Dans l’est de la RDC, la mobilisation «tous azimuts» des soldats sans frontière (AfriqueXXI-23/06/23)

Le commandant de l’EACRF, le général Jeff Nyagah, accueille des renforts de la force régionale à l’aéroport de Goma, le 16 mars 2023.

Par Paul LORGERIE

Reportage · Alors que l’élection présidentielle approche, une partie de la province du Nord-Kivu demeure sous l’emprise des rebelles du M23. Pour reconquérir le terrain, les autorités congolaises ont fait appel à de nombreuses forces armées : milices citoyennes, armées de la sous-région et même mercenaires blancs. Sans succès jusqu’à présent.

Novembre 2022. Près de 200 hommes patientent, assis en tailleur, à l’entrée du commandement de la 34e région militaire du Nord-Kivu, province frontalière du Rwanda et de l’Ouganda. Au cœur du chef-lieu, Goma, tous sont venus répondre à l’appel à la « mobilisation tous azimuts » lancé quelques jours plus tôt par le président congolais, Félix Tshisekedi. « Que mon sang de Congolais coule sur le sol congolais pour repousser l’envahisseur, je ne resterai pas les bras croisés », jure Olivier, 23 ans. Les combats grondent à une vingtaine de kilomètres de la ville. En périphérie, les sites de déplacés accueillent chaque jour de nouvelles vagues d’enfants, d’hommes et de femmes ayant fui la guerre. Ils sont aujourd’hui près de 2 millions, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies.
Meurtrie par près de trente années de guerre, la ville de Goma est, encore une fois, au cœur des préoccupations sécuritaires de la République démocratique du Congo (RDC). Fin 2021, le Mouvement du 23-Mars (M23), une formation politico-militaire fondée sur les cendres d’anciens groupes rebelles à majorité tutsie, se réveillait d’un sommeil long de dix ans. En novembre 2012, ces déçus d’un accord de démobilisation signé le 23 mars 2009 par l’ancien régime – celui de Joseph Kabila – prenaient Goma. « À l’époque, ils avaient tué beaucoup de gens », se rappelle Olivier, alors âgé de 13 ans. Malgré les plaies encore béantes du traumatisme, les rebelles, qui réclament aujourd’hui leur retour sur le sol congolais avec le soutien déguisé – bien que nié – du Rwanda, ont repris les armes en novembre 2021 avant de lancer une vaste offensive sur le Nord-Kivu le 21 novembre 2022.
Si le scénario de 2012 semble se répéter, l’équation n’est plus la même. Les Casques bleus, au rôle pourtant reconnu dans la libération de Goma en 2013, sont aujourd’hui rejetés par la population. La cheffe de la Monusco (Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo), Bintou Keita, avait d’ailleurs constaté les limites de la mission en juin 2022 en déclarant que le M23 « s’[était] comporté comme une armée conventionnelle [plus] que comme un groupe armé ». Pour répondre à cette menace, le Nord-Kivu, région placée sous état de siège en mai 2021, s’enfonce depuis quelques mois dans un tout-sécuritaire incarné par une mosaïque d’hommes en armes. Soldats congolais, groupes armés dits « patriotes », militaires kényans, burundais, sud-soudanais ou ougandais, Casques bleus, mercenaires blancs… Tous se croisent dans les rues de Goma et se regardent en chiens de faïence. Ils ont un but commun : le « retour de la paix » dans le Nord-Kivu. Mais chacun agit de son côté, sans aucune coordination, ou presque.
« Nous prenons les armes lorsque nous le devons »
« Le pays nous appelle, la nation a besoin de l’engagement de toutes ses filles, et de tous ses fils », avait solennellement annoncé Félix Tshisekedi lors de son adresse à la nation le 3 novembre 2022, avant d’ajouter : « Tout en renouvelant mon appel à nos jeunes qui en ont la vocation de s’enrôler massivement dans nos forces armées, je réitère l’instruction faite au chef d’état-major général des armées d’accélérer la mise en place de centres de recrutement. » C’est à cet appel qu’Olivier, mais aussi Joël, Stanislas, Emmanuel et des milliers d’autres, ont répondu. Alors que l’élection présidentielle, prévue en décembre 2023, se profile, celui qui avait promis le retour de la paix dans la partie orientale du pays a épuisé les options diplomatiques qu’il avait dans un premier temps privilégiées après son investiture à la tête de la RDC, en janvier 2019. S’agissant de l’ouverture d’un éventuel dialogue avec le M23 ? « Il n’en est pas question », assène régulièrement le président congolais.
