
Christian Porta, syndicaliste hyperactif, travaille dans une boulangerie industrielle près de Metz. Son entreprise l’accuse de « harcèlement moral » : le dossier, vide, témoigne de la hausse de la répression judiciaire des activistes.
Par Moran KERINEC & Adrien LABIT (photographies)
Metz (Moselle), reportage
Le port de Metz tourne au ralenti, mais Christian Porta ne s’arrête pas. Chasuble CGT sur le dos, banane siglée d’un sticker « Gaza silence on tue » en bandoulière, le syndicaliste de 32 ans vole pour expliquer le barrage filtrant à un camionneur, négocier le passage d’un tracteur, tempérer une militante qui souhaite un blocage total… Hyperactif et tchatcheur, le délégué du personnel a organisé ce rassemblement pour dénoncer la menace de licenciement que fait planer sur lui son employeur Neuhauser, filiale du géant de l’agroalimentaire InVivo. Une quarantaine de personnes sont présentes. Ses collègues de la CGT ont été rejoints par une troupe hétéroclite mêlant Attac, Greenpeace, Les Amis de la Terre, Extinction Rebellion (XR), Révolution permanente… En retrait, un huissier engagé par InVivo prend la scène en photo.
Inconnue du grand public, l’union de coopératives InVivo produit et exporte massivement des céréales, du vin et des pesticides. Son directeur général, Thierry Blandinières, a été adoubé « l’homme le plus puissant de l’agriculture française » par Challenges. Elle possède les enseignes Gamm Vert, Jardiland et a acquis en 2022 la boulangerie industrielle Neuhauser et ses salariés. Parmi lesquels Christian Porta, figure locale de la lutte sociale.

Ce dernier est visé par une procédure pour « harcèlement moral » envers ses cadres, déclenchée par l’entreprise. Une première décision judiciaire l’a blanchi — une seconde est attendue le 23 avril — mais l’attaque a déjà laissé des séquelles. « À travers moi, la direction veut envoyer un signal à mes collègues », assure Christian Porta. Cette méthode de répression syndicale serait en augmentation depuis la réforme des retraites : la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet a dénoncé en décembre le fait que plus de 1 000 militants syndicaux sont poursuivis en justice.
« La direction veut envoyer un signal à mes collègues »
Pour Thierry, de Greenpeace, soutenir Christian Porta allait de soi : « Il y a une répression similaire à l’égard des militants écologistes et des représentants syndicaux qui rend naturel notre rapprochement. » L’ONG a elle-même été attaquée en justice par InVivo pour avoir mis en lumière sa commercialisation des pesticides. C’est également le cas des militants d’Extinction Rebellion de la Rochelle, à qui Christian Porta dédie ce blocage. Ils et elles risquent jusqu’à six mois de prison avec sursis et 6 000 euros d’amende pour s’être introduits sur un site d’InVivo afin de dénoncer son modèle économique. Le jugement sera rendu le 22 avril. « InVivo entretient le même rapport au travail humain que sur le vivant. Son modèle s’inscrit dans une politique dégradant les conditions de travail et la destruction des sols », souligne Camille (prénom modifié), militante d’XR.

Christian Porta est entré par la porte de l’intérim au sein de l’imposante boulangerie industrielle Neuhauser de Fürst, avant de signer en 2015 un CDI payé au Smic. L’usine produit 10 000 baguettes et 50 000 croissants à l’heure, destinés aux étals de Lidl et à l’exportation. Le boulanger y occupait un rôle d‘opérateur de machine sur des lignes de production. Les conditions étaient rudes. « On se plaignait de nos plannings. On avait l’impression d’être tout le temps à l’usine », se rappelle-t-il.
Pour changer la donne, il a pris sa carte à la CGT et la tête de sa liste en 2016. Son dynamisme lui a attiré 73 % des votes. « J’avais pile un an d’ancienneté ! », sourit-il. Le baptême du feu social est vite arrivé. Dès 2017, un plan de licenciement économique frappait Neuhauser. Une usine sur trois devait fermer. Son engagement a placé Christian Porta en figure de proue. « Ça a été une de nos premières grosses batailles, dit-il. On a réduit le temps de travail pour qu’il y ait moins de licenciements. » Sa section syndicale s’est taillé une réputation combative en menant campagne à coups de vidéos sur Facebook. « On était une bande de jeunes, entre 25 et 30 ans. Un peu des petits jeunes de quartiers, avec un petit argot de chez nous, pas le langage des syndicalistes », décrit-il.
« On avait l’impression d’être tout le temps à l’usine »
La formule est efficace. Aujourd’hui, près d’un tiers des 250 ouvriers sont syndiqués. Ils ont décroché une augmentation des salaires de presque 10 % et officialisé les 32 heures payées 35. « Notre bassin d’emploi est sinistré. On a réussi à démontrer que s’il y a de l’embauche, c’est grâce à nous », revendique Porta, pour qui « le nouveau patron a peur de voir cette combativité se propager dans le groupe. »
Nouveau patron et coups de pression
Si le rachat par InVivo en 2022 a permis la réouverture d’une usine et l’obtention d’une cinquantaine d’embauches, l’ambiance avec la nouvelle direction a rapidement tourné à l’aigre. Dès la première réunion en visioconférence, une remarque de Christian Porta lui a valu de se faire couper le micro. Des vidéos TikTok tournés dans la boulangerie ont conduit à une première mise à pied. Des messages du compte Twitter (désormais X) lui en a décroché une seconde.
Le 7 février 2024, le syndicaliste s’est vu fermer la porte de son usine au nez. Accompagné d’un huissier, son patron lui a remis une convocation pour un entretien disciplinaire assortie d’une mise à pied conservatoire avec interdiction d’accéder aux sites de Neuhauser. La temporalité le fait tiquer : « Nous avions déposé un préavis de grève pour le 12 février si nous n’obtenions pas d’augmentation des salaires lors des négociations annuelles obligatoires qui se tenaient au même moment. »

