“Comment faire émerger une classe servicielle consciente et fière d’elle-même ?” (Marianne- 20/01/2023)

Alors qu’ils sont aujourd’hui ce que les ouvriers étaient au XIXe siècle, les employés dans les services ont du mal à exister en tant que classe et restent marginalisés. Consultant en communication chez Bona Fidé et co-auteur de « Georges Clemenceau. Lettres d’Amérique » (‎Passés Composés, 2020), Thomas Macé propose des pistes pour remédier à ce problème.

Par quel ingénieux stratagème, l’une des personnalités préférées des Français a-t-elle réussi il y a un an à se rendre invisible pendant plusieurs heures dans le métro parisien ? Le plus simplement du monde. Un bleu de travail, une brosse, un seau de colle plus tard et l’acteur Omar Sy s’est déguisé en colleur d’affiches du métro parisien. « Aujourd’hui, on va vous prouver qu’au-delà de la fiction, même dans la vraie vie. Parfois on voit, mais on ne regarde pas », annonce la voix off de l’acteur dans le clip réalisé par l’agence Dare.Win pour le lancement de la série Lupin. L’anonymisation est totale. Si quelques usagers le scrutent, aucun ne le reconnaît, et Omar Sy d’en conclure à la fin de sa dure journée de labeur : « Je vous l’avais dit, vous m’avez vu. Mais vous ne m’avez pas regardé. »

Les 150 colleurs d’affiches du métro parisien ne sont pas les seuls à être dotés de ce pouvoir de dissimulation. Pour présenter ses vœux de bonne année, le twitter d’Infrabel – le gestionnaire du réseau ferroviaire belge – a posté une vidéo en décembre dernier mettant en scène des travailleurs du rail dissimulés. La phrase de fin y faisait écho au clip de Lupin : « Souvent invisibles. Toujours là. »

Le back office serviciel

Ces travailleurs sont donc invisibles, mais nous les « voyons » et ils sont « toujours là ». De quelle invisibilité s’agit-il, si elle n’est pas physique ? La réponse nous est apportée par le sociologue Denis Maillard, auteur d’Indispensables mais invisibles ? Reconnaître les travailleurs en première ligne (Fondation Jean-Jaurès / éditions de l’Aube, 2021). Un brillant ouvrage qui recense et catégorise un monde invisible, le back office.

« Les grèves de 2019 et la crise du covid-19 ont mis à nu cette nouvelle classe servicielle en la plaçant au centre des attentions. »

C’est un truisme que de le rappeler, mais reposons le ici pour contextualiser : l’économie française est en majorité dominée par le tertiaire qui représentait en 2021 79,3 % du PIB, services marchands et non-marchands cumulés. Selon Denis Maillard, les salariés du tertiaire peuvent être répartis en deux catégories : le front et le back office, notions qu’il ne faut pas confondre avec leur définition classique issue du monde de l’entreprise. Ici, elles font référence à « la manière dont notre société est structurée symboliquement et réellement ». Le front désigne les « classes moyennes supérieures, cultivées et urbaines », tandis que le back, la « masse d’individus qui s’acquittent d’un travail contraint et invisible sur laquelle reposent notre système économique et la société dans son ensemble » et dont font partie les colleurs d’affiches et travailleurs du rail. Combien sont-ils ? 13 millions.

Ce back office, constitue-t-il une classe sociale « en soi » ? C’est-à-dire, pour paraphraser Karl Marx, un ensemble d’hommes et de femmes caractérisés par la place qu’ils tiennent au sein du système productif. La sociologie de Denis Maillard se rapproche bien plus d’une analyse marxiste (réaliste) des classes que du nominalisme Weberien. Les grèves de 2019 et la crise du covid-19 ont mis à nu cette nouvelle classe servicielle en la plaçant au centre des attentions. En quittant leur poste ou en étant les seuls à y rester, les travailleurs du back office ont réussi à enrayer ou à maintenir l’activité économique du pays. Il est devenu subitement évident que la société dépendait de leurs seuls bras, et nous avons été contraints de les regarder. Le président Emmanuel Macron s’est ainsi fendu d’un discours le 13 avril 2020, où il a reconnu leur existence : « Il faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. »

La centralité servicielle en lieu et place de la centralité ouvrière

Ce rôle névralgique, la classe ouvrière l’a occupé du XIXe siècle aux années 1980. L’historien Xavier Vigna l’identifie, dans L’espoir et l’effroi (éditions de la Découverte, 2016) sous sa notion de « centralité ouvrière », qui « […] désigne le fait proprement politique que la question ouvrière, celle de la situation sociale et politique de la classe et de son devenir, est érigée en enjeu fondamental ». Formulons ici l’hypothèse que nous sommes en train d’assister à la régénération de cette notion de centralité sociale. La lecture sociologique des « milieux populaires » est rendue obsolète par l’exhumation de cette « homogénéité sociale » si bien ensevelie par la gauche Terra Nova et sa quête obsessionnelle du discriminant.

