Bronchiolites, diabète, greffes : en pédiatrie, le tri affolant des petits malades. ( Mediapart – 12/11/22 )

Un enfant atteint de bronchiolite pris en charge à Bry-sur-Marne en décembre 2021 © Aline Morcillo / Hans Lucas via AFP

Le ministre de la santé perd patience : en réponse à une pédiatre qui dénonce le « tri des malades », il se dit « choqué », menace d’une « enquête ». En nombre, les médecins confirment pourtant à Mediapart : dans toutes les spécialités, face à toutes les urgences, ils trient et ne veulent plus en assumer seuls la responsabilité.

aLa doctoresse Julie Starck, réanimatrice pédiatrique à l’hôpital Trousseau, à Paris, a prononcé des mots difficiles, jeudi 10 novembre, sur RTL : « On est obligés de trier les enfants. » Ce samedi, elle se fait reprendre par le ministre dans une interview au Parisien : « Je suis choqué par cette formule, c’est inadmissible […]Je ne m’interdis d’ailleurs pas une enquête. Et si jamais de telles pratiques déviantes étaient avérées, des conclusions en seraient tirées », menace François Braun.

La jeune médecin est une des porte-parole du collectif Pédiatrie, qui réunit des professionnel·les et des associations de patient·es et qui s’est constitué, le 21 octobre dernier, à travers une alerte au président de la République signée par 4 000 soignant·es. Sans réponse de sa part à ce jour. Il était demandé à Emmanuel Macron de reconnaître « la responsabilité de l’État dans la survenue de la crise actuelle en pédiatrie ». « La santé est un devoir régalien », rappelle le texte.

Face aux menaces explicites du ministre, d’autres pédiatres sollicités par Mediapart montent au front en solidarité, comme le docteur Laurent Dupic, responsable du Smur pédiatrique de l’hôpital Necker, qui organise actuellement les transferts d’enfants entre hôpitaux. « On a une position de vigie, explique-t-il. Depuis trois semaines, on voit le système se déstructurer, tous les jours, heure par heure : des enfants dans un état grave sont maintenus dans des endroits inadaptés. Des bébés sous masque en oxygène, qui devraient être en réanimation, restent en pédiatrie générale, aux urgences, parce qu’il n’y a plus de places. »

Il revient sur le terme de « tri » récusé par François Braun. « C’est ironique de la part d’un ministre de la santé qui est urgentiste, tacle-t-il. On trie entre des urgences plus ou moins graves, et c’est une prise de risque. »

Ces mises en danger des petits malades, Julie Starck les décrit précisément : « On refuse des dizaines de bébés chaque jour dans notre réanimationTout le monde a peur, est terrifié. Tout le monde a cette culpabilité de laisser un enfant sur le carreau. On ne supporte plus de porter seuls cette responsabilité. Ce n’est pas notre faute si on fait mal notre métier. »

Elle explique ses conditions de travail, dantesques. En pleine épidémie de bronchiolite, la réanimation pédiatrique de l’hôpital Trousseau a, faute de personnel, quatre de ses 18 lits fermés, « depuis 18 mois ». Devant l’urgence, ce service aux effectifs normés a rouvert deux lits, au-delà de ses capacités humaines, et accueille parfois des petits malades dans le couloir, « des bronchiolites ventilées sur des respirateurs de transport, branchés sur des bouteilles d’oxygène, surveillés par un scope de transport, qui n’est pas relié au poste de surveillance générale », précise la doctoresse.

Julie Starck énumère toutes les catastrophes qui pourraient survenir, « si une infirmière n’est pas là quand la bouteille est vidée, si on passe à côté d’une dégradation parce que le bébé n’est pas surveillé sur le poste central… On fait au mieux, on installe le bébé au milieu de la réanimation. Maisc’est de la médecine de guerre. On ne devrait pas faire ça dans un pays riche ». 

Un nourrisson prématuré décédé après neuf heures d’attente

Un drame est peut-être déjà survenu, comme l’a révélé Le Canard enchaîné le 2 novembre. Deux bébés prématurés sont nés le 22 octobre à Trousseau, un des plus grands hôpitaux pédiatriques français. Ils avaient besoin d’une place en réanimation mais aucun lit n’était disponible. Les Samu pédiatriques étaient indisponibles, mobilisés par des urgences et des transferts d’enfants. Les deux bébés ont attendu 9 heures en salle de naissance.