Alain (prénom d’emprunt), représentant d’une communauté de la région, n’a lui non plus pas tardé à se mobiliser derrière le chef suprême des armées : avec ses propres moyens, il a constitué à Goma un « groupe de vigilance », une formation citoyenne informelle censée rapporter tout comportement suspect, comme l’avait demandé le président congolais. Chaussés de bottes, munis d’un talkie-walkie, Alain et ses hommes – près de 300 selon lui – se glissent chaque jour dans les herbes hautes proches des combats pour révéler les positions de l’adversaire. Lorsque Afrique XXI l’a rencontré pour la première fois, en novembre 2022, Alain revenait de Kibumba, à une vingtaine de kilomètres au nord de Goma, où les combats faisaient rage. Alors que de la terre était encore visible sous ses ongles, il venait d’être interpellé par un militaire aviné et méfiant. « Vous savez, par les temps qui courent, on ne peut plus faire confiance à personne », s’excusait le soldat. « C’est rien, vous ne faites que votre travail », lui avait répondu Alain, qui se défendait de faire partie d’un groupe armé.
Quelques mois plus tard, en avril 2023, le discours d’Alain avait sensiblement glissé vers la militarisation des groupes de vigilance, qui se sont multipliés et qui se sont mués en groupes d’auto-défense connus sous le nom de « Wazalendo » (qui signifie « patriote » en swahili). « Nous prenons les armes lorsque nous le devons », avouait-il. À cette époque, les éléments du M23 auraient dû quitter Kibumba depuis quelques jours déjà – c’est en tout cas ce qui avait été convenu à Luanda, lors d’une médiation entre la RDC et le groupe rebelle menée sous l’égide du président angolais, João Lourenço. « Nous passerons à l’attaque s’ils ne partent pas », avertissait le leader communautaire.
Dans une région où l’on comptabilise plus d’une centaine de groupes armés, « les groupes déjà existants se sont remobilisés sous l’appellation “Wazalendo”, d’autres se sont formés en se réclamant du même nom », observe un analyste du Baromètre sécuritaire du Kivu, un projet de recherche recensant les violences dans la région. Un phénomène renforcé par le vote, le 20 avril 2022, d’un projet de loi instituant une réserve militaire composée, entre autres, de « volontaires civils engagés dans la défense du pays et de son intégrité territoriale face à une menace ou à une agression extérieure ». « Une façon pour le président de récupérer la situation militairement », juge un député du Nord-Kivu ayant requis l’anonymat. Fort de cette légitimité, poussé par son élan patriotique, Alain est passé à l’attaque, à la mi-avril, pour repousser le M23 à Kibumba, mais son offensive a été tuée dans l’œuf. Lui et une cinquantaine de ses camarades ont été interpellés par des soldats kényans déployés dans la zone, et dont la présence est fortement décriée.
Une force régionale contestée
Les sourires étaient de mise, pourtant, le 12 novembre 2022 sur le tarmac de l’aéroport de Goma. Confiantes, les autorités militaires du Nord-Kivu accueillaient un premier contingent de militaires kényans (un millier d’hommes) déployés dans le cadre de l’EACRF, la force régionale mise en place par la Communauté de l’Afrique de l’Est (EAC, selon l’acronyme anglais) pour tenter d’endiguer l’avancée du M23 et démettre les nombreuses milices. « Les instructions ainsi que les concepts des chefs d’État sont très clairs, avançait alors le colonel Guillaume Ndjike, porte-parole de l’armée congolaise dans la province, les amis kényans sont ici en mission purement offensive. »
