De l’eau dans le gaz, Le Monde Diplomatique (mai 2023)

Se garder d’évoquer les sujets sensibles au cours d’un repas de famille, sous peine de provoquer un malaise, une dispute ou une bataille rangée, compte au nombre des règles élémentaires du savoir-vivre. Mais, dans le cas du sabotage des gazoducs Nord Stream le 26 septembre dernier, la retenue polie des dirigeants européens confine au silence poltron. Car tout de même : un attentat mené au large du Danemark, de la Pologne et de la Suède, pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ou candidats à l’adhésion, probablement par une puissance étatique, contre une infrastructure appartenant majoritairement au conglomérat russe Gazprom mais aussi, pour ce qui concerne Nord Stream 1, à une brochette d’énergéticiens allemands, néerlandais et français, avait de quoi susciter la fureur investigatrice combinée des médias et des autorités. Or, d’un côté comme de l’autre, une inexplicable gêne entrave l’expression de l’habituelle tirade antiterroriste.

Après la publication par le journaliste américain Seymour Hersh d’une enquête incriminant les États-Unis et les services norvégiens (Substack, 8 février), les investigations menées par le parquet fédéral allemand s’orientent vers une autre piste, digne d’un film OSS 117 à sortir en salles sous le titre « De l’eau dans le gaz » : une bande de six barbouzes liés à l’Ukraine et déguisés en touristes auraient loué un yacht à Rostock avant d’enfiler discrètement leur slip de bain pour placer cinq cents kilos d’explosifs à quatre-vingts mètres de profondeur en mer Baltique, prétendent en substance le New York Times (7 et 16 mars) ainsi qu’un consortium de médias allemands (8 mars). Une diversion ? Ce scénario, qui mobiliserait à coup sûr un nombre de spectateurs plus élevé que celui du dernier film de Bernard-Henri Lévy sur l’Ukraine (1 024 en France en tout et pour tout), laisse le Washington Post perplexe : le quotidien (4 avril) indique que l’attention des enquêteurs teutons a été délibérément attirée vers ce yacht par « un service de renseignement occidental », lequel aurait fourni à son homologue allemand « un tuyau très concret », mais semble-t-il percé — décidément, l’affaire en compte beaucoup. Finaud, le parquet fédéral se demande à présent si l’embarcation n’a pas « constitué un leurre, mis à la mer pour détourner l’attention des véritables auteurs ».

Car au fond, ce brouillard arrange tout le monde. « Certains gouvernants occidentaux ne sont pas si pressés d’identifier l’auteur de l’attentat, poursuit le Washington Post. Lors des réunions de dirigeants politiques du Vieux Continent et de l’Alliance atlantique, les responsables ont adopté une routine, a déclaré un diplomate européen de haut rang : “Ne parlons pas de Nord Stream.” Ils ne voient pas l’intérêt de creuser trop profondément au risque de trouver une réponse inconfortable, ajoute le diplomate, faisant écho aux sentiments de plusieurs de ses homologues dans d’autres pays qui préféreraient ne pas faire face à l’éventualité que l’Ukraine ou des alliés soient impliqués. (…) “C’est comme un cadavre au milieu d’une réunion de famille”, a précisé cette source en recourant à une analogie sinistre : tout le monde le voit mais fait comme si de rien n’était. “Il vaut mieux ne pas savoir.” »

Un État mouillé dans un attentat se cacherait-il dans « notre camp » ? Voyons, vous n’y pensez pas ! Pour paraphraser Hubert Bonisseur de La Bath : « Un État terroriste, c’est quand les gens sont russes, déjà. »

Pierre Rimbert

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