Ils ont finalement été transférés à Poissy, dans les Yvelines, mais l’un d’eux est décédé. « Rien ne permet de confirmer » que le décès soit lié à un transfert trop tardif, répond l’Agence régionale de santé. Une enquête est en cours.

L’Île-de-France est clairement la région la plus en difficulté. Faute de lits d’hospitalisation en réanimation, près de 40 nourrissons en détresse respiratoire ont été transférés, depuis le début de l’épidémie, dans des réanimations en dehors de la région, jusqu’à Caen (Calvados), à deux heures de route de leur famille. Hier, un bébé est parti à Rouen (Seine-Maritime).

Le ministre François Braun ne cesse de rassurer sur la sécurité de ces transferts. « Bien sûr, un transfert se fait en sécurité, s’énervait le professeur de réanimation pédiatrique Stéphane Dauger dans Mediapart le 24 octobre. Le problème, et le ministre le sait très bien, n’est pas là : on risque d’avoir un problème avec un petit patient, parce qu’une équipe de Smur pédiatrique sera partie à Rouen, Amiens, Reims, Orléans ou Caen. »

Fébrile, le ministre empile depuis plusieurs semaines les mesures d’urgence. Mi-octobre, ont été débloqués 150 millions d’euros pour financer des heures supplémentaires et des revalorisations des heures de garde et de nuit dans les services en tension. L’enveloppe a finalement été gonflée à 400 millions d’euros le 2 novembre.

Le 9 novembre, il a déclenché le plan Orsan dans les hôpitaux, pour faire face à une « situation sanitaire exceptionnelle », à savoir « une épidémie intense et précoce du virus de la bronchiolite »« une épidémie qui dépasse les pics épidémiques que nous avons connus depuis plus de 10 ans », a-t-il justifié devant le Sénat. Mais les professionnel·les de la pédiatrie fustigent sa communication. « Parler d’une épidémie intense, c’est du bluff. La vérité, c’est que rien n’a été anticipé », s’agace la professeure de neuropédiatrie parisienne Isabelle Desguerre.

« C’est la première fois qu’on déclenche un plan Orsan pour une épidémie de bronchiolite, renchérit le professeur de réanimation pédiatrique bordelais Olivier Brissaud. Que notre système de santé ne soit pas capable d’absorber une augmentation de ou 10 %, ce n’est pas normal. En réalité, on déclenche un plan pour un hôpital public à la dérive. »

« On dit qu’il y a une grosse tempête pour ne pas dire que le bateau n’a pas été entretenu,dit encore Marc de Kerdanet, pédiatre diabétologue et président de l’Aide aux jeunes diabétiques. Ils n’arrêtent pas de dire qu’on va “tenir”. Cela me révulse. On a dépassé le stade de la résilience, de la patience. Actuellement, la situation est pré-éruptive dans le milieu de la pédiatrie. C’est étonnant qu’il n’y ait pas de réaction politique plus forte. Ils ont l’impression qu’on exagère. Ils ne nous croient pasIls ne se rendent pas compte que le système est en train de s’effondrer. »

Une nouvelle fois, le système de santé est submergé par une épidémie. Celle-ci était effectivement prévisible : environ 20 000 enfants, surtout des tout petits, sont hospitalisés chaque année à cause du virus de la bronchiolite. Celui-ci est certes un peu plus virulent : le pic de 2 000 hospitalisations par semaine, des hivers 2018-2019 et 2020-2021, est dépassé, puisque 2  337 enfants ont été hospitalisés dans la semaine du 30 octobre au 6 novembre. Une accalmie se dessine, mais qui s’explique par le ralentissement des relations sociales pendant les vacances scolaires. Les pédiatres se préparent donc à un rebond.

