Dans le Finistère, un collectif agricole bloqué face à l’agrandissement d’une exploitation. ( Mediapart – 10/08/22 )

Dans une ferme agroécologique bretonne. © Photo Martin Bertrand / Hans Lucas via AFP

Dans la commune de Querrien, dans le sud du Finistère, un collectif s’est constitué pour cultiver et pâturer 53 hectares mis à la vente. La Safer, qui régule l’attribution des terres agricoles, a préféré l’agrandissement d’une exploitation. À rebours des objectifs fixés par la Région.

C’est une histoire emblématique de ce qui se joue dans le silence des campagnes agricoles. Un dossier révélateur des contradictions des pouvoirs politiques, entre un affichage favorable à l’installation de jeunes et à une agriculture de transition, et la réalité de la cession du foncier aux grandes exploitations déjà en place.

À Querrien, dans le sud du Finistère, un collectif de production bio constitué d’une éleveuse et d’un maraîcher à la recherche de leur première installation, et d’un éleveur déjà en place, s’est porté candidat l’an dernier au rachat de 53 hectares de terres agricoles. Le site, la ferme de Nargoat, était en friche depuis 2019 : il permettait aisément une conversion en agriculture biologique et avait été préempté puis mis en vente par la Safer (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural, organisme privé qui régule la vente des terrains agricoles pour le compte de l’État).

Après sept mois de procédures, le collectif a fini par jeter l’éponge : les terres ont été attribuées en mars dernier au fils d’un exploitant agricole voisin, un conventionnel possédant déjà 149 hectares.

Au sein de ce collectif, Alexandre Laubin, en reconversion professionnelle après des années de travail comme écologue à la Ligue de protection des oiseaux (LPO), n’a pas compris cette décision. Lui avait un projet agroécologique sur 4 hectares, avec notamment du maraîchage sur sol vivant. Il avait fait son « prévisionnel » – le plan de développement économique de la ferme –, étape indispensable pour pouvoir postuler à une installation en agriculture, avait pris contact avec les banques auprès desquelles il avait reçu « un bon accueil », avait commencé sa formation et ses stages dans différentes fermes…

« La décision de la Safer et le fait qu’elle n’ait jamais fourni d’éléments de justification tout au long de la procédure ne nous a pas réellement permis de défendre notre projet, dit aujourd’hui le candidat de 32 ans. C’est éprouvant de se confronter à un tel refus et de n’avoir aucune explication. »

Une déconfiture d’autant plus grande que le projet intitulé « Les Communs de Nargoat » cochait pour lui « énormément de cases ».« Il s’agissait de remettre de la polyculture-élevage sur une ferme dont près de la moitié de la surface est classée Natura 2000. Et c’est rare de trouver un collectif professionnel dès le début de son projet d’installation, c’est pourquoi c’était enthousiasmant. »

Aux côtés d’Alexandre, une jeune femme avait monté un projet de vente directe à partir d’un élevage de poules pondeuses et de brebis. Elle aussi en reconversion après une première vie professionnelle dans la puériculture, elle a travaillé pendant quatre ans comme ouvrière agricole, a suivi une formation diplômante, et son projet a été validé par la chambre d’agriculture du Finistère. Celui-ci était d’autant plus intéressant pour Nargoat que plus de la moitié de la surface de la ferme est en réalité non cultivable : ce sont des landes et de la forêt que les moutons, eux, peuvent brouter.

Épargne citoyenne

Le troisième membre du collectif – depuis en retrait – était un éleveur voisin de vaches de race locale. Un jeune homme modestement installé qui, en rejoignant Nargoat, s’engageait à passer sur un modèle d’agriculture biologique.

Le collectif était porté par une SCI locale basée à Lorient, « Courte Échelle », dont l’objectif est d’acheter des terres pour y installer des personnes qui, de plus en plus souvent, ne sont pas issues du milieu agricole et ne peuvent acquérir du foncier en raison des prix astronomiques. En lien avec la foncière nationale Terre de liens, qui lance des souscriptions lorsqu’il y a des fermes à racheter, Courte Échelle a de cette façon réussi à lancer deux fermes collectives dans le Morbihan, dans les communes de Ploemeur et Lanester. À Nargoat, elle souhaitait également mettre en place une ferme pédagogique.

« Le financement des Communs de Nargoat n’était absolument pas un problème, précise Thierry Le Floch, cogérant de la SCI Courte Échelle. La Safer connaît ce type de fonctionnement : il s’agit d’épargne citoyenne, cela s’est déjà fait en de multiples endroits. La collecte se fait une fois que la Safer nous accorde les terres, pas avant. C’est pour des raisons politiques que la Safer du Finistère n’a pas voulu du projet. »

Paysannes et paysans qui s’installent sur des terres acquises par une foncière n’en sont que les locataires, mais la charge d’un bail fermier est bien moins lourde à porter qu’un endettement qui court sur une carrière entière. C’est en outre un cadre très protecteur pour la personne qui travaille sur l’exploitation, car elle peut difficilement être délogée.

