif. Pour le plus grand malheur des classes populaires, qui ne s’y trompent pas : selon l’Institut national de statistique et informatique (Inei), 94 % des Péruviens ont une perception négative du pouvoir législatif.

Pedro Castillo a tenté, le 7 décembre, une manœuvre pour dissoudre le Congrès et rendre au Pérou sa gouvernabilité. Mais l’opération ne prend pas. Le président est immédiatement arrêté par la police, avant que le Parlement le destitue et nomme un nouveau chef de l’État. Dina Boluarte, vice-présidente de Castillo, est désignée par les députés pour prendre la relève à la tête de l’État. La séquence n’aura duré que quelques heures et paraît trop bien réglée pour être spontanée. Le peuple péruvien, sous le choc, descend le jour même dans les rues du pays. Une contestation qui n’est jamais retombée depuis. C’est la première fois, dans l’histoire récente du Pérou, que ce mouvement ne se cantonne pas à des revendications territoriales, ni à attendre que des politiciens le représentent. Les manifestants réclament, ensemble, la liberté de Pedro Castillo, la démission de Dina Boluarte, de nouvelles élections et une Assemblée constituante. Mais pas un leader actuel n’échappe aux critiques des manifestants. Seulement 4 % des Péruviens font confiance aux partis politiques, selon l’Inei. La crise politique, sociale et institutionnelle dans laquelle le pays est englué est en train de se traduire en une recomposition du champ politique. Une lame de fond destituante trace désormais les lignes de l’avenir républicain. À la chaleur du mouvement social grandissant, de nouveaux leaderships se forment, qui ne manqueront pas d’entraîner le Pérou sur le chemin constituant. Afin de refonder un nouveau pacte social et de restaurer une démocratie arrivée à bout de souffle. Le peuple péruvien ne veut plus être entendu par les acteurs politiques traditionnels. Il entend devenir le moteur d’un processus de changement incertain mais indispensable. Face à ce mouvement inédit, le Congrès péruvien a approuvé, mardi soir, un projet de loi pour organiser des élections générales anticipées en avril 2024. Ce scrutin, qui aurait lieu deux ans plus tôt, laisserait Dina Boluarte vingt mois au pouvoir. Pas sûr que cela calme la contestation.

Romain MIGUS

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Réactions la destitution de Castillo critiquée par la gauche latino-américaine

L’ambassadeur du Mexique au Pérou est considéré depuis mardi comme « persona non grata » par les autorités du pays. Le Mexique a accordé l’asile politique à la famille de Pedro Castillo, le président déchu du Pérou, qui purge une peine de détention de dix-huit mois car il n’aurait pas respecté les « règles constitutionnelles » en tentant de dissoudre l’Assemblée, où il n’avait pas de majorité. Avec l’Argentine, la Bolivie et la Colombie, trois autres États à direction progressiste, le pays dirigé par Andrés Manuel López Obrador a publié une déclaration, le 15 décembre, exprimant sa « profonde préoccupation pour les récents événements qui ont conduit à l’éviction et à la détention » du président Pedro Castillo. Les gouvernements de gauche exigent des nouvelles autorités qu’elles « s’abstiennent d’invertir la volonté populaire telle qu’exprimée par le suffrage libre ». Dans la foulée, leurs ambassadeurs ont été convoqués à Lima pour consultations, la ministre des Affaires étrangères, Ana Cecilia Gervasi, dénonçant une « ingérence dans les affaires intérieures » du Pérou.

Gaël DE SANTIS

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source: https://www.humanite.fr/monde/perou/au-perou-la-contestation-populaire-resiste-la-repression-775811

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