Toutes les mesures annoncées, en plus d’être floues, ont des effets pervers, selon le collectif. Le premier est qu’elles reposent encore sur les soignant·es : «Annulation de congés, exigence d’heures supplémentaires, changements de service, déplacements inter ou intra-régionaux », énumère-t-il, entre autres. « La maltraitance des soignants se poursuit. À chaque plan d’urgence déclenché, il est observé une vague de départs de soignants à sa levée », prévient-il.

« Avec le plan Orsan, le personnel ne peut plus partir, détaille la doctoresse Starck. Mais dès qu’il sera levé, il y aura de nouveaux départs, parce que tout le monde est dégoûté. Toutes les semaines, j’ai l’impression qu’on a vécu le pire. Est-ce que cela sera encore pire l’hiver prochain ? Moi aussi je suis dégoûtée, désespérée. L’idée d’arrêter m’a déjà traversée, alors que j’adore mon métier, que je veux le faire depuis que je suis toute petite. Mais on ne peut pas se plier en quatre, puis en huit, puis en douze, pallier sans cesse un système qui marche sur la tête. »

Le deuxième effet pervers de ces mesures d’urgence est, lui, immédiat : elles obligent à « de nouvelles annulations massives de soins, en chirurgie comme en médecine, notamment pour les enfants porteurs de maladie chronique », explique le collectif.

C’est insupportable, cette médecine dégradée en permanence. On mine ce qui reste de forces vives.

Pr Jean-Huges Dalle, immuno-hématologue pédiatrique

En fait, la doctoresse Starck est loin d’être la seule à décrire un tri des enfants malades et des pertes de chance. Dans le service de neuropédiatrie de la professeure Desguerre, à l’hôpital Necker à Paris, 5 des 25 lits sont fermés. « Il y a beaucoup d’enfants épileptiques qu’on ne peut pas hospitaliser, qui font dix crises par jour. Ils finissent aux urgences bondées, mais on n’a toujours pas de lits pour eux. Alors ils sont traités dans lecouloirs des urgencesOn est tous les jours devant cette situation. » Cette professeure de médecine aguerrie l’admet volontiers : « Cela me fait mal au ventre, oui. »

En diabétologie, le pédiatre Marc de Kerdanet, également président de l’Aide aux jeunes diabétiques, enrage lui aussi : « J’ai l’impression de faire un travail de merde, alorsque je donne des cours pour expliquer la bonne manière de faire. Je ne suis pas le médecin que je voudrais être, c’est dur sur le plan émotionnel, lourd à supporter. On est la septième économie mondiale, elle devrait protéger ses enfants. »

Le pédiatre rappelle la hausse constate du nombre d’enfants atteints de diabète de type 1, qui submerge l’hôpital. Pour des raisons inconnues, sans doute environnementales, cette maladie auto-immune progresse de 5 % par an. Du jour au lendemain, des enfants se retrouvent dépendants d’injections quotidiennes d’insuline. Pour apprendre à vivre avec leur maladie, ils doivent être suivis de près par les soignant·es, éduqués au niveau thérapeutique. Mais dans son service à Rennes, le docteur Kerdanet ne peut plus proposer que des consultations « à six mois. Cela se passe bien pour les patients observants, beaucoup moins bien pour ceux qui ont des difficultés à adhérer aux soins ».

Lui aussi a mal au ventre en pensant à ces petits patients diabétiques, ceux qui ont souvent « des difficultés psycho-sociales », qu’il voit avec « un taux de sucre phénoménal dans le sang parce qu’ils ne s’injectent pas assez d’insuline. Ils sont proches du coma, il faut les hospitaliser, mais il n’y a pas de place. On ne peut les rappeler que huit jours plus tard, quand une place se libère. Ces enfants déséquilibrés aujourd’hui auront des complications dans 10 ou 20 ans : des maladies des yeux, des reins ».