« C’était précisément ce que je cherchais, raconte l’éleveuse participant au projet. Je ne pourrais jamais me payer une ferme à 300 000 euros. Cela me convient parfaitement d’être locataire d’un terrain, je ne souhaite pas être propriétaire d’un grand site. D’ailleurs, en France, plus de la moitié des agriculteurs et agricultrices sont en location. »

Le comité technique de la Safer en a cependant décidé autrement. Face aux Communs de Nargoat, un projet d’agriculture biologique qui allait créer deux emplois et en consolider un troisième, il a voté, à une quinzaine de voix contre deux, en faveur de l’agrandissement d’une prospère exploitation familiale : celle de la famille Guillemot, dont le fils, Jérôme, 21 ans, s’installe en s’associant avec sa mère.

Malgré les nombreuses protestations locales et réactions politiques, l’organisme du foncier agricole a réitéré en deuxième instance sa décision. Puis le conseil d’administration de la Safer, sur la table duquel – fait exceptionnel – le dossier est arrivé, l’a maintenue mordicus, malgré l’avis contraire émis, selon les informations de Mediapart, par les deux élus de la Région qui y siègent. Position finalement entérinée en mars par la Draaf (direction régionale de l’agriculture et de la forêt), autrement dit l’État, qui a pourtant la possibilité d’invalider l’avis du comité technique de la Safer.

La parcelle de 53 hectares, avec sa maison et ses bâtiments agricoles, est donc vendue, pour environ 300 000 euros, au fils Guillemot. Son projet ? Augmentation du cheptel bovin de la ferme familiale – actuellement 70 vaches et un poulailler de 4 000 m² – et extension d’épandage du fumier issu de l’exploitation. L’intéressé n’a pas souhaité répondre aux questions de Mediapart.

Le choix de la Safer est pour le moins paradoxal. En juin dernier, les « états généraux de l’installation et de la transmission en Bretagne », organisés à Lorient par la Région (gouvernée par une alliance socialistes-écologistes-communistes-divers gauche) et réunissant près de deux cents structures du monde agricole, ont abouti à un objectif de mille installations par an d’ici à 2028. Actuellement, seulement cinq cents personnes s’installent chaque année par le biais des instances agricoles, un ratio tout à fait insuffisant pour faire face au départ en retraite de la moitié des responsables d’exploitation en Bretagne dans les dix prochaines années.

La Safer Bretagne elle-même s’était déjà fixé comme objectif le lancement de 90 installations par an entre 2015 et 2021, parmi lesquelles vingt hors cadre familial et vingt en agriculture biologique. Si elle n’a pas su nous dire si ces chiffres avaient été atteints, ni quels sont les objectifs pour les années qui viennent, elle maintient qu’elle ne favorise pas l’agrandissement au détriment de l’installation.

C’est que le projet des Communs de Nargoat présentait quelques handicaps, selon le président du comité technique de la Safer, Hervé Le Saint : « Ce qui nous gênait, c’était qu’une SCI était mise en avant ; ce n’étaient pas les personnes porteuses de projets qui venaient défendre leur candidature, explique-t-il à Mediapart. La maison présente sur la ferme devait devenir un “tiers lieu”, nous n’avons pas obtenu de réponse satisfaisante sur la vraie qualité agricole du projet. »

Maintenir et développer l’agriculture biologique et les circuits courts ; faciliter l’implantation de porteurs de projet en milieu rural.

Safer Bretagne

Par ailleurs, souligne l’élu qui est également vice-président de la Safer Bretagne, au moment de l’examen du dossier, l’une des trois personnes en lice n’avait pas terminé son parcours d’installation à la chambre d’agriculture. N’était-il donc pas possible d’attendre la fin de cet accompagnement – une histoire de quelques semaines, quelques mois tout au plus ? « Au bout d’un moment, il faut qu’on tranche, et on tranche avec les éléments qu’on a sous la main, répond l’élu. On ne peut pas traîner tous les dossiers. Il y a eu plusieurs allers-retourssur ce dossier, il est allé deux fois en conseil d’administration… À un moment, il a fallu faire un choix. Il faut revendre les terres qu’on a préemptées. On ne va pas stocker du foncier… »

L’aspect production biologique, pourtant, est affiché comme une priorité par différentes instances. Il figure dans l’actuel schéma directeur régional des exploitations agricoles (SDREA), c’est-à-dire les grandes orientations fixées par l’État, qui dit vouloir « encourager le développement de l’agriculture biologique », mais aussi « favoriser l’installation et la transmission des exploitations ». Il figure également dans les missions de la Safer de la région Bretagne, qui indique vouloir « maintenir et développer l’agriculture biologique et les circuits courts », et « faciliter l’implantation de porteurs de projet en milieu rural ».