À l’hôtel Karibu – « bienvenue » en swahili, langue commune au Kenya et à l’est de la RDC –, là où les militaires de la sous-région ont installé leurs quartiers, le général kényan Jeff Nyagah, de la force de l’EAC, s’était montré beaucoup plus mesuré sur la nature du mandat : « La première priorité, pour nous, est le processus politique en cours, notamment avec les processus de Luanda et de Nairobi, ainsi que le désarmement des groupes, pas seulement du M23, mais aussi de la centaine de groupes armés qui existent. Si ces deux options échouent, alors, automatiquement, nous passerons à l’action militaire. » Jeff Nyagah, qui a dû affronter la colère de Félix Tshisekedi, a depuis démissionné de ses fonctions. Bien que le mandat de la force de l’EAC ait été renouvelé le 31 mai 2023 à Bujumbura, le gouvernement congolais a fait savoir qu’elle n’était plus la bienvenue en raison de son inefficacité sur le terrain.
« L’arrivée de la force régionale a été un véritable babélisme », renchérit le député du Nord-Kivu déjà cité, qui estime que la force de l’EAC « ne sert à rien ». Sur la terrasse d’un hôtel bordant le lac Kivu, au milieu de jeunes amoureux et d’un groupe venu célébrer un anniversaire, un membre influent de la société civile gomatracienne convient que la grogne contre la force est-africaine « vient d’une incompréhension » : les militaires congolais pensaient – à tort – que la force de l’EAC aurait un mandat offensif. Selon l’activiste, les Kivutiens voient d’un œil circonspect la présence de ces soldats, pour la plupart venus de pays voisins de la RDC qui cultivent de bonnes relations avec le Rwanda.
Dispatchés dans différentes zones occupées par le M23, les Kényans, les Ougandais ou encore les Sud-Soudanais, dont l’un des piliers du mandat était de créer des zones tampons entre les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) et les rebelles afin de faciliter le retrait de ces derniers et la distribution de l’aide humanitaire, sont accusés de complaisance avec les éléments du M23. « Les M23 ont dit qu’ils partiraient, mais ce n’est pas le cas », souffle un membre de la force régionale. Selon plusieurs sources sécuritaires, le M23 a installé certains de ses sympathisants à des postes civils, laissant ainsi la place à une nouvelle administration et rendant plus complexe son démantèlement.
« On les appelle les Wagner »
Liens troubles avec les groupes armés, communications coupées avec l’EAC et les Casques bleus de la mission de maintien de la paix des Nations unies (Monusco), dont le départ a été demandé par les autorités… Si les relations avec les forces alliées semblent compliquées, l’armée congolaise a trouvé un allié inattendu dans sa lutte contre le M23. Petit à petit, depuis décembre 2022, des paramilitaires blancs, circulant à bord de Toyota flambant neuves flanquées de l’acronyme « FARDC », ont fait leur apparition dans les rues de Goma. Chaque matin et chaque soir à heure fixe, des convois d’une dizaine de véhicules remplis de ces hommes armés défilent le long de la route menant à la cité de Saké, située à 20 km à l’ouest de la capitale provinciale.
« On les appelle les Wagner », glisse un moto-taxi qui serait à l’évidence ravi que la milice russe, active dans d’autres pays du continent, soit de la partie. Sauf que ce n’est pas elle. Ce surnom, donné par les Gomatraciens aux paramilitaires blancs, les fait d’ailleurs sourire. Employé de la société Agemira RDC, l’un d’eux, qui souhaite garder l’anonymat, explique qu’« [ils font] principalement de la formation ainsi que de la fourniture et de la maintenance de moyens aériens ». Apparue pour la première fois dans la presse congolaise en mai 2022, lors de la remise en état d’un hélicoptère Mi-24 sur l’aéroport militaire de Kinshasa, cette société dirigée par un homme d’affaires français, Olivier Bazin, alias « Colonel Mario » – une figure bien connue du milieu françafricain qui a été citée dans des affaires de blanchiment d’argent et de vente d’armes sur le continent1 – avait à l’origine été appelée pour la maintenance des aéronefs de l’armée congolaise. Depuis, le centre de gravité de la guerre s’étant déplacé à l’Est, leurs services y ont été demandés, notamment pour l’entretien de deux Sukhoï-25.