La direction lui reproche des faits de harcèlement moral sur les cadres de l’entreprise et d’entretenir un climat de tension. Elle a déposé un dossier auprès de l’inspection du travail qui pointe que treize directeurs se sont succédé en dix ans. Un turn-over inquiétant, mais plusieurs éléments de ce rapport, que Reporterre a consulté, posent question. Contrairement à la procédure établie, ce n’est pas la référente harcèlement du site de Fürst Neuhauser qui a mené l’enquête, mais un membre du syndicat de cadre CFE-CGC choisi dans un autre établissement Neuhauser.
L’un de ses griefs : conduire sa trottinette sans casque
Ce rapport est composé de citations non attribuées, même anonymement, non datées et sorties de leur contexte. Elles imputent à Christian Porta un comportement irrespectueux, composé de dénigrement,s moqueries et d’échanges agressifs. Étrangement, certains témoignages reprochent au syndicaliste d’informer les intérimaires de leurs droits, d’abuser des alertes sur les DGI (danger grave et imminent), de demander à se faire vouvoyer en CSE (le comité social et économique est l’instance de représentation du personnel dans l’entreprise), de traverser les rues sur sa trottinette électrique sans mettre de casque… Sollicité par Reporterre pour comprendre les incohérences du dossier, InVivo n’a pas souhaité s’exprimer.
Le délégué du personnel conteste ces accusations. Selon lui, le contexte du mandat syndical amène à des situations de friction qui seraient instrumentalisées par la direction. « Un syndicaliste doit formuler des sollicitations régulières, vives, voire énervées, envers la hiérarchie, relève son avocate Me Marcel. On lui reproche exclusivement des faits en lien avec son mandat : il appelle trop l’inspection du travail, effectue trop de droit d’alertes, d’intervention en CSE… Aucun fait ne relève d’un problème interpersonnel. » Trois anciens cadres ont même signé des témoignages favorables à Christian Porta où ils soulignent que leurs départs ont été provoqués par la direction.

Pour son collègue Erkan, le constat est clair : « La direction a voulu se débarrasser de Christian parce qu’il se bat pour défendre nos emplois. » Coup de pression supplémentaire, InVivo a fait circuler une note où l’entreprise invite les soutiens de Christian Porta à se signaler pour « envisager avec eux leur sortie de l’entreprise dans les meilleurs délais ».
Le tribunal défend Christian Porta
Le syndicaliste a contre-attaqué devant le tribunal judiciaire de Sarreguemines pour faire valoir son droit à poursuivre son mandat… Et fait condamner Neuhauser. La juge constate dans son ordonnance de référé que les allégations de harcèlement moral « ne sont corroborées par aucun élément probant. En effet, il n’est versé aux débats aucun signalement de faits de harcèlement moral dont se serait rendu coupable [Christian Porta], ni aucune attestation d’une personne qui aurait été témoin de tels agissements. » Pour la magistrate, rien ne démontre que la présence de Christian Porta au sein de l’entreprise « porterait atteinte à la santé ou à la sécurité d’autrui ».
Cette victoire juridique a permis au délégué syndical de remettre les pieds à l’usine. Il y a été y est accueilli par un huissier qui le suit « jusqu’aux toilettes », plaisante-t-il, avant de reprendre d’un ton sérieux : « Il est présent pour noter tout écart. Je me sens traqué, mais surtout, ça empêche de parler de cas individuels. On galère à régler les problèmes. »
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Source: https://reporterre.net/Christian-Porta-syndicaliste-et-bete-noire-d-un-geant-de-l-agrobusiness
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/christian-porta-syndicaliste-et-bete-noire-dun-geant-de-lagrobusiness-reporterre-9-04-24/