« Favoriser le bio n’est qu’un élément de départage entre deux projets similaires, répond Hervé Le Saint. Or, là, il y en avait un qui ne remplissait pas tous les critères. » Et le projet qui lui faisait face ne se résume pas à un agrandissement, ajoute l’élu agriculteur qui est également le trésorier de la FDSEA Finistère, l’antenne locale de la FNSEA (Fédération nationale des exploitants agricoles) – le syndicat qui domine dans toutes les instances agricoles décisionnaires. « L’acquisition de Nargoat permet au jeune agriculteur d’avoir un logement, d’avoir des bâtiments agricoles déjà construits, et de regrouper les parcelles de pâturage pour les vaches. Il y aura moins de transport d’animaux. »

Dans le Finistère, qui est l’un des quatre départements français à concentrer le plus d’animaux d’élevage (voir ce rapport de Greenpeace sur les fermes usines, publié en 2018) et où l’industrie du porc a provoqué le phénomène des algues vertes décortiqué par le travail d’investigation de la journaliste Inès Léraud, Hervé Le Saint dit vouloir « privilégier l’élevage »« L’outil de production en Bretagne, c’est d’abord l’élevage », dit-il. « On nous fait des procès sur la typologie de notre production, mais c’est la base de l’économie bretonne actuellement. Je ne vois pas où on gaspille : tout est vendu ! »

Pour la question écologique, il faudra repasser. « Il y a une demande très forte des services de l’État pour prendre en compte l’environnement dans les bassins algues vertes, poursuit le vice-président de la Safer Bretagne. Mais la Safer n’est qu’un opérateur foncier et nous ne faisons qu’accompagner une politique définie. Tant qu’il n’y aura pas de politique définie, la Safer n’a rien à faire sur ce sujetOn ne peut pas faire plus que ce que l’on subit déjà tous les jours. Il y a un moment où ça suffit. Si l’on met des contraintes supplémentaires dans nos missionsil y aura davantage de contournements»

Une chose est sûre, sans un encadrement plus cohérent avec les affichages politiques actuels, la Safer pourra continuer d’arbitrer à sa guise, via un comité technique où les proches du modèle agricole dominant peuvent s’appuyer sur une forte majorité, du fait de la répartition des postes et des cumuls de mandats qui s’ajoutent au résultat des élections syndicales. Celui de la Safer Finistère compte quasiment exclusivement des hommes. On y trouve un élu de la Confédération paysanne, un élu de la FNSEA, un élu des Jeunes Agriculteurs – le syndicat frère de la FNSEA –, un élu de la Coordination rurale (autre syndicat classé à droite), mais aussi des représentants de la chambre d’agriculture du Finistère présidée par la FNSEA, du Crédit agricole, de Groupama, de la Fédération des chasseurs…

En accordant ce terrain à un agriculteur en conventionnel, la Safer marque un recul.

Delphine Alexandre, vice-présidente de la région Bretagne

« La Safer Finistère n’est pas prête pour un projet comme les Communs de Nargoat, souligne Gilles Caurant, l’ancien fermier de Nargoat, aujourd’hui retraité, qui soutenait le collectif porté par Courte Échelle. Les porteurs de projet passaient pour des rêveurs, qui vivent un peu à l’écart de la société… C’est un autre système, qui évoque la liberté, mais pas quelque chose de rentable. On a encore du mal à concevoir qu’on peut réussir avec d’autres idées. Jérôme et son père, eux, étaient plus dans le moule. »

« Les Communs de Nargoat présentaient des pratiques vertueuses sur le plan environnemental, pour un terrain propice à l’agriculture biologique. Les porteurs de projet étaient en outre parvenus à créer une dynamique sur tout un territoire. En accordant ce terrain à un agriculteur en conventionnel, la Safer marque un recul », conclut de son côté Delphine Alexandre, la vice-présidente de la région Bretagne chargée de l’eau et de la biodiversité, élue sous les couleurs du Parti communiste.

À l’heure où nous bouclons ces lignes, le climat est extrêmement tendu entre les parties qui se sont opposées dans cette histoire. La Safer n’a pas encore envoyé la notification de la vente. Le jeune agriculteur, lui, est bien installé sur les terres de Nargoat.

Auteur : Amélie Poinssot

Source : Dans le Finistère, un collectif agricole bloqué face à l’agrandisse… | Mediapart

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