Dissolution : comment sortir du piège ? (frustration-10/06/24)

Par la rédaction de Frustration.

Dimanche 9 juin, les élections européennes ont débouché sur une nette victoire du Rassemblement National, une lourde défaite de la majorité présidentielle et une forte division entre les partis de gauche. Selon un plan déjà évoqué auparavant, le président de la République a annoncé la dissolution de l’Assemblée Nationale pour provoquer des élections pouvant favoriser ses intérêts de deux manières possibles : ou bien un “sursaut républicain” en sa faveur, lui donnant une large majorité pour poursuivre son programme de destruction sociale. Ou bien la victoire du RN et l’établissement d’un gouvernement de cohabitation, tout aussi favorable aux intérêts de la bourgeoisie. Le président tend un piège à tout le pays : en déclenchant des élections dans 3 semaines, il empêche le vrai débat démocratique d’avoir lieu et tente un coup de poker qui pourrait changer le visage de ce pays pour des décennies. Analyse et pistes d’action :  

1 – Regarder le vote RN en face

Jordan Bardella et ses colistiers ont obtenu 31,37% des suffrages exprimés aux élections européennes, lors d’une élection dont le taux d’abstention était de 48,6%.

C’est la troisième fois que le RN arrive en tête des élections européennes. C’était déjà le cas en 2019 pour Jordan Bardella, avec 23,34% des voix, tout comme Marine Le Pen en 2014 qui en avait rassemblé davantage, 24,86%. Le résultat de ces élections n’est donc pas une surprise. En prenant en compte l’abstention, il faut préciser que le vote pour Bardella dimanche représente 16,15% des inscrits. Il faut ajouter à ce tableau le score de Reconquête, le parti de Zemmour et Maréchal-Le Pen (5,47% des votants, 2,8% des inscrits). 

Le pourcentage d’inscrits ayant choisi Bardella est proche de celui des inscrits ayant plébiscité Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2022. Mais vu le profil social des abstentionnistes, similaires à celui d’une partie des électeurs RN, on peut tout à fait penser que le RN a une forte réserve de voix. En effet, lors de cette élection, le RN a été clairement plébiscité par les ouvriers et employés, qui sont aussi les plus abstentionnistes.

Cette victoire ne sort pas de nulle part. Sur le temps long, le RN a réussi à se présenter comme un parti antisystème et social. Historiquement issu du pétainisme et de la petite bourgeoisie poujadiste, il a réussi, avec la complicité des médias, à lisser son image et faire oublier cet héritage. Désormais, force est de constater, et ça fait mal de le dire, qu’une partie du vote RN est un vote de classe : celui des ouvriers et employés, qui souffrent de la baisse du pouvoir de vivre et des insécurités quotidiennes, économiques comme physiques. Ces électeurs-là n’ont pas choisi la gauche, quelle que soit sa tendance. 

Est-ce un vote fondamentalement raciste ? Techniquement oui, puisque la question la plus mise en avant par le RN est l’immigration, avec des solutions absolument violentes. Concrètement, il s’agit d’amplifier le mouvement déjà à l’œuvre de condamnation à mort des réfugiés qui tentent d’arriver dans notre pays et de poursuite acharnée des autres. Derrière les “immigrés”, c’est toute la population racisée qui est en permanence visée par le RN. L’objectif de ce parti est d’imposer un état d’exception aux quartiers populaires, et d’amplifier – car cela existe déjà – l’intense répression policière qu’ils subissent. Une grande partie des électeurs RN ont peur des étrangers et des racisé.e.s, éprouvent une défiance raciste envers eux et se sentent rassurés par cette perspective. Les autres choisissent le RN pour d’autres raisons, tout en trouvant que cette perspective xénophobe et suprémaciste n’est pas si grave. 

Le RN est aussi la seule formation politique qui n’a absolument jamais été au pouvoir en France durant ces dernières décennies (elle l’a été de 1940 à 1944 en “zone libre”). Elle est donc parvenue à obtenir un vernis de nouveauté et une partie du vote RN vise à balayer la classe politique française, quel qu’en soit le prix.

Pourtant, à y regarder de près, le RN n’a rien d’antisystème. Il a considérablement assagi son discours sur les questions économiques et institutionnelles pour pouvoir plaire à la bourgeoisie. Il ne critique plus l’Union Européenne et ne parle plus du tout de sortie de l’Euro. Les grands médias et une partie des intellectuels bourgeois n’ont cessé de répéter, ces derniers mois, à quel point le RN était devenu plus respectable que la France Insoumise, et qu’à choisir, il valait mieux préférer l’extrême-droite. Durant la campagne européenne, Jordan Bardella a été largement surexposé par les médias.

Mais surtout, le RN est plus que jamais l’adversaire préféré de Macron.

2 – Comprendre la stratégie de Macron

Ces dernières semaines, la complicité entre le RN et les macronistes était devenue troublante. Macron et Attal ont fait du RN leur adversaire préféré, en organisant un débat bilatéral entre le second et Bardella, et en proposant à Marine Le Pen d’en faire un avec le président. Macron doit beaucoup au RN : c’est grâce à sa menace qu’il a été élu par deux fois, en jouant à fond la carte du “barrage républicain”, pour finalement mener une politique qui s’inspire très largement du programme d’extrême-droite : criminalisation des quartiers populaires, stigmatisation des allocataires de minima sociaux et politique économique très favorable aux actionnaires et aux patrons. 

Il faut le dire et le répéter : Macron a déjà commencé à mettre en œuvre le programme du RN, en accentuant les dimensions racistes et autoritaires du régime de la Ve République. Il a renforcé le colonialisme latent de l’Etat tout en détruisant à petit feu son modèle social, héritage historique de la gauche et du mouvement ouvrier. Il n’y a plus de différence de nature entre le programme du RN et l’action de Macron, seulement une différence de degré. C’est pourquoi Macron n’a aucun problème moral à favoriser la montée du RN. Si l’on ne comprend pas ça, on ne comprendra rien à la séquence.

Il n’y a plus de différence de nature entre le programme du RN et l’action de Macron, seulement une différence de degré. C’est pourquoi Macron n’a aucun problème moral à favoriser la montée du RN. Si l’on ne comprend pas ça, on ne comprendra rien à la séquence.

La symbiose entre ces deux formations politiques pour monopoliser la vie politique française est totale. Chacune a des choses à tirer d’un affrontement largement mis en scène. Et derrière eux, la grande bourgeoisie française en bénéficie et orchestre une partie de ce jeu politique, comme le montre cette longue enquête du Monde au sujet des projets de Vincent Bolloré, qui rachète un grand nombre de médias avec pour projet explicite de promouvoir un fascisme bourgeois. Avec la bénédiction de ses semblables : car la classe dominante est dans une impasse avec ses partis habituels : la sociale-démocratie est durablement décrédibilisée par le quinquennat Hollande, le macronisme est agonisant depuis plusieurs années et a obtenu une victoire au forceps en 2022, la droite conservatrice est en loque… Elle a besoin d’un nouveau souffle pour continuer à régner sur nos vies et faire appliquer son programme.

Etude de la plateforme de veille média Tagaday relayée par Ouest France

En annonçant une dissolution à si brève échéance, avec un premier tour d’élection législative dans 3 semaines, Macron compte sur des résultats similaires à ceux des européennes, puisqu’il n’y aura pas de véritable campagne électorale et de débat public d’ampleur. Il compte donc sur un très bon score du RN. Pourquoi ?

La première hypothèse consiste à penser que Macron veut tenter la seule chose qui l’a fait gagner, en 2017 et en 2022, malgré la haine qu’il inspire à une grande partie de la population : se poser en recours face au danger RN. En montrant que le RN est aux portes du pouvoir, et face à une gauche très divisée depuis les européennes, il se pose en seule incarnation possible du “barrage républicain”. Il pourrait ainsi espérer obtenir une majorité absolue à l’Assemblée Nationale (actuellement sa majorité n’est que relative) et se débarrasser au passage de son opposition de gauche qui est très bruyante. Cependant, le RN est tellement en position de force, et Macron et ses alliés en position de faiblesse, qu’on ne voit pas comment il peut croire dans le succès d’une telle manœuvre.

La seconde hypothèse, c’est que Macron veut une victoire du RN et une cohabitation avec un gouvernement d’extrême-droite. En effet, il s’est plié à la demande – de longue date – du RN pour cette dissolution. Il a respecté leur agenda et, on l’a dit, n’a aucun souci moral avec leur politique. Lui et ses amis grands patrons se sont préparés depuis longtemps à ce scénario-là. À l’Elysée, nous apprend ce matin le Monde, un petit groupe de conseiller a travaillé sur ce scénario là, dans le plus grand des calmes : “la petite équipe se contente de scruter les projections des sondeurs : entre 250 et 300 députés au Rassemblement national (RN) en cas de nouvelles élections législatives. Le risque est immense d’offrir au parti lepéniste la majorité absolue de 289 sièges et, en tout cas, de voir arriver au moins 162 parlementaires d’extrême droite supplémentaires au Palais-Bourbon.” Les macronistes savaient donc qu’une victoire RN était probable en cas de dissolution… mais l’ont fait quand même.

Les macronistes savaient donc qu’une victoire RN était probable en cas de dissolution… mais l’ont fait quand même.

Il faut dire que puisque le RN ne s’oppose plus à l’euro et à l’UE, qu’il a vidé son programme économique et social de toute menace pour les intérêts des possédants, il est tout à fait possible pour la bourgeoisie de bien vivre avec un gouvernement RN. Et après tout, face à des mouvements sociaux très réguliers et une montée de la conflictualité sociale dans tous les secteurs, n’est-ce pas le meilleur plan possible que de compter sur l’extrême-droite pour remettre la société au pas ? 

L’histoire nous apprend que c’est toujours ainsi que les régimes fascistes, autoritaires et d’extrême droite s’installent : quand la classe possédante juge qu’il est préférable pour ses intérêts d’avoir un régime autoritaire plutôt qu’une démocratie qui la menace trop. C’est un choix que le patronat a fait en Allemagne et en Italie dans les années 1930 ou encore au Chili dans les années 1970.

La situation est tout bonnement tragique. Une partie de la population, pauvre et en colère, espère passer un bon coup de balai dans la classe politique actuelle en votant RN. Ce faisant, elle fera le jeu de Macron et de la grande bourgeoisie qui sont désormais tout à fait favorables à ce scénario. Et elle condamnera de nombreuses catégories de la population, déjà stigmatisée, à souffrir encore plus. Elle se privera elle-même d’un avenir plus juste et plus prospère. En croyant défendre ses intérêts, elle défend ceux de Bolloré et Arnault. Parce que, c’est un fait que nous avons toujours combattu mais qui reste prégnant : une partie des classes laborieuses a plus de haine pour son voisin que pour son patron. Nous faisons tout pour changer ça, mais à ce jour, le compte n’y est pas.

3 – Tout faire pour éviter ça et se préparer à la suite

Sur le plan électoral et institutionnel, l’option défensive de court terme qui semble se dessiner est celle d’une alliance de gauche de type “front populaire” pour éviter absolument la dispersion des voix de cet électorat. Il ne faut pas oublier qu’au premier tour des législatives de 2022, l’alliance NUPES est arrivée en tête du scrutin. C’est en raison des seconds tours et des configurations locales que ce bon score ne s’est pas traduit en majorité de siège. 