« Mais, étant donné que les attaques aériennes n’étaient plus possibles, des besoins terrestres se sont faits ressentir, explique notre source au sein d’Agemira. C’est là que nos gars ont débarqué. » L’entreprise, disposant d’un volet formation dans son portefeuille, a déployé d’anciens militaires roumains, bulgares ou encore français sur les terres congolaises. Mission : délivrer leur expérience aux FARDC, mais aussi protéger les villes de Saké et de Goma. Mi-mars 2023, 1 400 soldats congolais avaient été formés par les hommes d’Agemira, nous informe notre source.
Les Angolais en renfort
« Nous avons des avions Sukhoï, mais un personnel technique doit les entretenir. Et si nous ne disposons pas de la main-d’œuvre, comment faisons-nous ? Lorsque la République a besoin de former ses militaires, on a besoin d’instructeurs, et ces compétences existent au niveau notamment des anciens de la Légion [étrangère] française. Alors, doit-on se priver de recourir à des moyens qui puissent nous permettre d’assurer la formation de nos militaires pour défendre l’intégrité de nos territoires ? » a expliqué le porte-parole du gouvernement, Patrick Muyaya, lors d’une conférence de presse organisée à Kinshasa en janvier 2023.
Les habitants de Goma se sont habitués à leur présence, qui n’a fait que s’intensifier, de même que les représentants des Nations unies et des ONG. Ils seraient près de 900, selon les dernières estimations. Et si leur mandat n’est pas officiellement opérationnel, les sources sécuritaires s’accordent pour dire qu’ils ont joué un rôle majeur dans la défense de Saké, lors de l’offensive du M23 en mars dernier, et qu’ils ont aujourd’hui toute la confiance de l’état-major congolais. Alors que le ministre congolais de la Défense, Jean-Pierre Bemba, et le chef d’état-major des FARDC, le général Christian Tshiwewe, étaient en visite dans le Nord-Kivu à la mi-avril, les photos diffusées par leurs services de communication montraient à leurs côtés les « mercenaires » et des civils européens, dont Olivier Bazin. « Ils disposent également d’un officier de liaison auprès de la présidence à Kinshasa », confie l’analyste sécuritaire cité plus haut.
Goma tombera difficilement, mais « reprendre les zones contrôlées par le M23 sera une autre histoire », pondère l’expert. Tandis qu’une réunion vient de se tenir pour encadrer le départ des armées de l’Afrique de l’Est, de nouvelles forces doivent atterrir sur le sol congolais. Le 17 mars 2022, le Parlement angolais a approuvé l’envoi d’une unité de 500 soldats dans l’est de la RDC. Si la date d’arrivée n’est toujours pas connue, le déploiement des militaires angolais doit durer un an et vise à sécuriser les zones sous occupation du M23 et à vérifier le cantonnement des rebelles. En complément, la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC, selon l’acronyme anglais) a, le 8 mai, « approuvé le déploiement d’une force de la SADC […] en tant que réponse régionale pour soutenir la République démocratique du Congo », sans pour autant donner plus de détails.

Paul LORGERIE
journaliste indépendant basé à Kinshasa depuis octobre 2022, après avoir travaillé au Mali ou encore en République centrafricaine. Il est le correspondant du quotidien Libération, de Radio France, de la Deutsche Welle ou encore de Reuters, avec un focus sur les mobilisations sociales lors des élections prochaines ainsi que l’insécurité à l’est du pays.


Source: https://afriquexxi.info/fr/auteur1248.html
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/dans-lest-de-la-rdc-la-mobilisation-tous-azimuts-des-soldats-sans-frontiere-afriquexxi-23-06-23/

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