« Depuis quarante ans, l’agenda de la politique de la ville a toujours été rythmé par les émeutes » (LT.fr 30/06/2023)

Chafik Hbila est sociologue. Il travaille pour Jeudevi, une structure installée à Paimpont (35) qui accompagne l’État et les collectivités dans l’élaboration de politiques éducatives et de jeunesse. Il décortique les mécanismes ayant mené aux émeutes suite à la mort de Nahel.

« Cette colère puise aussi dans des racines sociales plus profondes sur la situation des jeunes issus des quartiers », explique le sociologue rennais Chafik Hbila. (Chafik Hbila)

Quelles sont les raisons de la colère de la jeunesse des banlieues, à Rennes comme partout en France ?

La mort tragique de ce jeune homme de 17 ans, à Nanterre, sous le tir d’un policier, a été le déclencheur. C’est l’acte qui a fait sauter le couvercle de la marmite. Toute une partie de la jeunesse populaire s’est identifiée à ce jeune homme, en se disant que ça aurait pu être l’un d’eux. C’est aussi une colère qui explose face à un sentiment de stigmatisation et d’humiliation vécu au quotidien. Il y a ce constat qu’une partie d’entre eux est prise pour cible par la police, avec cette idée que ce sont toujours les mêmes qui subissent les contrôles. Une jeunesse, par ailleurs, qui est beaucoup plus contrôlée que le reste de la population et qui fait l’objet de contrôles d’identité plus importants.

Dans le même temps, la Police nationale est soumise à la pression du résultat, notamment dans la lutte contre le trafic de drogues, et se retrouve dans une conflictualité permanente avec eux. Il y a une défiance et un rejet des modes opératoires de la police. Enfin, cette colère puise aussi dans des racines sociales plus profondes sur la situation des jeunes issus des quartiers.

Qu’est-ce qui est nouveau dans les mobilisations en cours par rapport aux émeutes de 2005 (Après la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, qui tentaient d’échapper à un contrôle de police à Clichy Sous-Bois, des émeutes avaient éclaté dans les banlieues françaises pendant trois semaines, NDLR) ?

La nouveauté, même s’il est trop tôt pour en tirer des conclusions, c’est la place que peuvent occuper les réseaux sociaux dans les mobilisations des jeunes. Ils sont ultra-connectés. Contrairement à 2005, la généralisation à l’échelle nationale de ces révoltes a été plus rapide. Ça s’est joué dès le deuxième soir, alors qu’en 2005, il a fallu plusieurs jours pour que les violences urbaines se généralisent à une majeure partie des quartiers de France. Et puis, contrairement aux années 1990 et 2000, une grande partie de la population est équipée de smartphones, ce qui permet de filmer des interpellations qui retranscrivent une certaine réalité.

Et vis-à-vis du gouvernement, qu’est-ce qui a changé ?

L’approche d’Emmanuel Macron est assez différente de celle de 2005 (Jacques Chirac était alors le président de la République, NDLR) puisqu’il a eu l’intelligence de reconnaître, en des termes plus subtils mais fermes, la bavure policière qui était en train de se dessiner. Il a eu d’emblée des mots apaisants et a adressé le soutien de la Nation à la famille. Il a également transmis le message que l’État serait intransigeant et que justice serait rendue. C’est une vraie différence par rapport à 2005 où le ministre de l’Intérieur, à l’époque, avait envenimé la situation (NDLR : Nicolas Sarkozy). Il avait laissé entendre que ces jeunes étaient des délinquants et qu’ils l’avaient bien cherché. Le discours politique a changé.

Un des enjeux va être de construire un discours plus positif, porteur de sens, et ainsi considérer cette jeunesse comme une ressource du pays

Rien n’a été fait dans les quartiers depuis 2005 pour la jeunesse ?

Depuis 2005, les pouvoirs publics ne sont pas restés statiques quant au sort de cette jeunesse-là. Il y a énormément de choses qui ont été faites, des programmes de politiques publiques ont été initiés et mis en œuvre, certainement de manière insuffisante, mais d’un point de vue de l’offre d’interventions et de la conscientisation, les choses ont évolué.

Dans le même temps, ce qui est paradoxal, c’est que les discours porteurs d’espoir, les discours de changement, les discours sur le pouvoir d’agir de ces jeunes, eux, se sont complètement dégradés. On tend vers une approche misérabiliste et dénigrante de ces jeunes. Un des enjeux va être de construire un discours plus positif, porteur de sens, et ainsi considérer cette jeunesse comme une ressource du pays, ce qui n’est plus le cas depuis un certain nombre d’années.

Que pouvez-vous dire sur le profil des émeutiers à Rennes ?

Sur le jeune âge prétendu des émeutiers (NDLR : les émeutiers à Rennes seraient âgés de 14 à 17 ans, selon nos journalistes présents sur place), ce n’est pas un phénomène nouveau. En 2005, c’était déjà le cas. À l’époque, tout un tas de femmes et hommes politiques se relayaient dans les médias pour questionner la place des parents et se demandaient pourquoi ces jeunes étaient dans les rues, et non pas chez eux.

Je ne m’aventurerais pas à brosser le portrait d’un profil particulier à Rennes. Ce que je peux dire, c’est que cette jeunesse est diverse et plurielle. Ce qui la rassemble, c’est ce sentiment d’humiliation et de stigmatisation qu’une large partie d’entre elle vit au quotidien. La police incarne le visage de cette domination mais aussi le visage de l’État qui assigne à résidence une partie de la jeunesse française dont celle des banlieues. Cela cristallise en elle toutes les formes de colère qui se mettent en scène dans le quotidien des relations entre la police et cette jeunesse.

Comment on fait pour sortir d’une telle crise ?

Dans l’agenda politique, il y a deux temporalités à gérer. Il y a l’urgence : faire en sorte que les violences cessent, qu’elles ne se propagent pas davantage, qu’on sécurise les équipements publics pour la population et, enfin, qu’il y ait un retour au calme. Ce que l’expérience nous démontre, c’est que, depuis quarante ans, l’agenda de la politique de la ville, en direction des banlieues, a toujours été rythmé par les émeutes.

Quand le calme sera revenu, on entrera dans la deuxième phase de réflexion politique qui consiste à faire un état des lieux évaluatif de toutes les politiques publiques mises en œuvre dans les quartiers pour tenir compte des racines profondes de la colère de ces jeunes et essayer d’apporter davantage de ressources dans ces territoires, de permettre aux habitants de construire le pouvoir d’agir. Il y aura une réflexion de fond sur ce qui nous a amenés à en arriver là et pourquoi cette jeunesse demeure, malgré nos efforts, assignée à résidence sociale, pourquoi elle n’arrive pas à construire les mêmes trajectoires et les mêmes parcours que l’ensemble de la jeunesse française.

Auteur : Camille Descroix

Source : « Depuis quarante ans, l’agenda de la politique de la ville a toujours été rythmé par les émeutes » | Le Télégramme (letelegramme.fr)

URL de cet article : « Depuis quarante ans, l’agenda de la politique de la ville a toujours été rythmé par les émeutes » (LT.fr 30/06/2023) – L’Hermine Rouge (lherminerouge.fr)

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