Mais il faut hélas le dire : “la gauche”, ça n’existe pas vraiment. Entre le PS de Glucksmann et la France Insoumise, il n’y a pas grand chose de commun. Le PS n’a quasiment aucun programme social. Sur les questions internationales, tout les oppose. Glucksmann est à l’image du PS ces dernières décennies : prêt à défendre la bourgeoisie à la moindre demande. La France Insoumise avait réussi à imposer, en 2022, la reconnaissance de son leadership sur le terme “gauche”, grâce au score impressionnant du candidat Mélenchon. Mais cette configuration a changé : en tête de la gauche aux européennes, grâce au biais bourgeois de cette élection, le PS peut à nouveau réclamer d’exister pleinement afin d’imposer ses idées.

Il faut le dire et le redire : si cette alliance nous ramène dix ans en arrière, en adoubant ce même PS hollandiste qui est largement responsable de ce qui nous arrive maintenant, elle sera totalement contre-productive.

L’alliance de gauche va donc devoir se faire sur le plus petit dénominateur commun possible – contrer le RN – et n’aura pas le temps ni les bonnes conditions pour négocier un vrai programme de fond, avec des slogans clairs et des propositions qui font rêver. Elle ne pourra pas insuffler quelque chose de fort et de crédible face aux promesses de haine et de chaos portées par le RN, qui ont le mérite de la cohérence, et dont les partisans parlent d’une même voix. Il faut le dire et le redire : si cette alliance nous ramène dix ans en arrière, en adoubant ce même PS hollandiste qui est largement responsable de ce qui nous arrive maintenant, elle sera totalement contre-productive.

En parallèle, une offensive du monde du travail et des syndicats est plus que jamais nécessaire. Par rétroactions c’est d’ailleurs la seule manière de donner une dynamique inattendue à la séquence et de créer une pression sur la gauche institutionnelle pour que, si une alliance électorale doit avoir lieu, elle ne se fasse par sur un programme hollandiste mou, détestable pour les électeurs, qui serait donc condamné à la défaite. Ces mouvements sociaux peuvent par ailleurs provoquer davantage de discussions politiques que le simple cadre étroit – et souvent répulsif – des accords électoraux. Ils peuvent surtout créer des structures – comité, assemblée, ronds-points – qui dureront au-delà des élections et contribueront à faire face à la suite.

Ce pays n’est pas destiné à s’enterrer dans un régime autoritaire raciste et bourgeois. Nous pouvons collectivement faire autre chose qu’enrichir nos riches et pourchasser les étrangers.

Car ensuite, il y a deux autres choses qu’il nous semble importantes de faire : d’abord, se préparer à une défaite en s’imaginant faire face à un pouvoir autoritaire comme jamais. Il faudra faire en sorte d’augmenter nos capacités de défense, en renforçant les mouvements de résistance au travail, notamment syndicaux, mais aussi les réseaux écologistes (car le RN est aussi un parti fondamentalement anti-écologiste), ainsi que toutes les instances de solidarité pour venir en aide aux premiers touchés par le régime à venir : réfugiés, jeunesse des quartiers, allocataires du RSA, pour commencer. Ce doit être le début d’un apprentissage de masse de la désobéissance civile. C’est pourquoi un mouvement social antifasciste est dès maintenant nécessaire : pas seulement pour favoriser une victoire de la gauche, mais aussi et surtout pour organiser la résistance future qu’elle doive se faire face à un gouvernement macroniste radicalisé ou un gouvernement RN, et favoriser un sursaut de la société française.

Ce pays n’est pas destiné à s’enterrer dans un régime autoritaire raciste et bourgeois. Nous pouvons collectivement faire autre chose qu’enrichir nos riches et pourchasser les étrangers. Notre histoire montre que la face sombre de la France ne disparaît jamais vraiment. Mais nous sommes aussi un peuple dont les classes laborieuses ont conquis de haute lutte des institutions de solidarité, d’entraide, d’amour et de respect mutuel.

Nous valons mieux que de tomber dans les pièges que notre classe dominante nous tend pour nous faire chuter collectivement.

Force à toutes et tous.

Nicolas Framont et la rédaction

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Source: https://www.frustrationmagazine.fr/dissolution-piege/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/dissolution-comment-sortir-du-piege-frustration-10-06-24/

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