Des chimios et des greffes retardées

Dans son bureau de l’hôpital pour enfants Robert-Debré, à Paris, le professeur Jean-Hugues Dalles voit lui défiler « des jeunes infirmièresdes jeunes médecins qui pleurent parce qu’ils doivent décaler des cures de chimiothérapie ». Immuno-hématologue pédiatrique, il soigne les maladies du sang de l’enfant, notamment des leucémies. Mais dans son service, 7 des 42 lits sont fermés, faute de personnel. Alors il faut jongler pour caser les séances de chimiothérapie des enfants. « Ce sont des cures intensives à J+1J+5, J+22, etcMais on ne peut pas toujours suivre le protocole, on est contraints parfois de décaler les séances de quelques jours. Oprend un risque. Bien sûr, si un malade rechute, personne ne pourra dire que c’est parce qu’on a décalé la chimio. »

Il dit un peu de la difficulté de soigner ces enfants. Quand survient « la catastrophe », pour la supporter, « il faut être sûr d’avoir fait le maximum. C’est insupportable, cette médecine dégradée en permanence, cette impression de maltraiter les enfantsOn mine ce qui reste de forces vives ».

Son service pratique aussi des greffes de moelle osseuse. Seulement, sur les dix lits dédiés, trois sont fermés. Les greffes des enfants atteints de leucémie, qui ne peuvent pas attendre, restent assurées. Mais même pour eux, cela se tend : « On doit ajuster les choses au jour le jour, on doit s’appeler entre hôpitaux : “T’as de la place ?” C’esthypercompliqué à mettre en place. »

Il y a d’autres petits patients qui ne sont, eux, plus greffés « depuis 18 mois », compte le professeur. Ils sont atteints de drépanocytose, une maladie du sang qui toucheles globules rouges, provoque des anémies, des crises douloureuses, un risque d’infections bactériennes sévères. Dans les cas les plus graves, une greffe de moelle osseuse s’impose. Mais il n’y a plus de place pour eux à l’hôpital Robert-Debré.

« Nous avons 32 enfants avec une indication formelle de greffe, un donneur familial identifié, mais aucun horizon pour greffer. Certains attendent depuis plus d’un an. Certes, la greffe est moins urgente que pour une leucémie. Mais c’est une vraie perte de chance. Unegreffe assure la survie à 95 %. Ces enfants risquent à tout moment un accident aigu. »

La pédiatrie a besoin d’un choc financier d’urgence

Que perçoivent les patient·es de ces difficultés ? « Les soignants sont comme des parents, explique Anne-Pierre Pickaert, de l’association Entraide aux greffés de moelle osseuse (Egmos). Ils protègent les enfants, ils ne leur disent pas ce qui se passe mal. Mais les enfants perçoivent que les infirmières sont stressées, plus sèches, qu’elles n’ont pas la temps. Ils repèrent la dégradation des rapports humains. Mais à force de tenir, de vouloir préserver tout le monde, on se tire tous une balle dans le pied. La majorité de la population ne se rend pas encore compte de la dégradation des soins. Une digue va rompre, et ça va être l’étonnement, la sidération. »

La situation se dégrade très vite et l’issue semble s’éloigner tout autant. « Qu’est-ce qu’il faut faire ? Personne n’a la réponse, admet Jean-Hugues Dalles. Il faut un choc financier, c’est sûr. Il faut nous entendre aussi. Les chauffeurs de bus ont le droit d’arrêter la circulation pour se faire entendre. Les soignants, eux, doivent laisser la lumière allumée à l’hôpital. Aujourd’hui, ils sauvent leur peau en le fuyant. »

La neuropédiatre rappelle les revendications du collectif Pédiatrie : « Il faut un plan blanc pour la pédiatrie, mais sur le long terme. Il faut reconnaître nos compétences spécifiques : aujourd’hui, dans la tarification à l’activité, on est codés comme des services adultes, comme si on n’avait pas une expertise particulière. Alors on est tout le temps déficitaires, nos directions nous le disent pour nous refuser des embauches. »

Le collectif Pédiatrie insiste aussi sur la « valorisation du travail de nuit, de week-end »,poursuit la professeure Desguerre. « La prime de 1 euro par heure pour les infirmières de nuit aujourd’hui est minable. Nos infirmières puéricultrices, qui font une année d’études en plus, souvent à leurs frais, gagnent quelques dizaines d’euros de plus par mois.Ces micro-économies bien mesquines coulent la pédiatrie. »

Auteur : Caroline Coq-Chodorge

Source : Bronchiolites, diabète, greffes : en pédiatrie, le tri affolant des… | Mediapart

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *