Dans le Nord, la révolte des compagnons Emmaüs exploités. (Reporterre – 05/10/23)

Dans le Nord, la révolte des compagnons Emmaüs exploités
La communauté Emmaüs de Saint-André-lez-Lille est la pionnière du mouvement de grève dans le Nord. – © Louise Bihan / Reporterre

Par Medhi Laïdouni et Louise Bihan (photographies)

Cinq communautés Emmaüs sont en grève dans le nord de la France. Les compagnons, pour beaucoup sans-papiers, souhaitent être régularisés. Payés une misère, ils réclament aussi de meilleures conditions de travail.

Nieppe (Nord), reportage

« Nous sommes fermés aujourd’hui ! » Ce samedi 30 septembre, les camionnettes chargées de meubles et les chineurs habitués des allées d’Emmaüs Nieppe — à quelques encablures d’Armentières — ont dû rebrousser chemin. Sur la départementale longeant les lieux, les klaxons d’encouragement accompagnent le bruit des djembés. Le matin même, une partie des compagnons — sept au total — ont décidé d’entamer une grève illimitée et de bloquer les accès de la communauté. Après Saint-André-lez-Lille, Grande-Synthe, Wambrechies [1] et Tourcoing, Emmaüs Nieppe est la cinquième communauté nordiste à connaître le blocage depuis le début de l’été.

La multiplication des grèves et la défiance exprimée envers le mouvement fondé par l’Abbé Pierre a contraint la direction nationale d’Emmaüs à agir — sans apporter de soutien massif aux grévistes.

Le premier reproche formulé par les compagnons à leurs directions respectives concerne les conditions de travail et de rémunération. « Nous sommes payés 380 euros par mois pour quarante heures de travail, et devons reverser 50 euros par mois en guise de loyer », dit l’un des grévistes de Nieppe. « Sur cinq ans, j’ai pris une semaine de vacances. On ne nous laisse pas les prendre », peste l’autre.

À Tourcoing, dans l’entrepôt d’Emmaüs en grève depuis près de trois semaines où trône une… pointeuse à empreintes digitales, Mohamed en a, lui aussi, assez du labeur — huit heures par jour payé environ 300 euros par mois. « Nous avions les devoirs d’un salarié, mais pas les droits. Je suis venu chez Emmaüs pour avoir de l’aide, pas un travail dissimulé », soupire Mohamed.

À Tourcoing, les compagnons ne sont pas seuls dans leur grève. Des salariés, mais aussi des contrats d’insertion, ont cessé le travail en soutien des revendications des sans-papiers. © Louise Bihan / Reporterre

Un manque de considération et un mépris encore difficiles à digérer. « J’ai perdu mon père ; le lendemain, on m’a dit de venir travailler », témoigne un gréviste à Nieppe. « On décidait pour nous. On nous prenait pour des enfants », livre son « frère » de communauté. Insultes racistes, brimades et intimidations sont évoquées.

À Saint-André, des caméras ont été installées au sein du bâtiment. La direction ne se privait pas, d’après de nombreux témoignages, de rentrer dans les chambres sans autorisation, limitant la vie privée. Un climat « carcéral » est décrit par les compagnons.

Malgré leur statut et leur pécule faible (380 euros par mois), les compagnons disent devoir acheter eux-mêmes la plupart de leurs biens, parmi les dons fournis à la communauté. © Louise Bihan / Reporterre

Les communautés décriées cochent les cases de « l’institution totale » — concept développé par le sociologue Erving Goffman — où l’identité individuelle est brisée. « Le seul truc qui les tient, c’est les papiers, ajoute Ludovic, salarié chez Emmaüs Tourcoing, également en grève. Et le peu qu’ils gagnent, ils l’envoient au pays. »

Le mirage de la régularisation

La plupart des compagnons grévistes sont en effet sans-papiers. Ils déplorent les fausses promesses formulées par la direction concernant leur régularisation. La communauté de la halte Saint-Jean à Saint-André n’était pas dans la liste définie par l’arrêté du 27 février 2020 portant agrément d’organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires (Oacas), pas plus que celle de Nieppe. Ce statut Oacas, créé en 2008 et affiné par la loi dite « asile et immigration » de 2018, permet au compagnon d’entrevoir la régularisation au bout de trois ans passés au sein d’une communauté.

Les communautés de Tourcoing et de Grande-Synthe font en revanche partie de cette « liste Oacas ». Toutefois, tout le pouvoir est aux directeurs de communauté — lesquels donnent un avis, favorable ou non, à la préfecture — ce qui rend les régulations moins évidentes qu’il n’y paraît. Parfois, les compagnons n’ont guère d’autre choix que de quitter leur communauté pour en rejoindre une autre avec l’espoir de réussir leur cycle de trois ans.