« Le Back office reste confiné dans l’antichambre de sa conscientisation. »

Pour autant, si elle constitue de fait une classe en soi, la classe servicielle du Back office en est-elle consciente ? C’est là que le bât blesse. Portée par l’extension de la société marchande et le libéralisme culturel, l’anomie règne dans le travail comme dans bien d’autres relations sociales (amour, amitié), et parmi toutes les autres classes sociales. Les identités collectives ont laissé place aux plus petits dénominateurs communs (ethniques, religieux, sexuels, statutaires) et l’expérience du travail s’en est retrouvée noyée dans une multitude de modes de vies et d’identités.

Le Back office reste confiné dans l’antichambre de sa conscientisation et cela, malgré le fait qu’il ait pour commun le fait de se voir imposer les trois règles du théâtre classique : unité de temps, de lieu et d’action. Ils ne choisissent ni leurs tâches, ni où ils les réalisent, et encore moins quand. Cette classe est si bien aliénée qu’il est difficile d’espérer une épiphanie. L’inflation, la désindustrialisation et le chômage de masse ont considérablement entamé ses conditions matérielles d’existence, a-t-on le temps de penser politique lorsqu’on survit ?

Conscience de soi ?

Alors, quelle émancipation ? Selon Denis Maillard, en l’attente d’une conscientisation de classe, il faudrait bâtir une « politique du Back office » qui desserre progressivement l’étau et, espérons-le, mette fin à l’aliénation. Indispensables mais invisibles est un parfait manuel pour le politique. Mais, en attendant que le politique sorte de sa léthargie, revenons-en à la conscientisation. Où aller chercher d’autres outils ? Assez prosaïquement, il faut se tourner vers ceux qui ont réussi : la classe ouvrière.

« Il est temps de remettre en marche le roman social, avant que la bourgeoisie ne décide seule du grand arbitrage du siècle : la question écologique. »

La construction de l’identité de la classe ouvrière, préalable à toute conscientisation, s’est faite à partir de la fin du XIXe siècle sous l’impulsion de l’État républicain. Devant la montée des mouvements sociaux, il devient de plus en plus urgent d’identifier cette masse grouillante : « les administrations ont noué un dialogue intense avec une nébuleuse aussi vaste qu’active dans la réforme sociale, en particulier autour du Musée social », raconte Xavier Vigna. Les enquêtes ouvrières du Musée social ont été déterminantes, elles ont permis de découvrir un monde inconnu, par l’observation scientifique de la classe ouvrière, comme le montre l’ouvrage Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine dirigé par Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna (La Découverte, 2019). Les progrès de l’alphabétisation ont ensuite aidé la parole ouvrière à se libérer, et à prendre forme dans l’autobiographie. Le récit de soi ou sur soi, est capital. La littérature est don, une « offrande à un ou une destinataire dont le poète attend en retour un contre-don » (Générosités du récit. Quand raconter c’est donner, La Revue du Mauss n° 58, éditions le bord de l’eau, 2021), et à cette nature, il s’agit d’un composant anthropologique fondamental.

Ce besoin de se donner en récit, le Back office l’a également, et il se retrouve sur les réseaux sociaux : ici un compte Twitter d’éboueur de la ville de Paris, là un compte TikTok d’infirmière, là-bas un compte Instagram de routier, etc. Cependant, tout autant ancrés que nous sommes dans la vidéosphère et le règne de l’image, la littérature a encore un rôle à jouer, bien qu’elle peine à monter sur les planches. Hormis Joseph Pontus (A la ligne, La Table Ronde, 2019), Marion Messina (Faux Départ, Le Dilettante, 2017), et Gauz (Debout-payé, Lgf, 2015), qui s’est essayé à nourrir l’imaginaire social du Back office ? Il est temps de remettre en marche le roman social, avant que la bourgeoisie ne décide seule du grand arbitrage du siècle : la question écologique.

Enfin, lançons une bouteille à la mer au grand absent de cet article : mais où est donc passé le PCF, ce dernier détenteur « du monopole du cœur et de l’espoir » ?

  • Par Thomas Macé

source: https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/comment-faire-emerger-une-classe-servicielle-consciente-et-fiere-delle-meme

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