« J’ai davantage appris à connaître mes camarades pendant la grève », dit Alixe Kombila, l’une des porte-parole. © Louise Bihan / Reporterre

Après des années d’une peur légitime, la grève a libéré la parole. « Les compagnons ont accumulé, accumulé… et c’est devenu des bombes atomiques », résume Mohamed. Mais à travers la lutte, beaucoup ont également l’impression de revivre et d’exister enfin. « J’ai davantage appris à connaître mes camarades pendant la grève qu’avant », explique Alixe Kombila, présente à la halte Saint-Jean depuis février 2021.

Après des années à encaisser en silence, toutes et tous sont déterminés à ne plus lâcher une once de liberté à quiconque. « La CGT et le comité des sans-papiers nous soutiennent. Mais en définitive, c’est nous qui prenons les décisions » explique Miloud, compagnon andrésien.

Contactées par Reporterre, les directions d’Emmaüs Grande-Synthe, Saint-André et Tourcoing n’ont pas donné suite. Président à Saint-André, Pierre Duponchel a nié les faits, dénonçant auprès de l’AFP des « allégations mensongères ».

Le 30 septembre, sept compagnons sans-papiers de la communauté Emmaüs de Nieppe (Nord) se sont mis en grève sur des revendications similaires à celles de Saint-André-lez-Lille. © Louise Bihan / Reporterre

Après trois mois de grève, les compagnons de Saint-André ont entamé une occupation du bâtiment de la communauté le 28 septembre — alors qu’ils étaient auparavant cantonnés à l’entrée. Une « radicalisation » assumée devant, disent-ils, le « silence de la préfecture »« J’ai écrit un message au préfet, et ai demandé de régulariser sans attendre la fin de l’enquête », précise Ugo Bernalicis, député La France insoumise (LFI) du Nord venu soutenir l’occupation jeudi dernier, en compagnie de Rachel Keke, députée LFI du Val-de-Marne, elle-même gréviste durant près de deux ans à l’hôtel Ibis des Batignolles. « Partout où vous êtes maltraités, mettez-vous en lutte ! »

Batailles judiciaires en vue

Le mouvement va s’intensifier sur les pavés comme dans les prétoires. Une enquête pour traite d’êtres humains, travail dissimulé et abus de faiblesse est en cours à Saint-André, et des plaintes sur les mêmes qualifications pourraient être lancées ailleurs. Des batailles juridiques sont à prévoir, quand d’autres sont déjà entamées. À Grande-Synthe, la direction a décidé d’expulser les compagnons grévistes. Un recours a été déposé, et la décision est rendue le 5 octobre. En parallèle, la communauté pourrait se voir exclue d’Emmaüs lors du prochain conseil d’administration.

L’attitude de la direction ulcère Me Ioannis Kappopoulos, avocat des compagnes et compagnons. « Quoiqu’il arrive, je reste à leur disposition. Même gratuitement. S’ils appliquent l’expulsion, un recours sera déposé dans la seconde. Je n’ai aucune pitié pour ces gens-là [la direction]. »

À Tourcoing, comme ailleurs, les compagnons peuvent compter sur le soutien continu de la CGT et du Comité Sans-Papiers 59 pour porter leurs revendications. © Louise Bihan / Reporterre

À Tourcoing, les négociations ont abouti au renouvellement des instances dirigeantes, mais la grève se poursuit pour une partie des compagnons. La situation à Grande-Synthe et à Saint-André n’a pas évolué : le dialogue est rompu, la « ligne rouge » franchie. « On ne peut que se réjouir que des compagnons traités de manière indigne puissent s’exprimer », assure Tarek Dahar, délégué général d’Emmaüs France. Un soutien financier et social est proposé à Saint-André, de même qu’un soutien juridique en vue de l’obtention d’une carte de séjour. Ce soutien n’est toutefois pas inconditionnel. « On fait notre possible pour que les personnes éligibles puissent avoir un accès au droit. Il n’y a pas de demande de régularisation massive », poursuit Tarek Dahar.

Après cette crise, des questions se posent quant à l’organisation du système Emmaüs. « On est très attachés à l’indépendance des communautés. En revanche, appartenir au mouvement, c’est aussi respecter des valeurs. On peut venir jouer sur ce levier-là pour sanctionner certains groupes. Il pourrait y avoir plus d’audits de prévention », dit le délégué général.

Source : Dans le Nord, la révolte des compagnons Emmaüs exploités (reporterre.net)

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