Crise agricole, précarité… L’extrême droite de Jordan Bardella entretient un double discours en vue des élections européennes. Une « supercherie » démontrée en six actes.
Par Emmanuel CLEVENOT.
Qui aurait pu prédire la médiocrité du programme écologique arboré par le Rassemblement national (RN) ? Le 2 juin, la tête de liste d’extrême droite aux élections européennes du 9 juin, Jordan Bardella, n’a presque pas abordé la question lors de son grand meeting au Dôme de Paris. Désormais crédité de 34 % des intentions de vote, le bras droit de Marine Le Pen est trop occupé à s’imaginer trôner à l’hôtel de Matignon — le RN s’épanchant déjà sur une hypothétique dissolution de l’Assemblée nationale, suivie d’une cohabitation.
Dans son programme teinté de xénophobie, où l’immigration est qualifiée de « menace existentielle », s’immiscent toutefois quelques vœux pour le climat et la biodiversité. Avec, comme mot d’ordre, le rejet franc de « l’écologie punitive du Pacte vert ».
Cette feuille de route, baptisée Green Deal en anglais, a boosté les ambitions climatiques de l’Union européenne lors de la précédente mandature. Parmi les principales, figurent la réduction de 55 % des émissions nettes d’ici 2030 par rapport à 1990, la fin des ventes des véhicules thermiques neufs à l’horizon de 2035, ou encore l’objectif de 42,5 % d’énergies renouvelables d’ici six ans. « Ces avancées marquantes seraient menacées si l’extrême droite parvenait à une percée, assure Caroline François-Marsal, du Réseau Action Climat (RAC). La bataille n’est pas terminée. » Vert ou brun ? L’élection du 9 juin déterminera la couleur de ce Pacte ambitieux, déjà en proie à de vives rétrogressions.
Agriculture, énergie, transports, biodiversité… Reporterre a comparé six futurs grands chantiers du Parlement européen avec les solutions apportées par les quatre-vingt-un colistiers du RN. Établie par le Réseau Action Climat, l’analyse de certains scrutins fondateurs offre aussi une rétrospective sujette à dévoiler les contradictions de l’équipe de Jordan Bardella. Même parmi les neuf partis nationalistes du groupe Identité et Démocratie, le RN est le deuxième pire élève en matière d’écologie (avec 6/100), derrière la Ligue du Nord italienne.
1. Crise agricole : un « double discours »
À une poignée de jours du scrutin, les tracteurs étaient de retour sur le bitume, bloquant la frontière franco-espagnole du Roussillon au Pays basque. Un flash-back du soulèvement des paysans, ayant éclaté en début d’année et dont les plaies ne semblent pas pansées. À cette époque, lorgnant les voix de la profession, Jordan Bardella avait chaussé ses bottes, multipliant promesses et accusations. Reporterre s’était alors penché sur la politique agricole du RN.
Enseignement n°1 : le 23 novembre 2021, l’ensemble des eurodéputés du RN ont soutenu la nouvelle Politique agricole commune (PAC), main dans la main avec les macronistes et Les Républicains. Visiblement mal à l’aise avec cet antécédent, Jordan Bardella s’est justifié fin février, au Salon de l’Agriculture, d’un hésitant : « La PAC, c’est mieux que rien. » Un an plus tôt, il s’était aussi opposé à un amendement visant à plafonner les aides de la PAC à 60 000 euros par an, pour une plus juste répartition des subventions avec les petites fermes.
Enseignement n°2 : le 29 janvier, le président du RN assurait s’être « opposé, de manière constante, aux accords de libre-échange ». Faux. Cinq jours plus tôt, son unique collègue présent à la Commission du commerce international (Inta), Thierry Mariani, s’était abstenu au sujet de deux accords de l’Union avec le Chili et le Kenya. « La question du libre-échange divise terriblement l’extrême droite… alors le plus souvent, ils s’abstiennent, décryptait alors pour Reporterre Marie Toussaint, tête de liste des Écologistes aux européennes. On voit bien là leur double discours. »
Seulement, le Rassemblement national ne manque pas d’audace. Dans son programme, il défend l’instauration d’un « moratoire sur la négociation de nouveaux accords de libre-échange » et le soutien des agriculteurs « en leur garantissant une rémunération digne ». Moins réjouissant, l’équipe de Jordan Bardella réclame aussi la suppression de la stratégie « De la ferme à la table », notamment censée réduire de 50 % l’utilisation de pesticides d’ici 2030.
2. Énergie : une politique proactive
Le mandat bientôt achevé aura été marqué par l’invasion de l’armée russe de Vladimir Poutine en Ukraine, et l’aveu sous-jacent de notre dépendance aux énergies fossiles. Pour s’en extirper, une directive centrale du Pacte vert a été adoptée à l’automne 2022 : celle-ci impose un objectif contraignant de 42,5 % d’énergies renouvelables dans le mix européen d’ici 2030. Une accélération du déploiement que le RN voit d’un mauvais œil, assurant vouloir prononcer « un moratoire sur l’éolien et le solaire » et orchestrer « le démantèlement progressif des sites » éoliens déjà construits.
Sans jamais évoquer la sortie des fossiles ni même la neutralité carbone, le programme de Jordan Bardella promet d’investir — en plus de l’hydrogène et de la géothermie — dans le nucléaire de nouvelle génération. « N’en déplaise aux idéologues verts et rouges », clamait-il, le 2 juin. Objectif : que la France mène une politique proactive pour « déployer son savoir-faire » et « convertir un certain nombre de capitales européennes ».
La liste du RN entend aussi mettre fin au marché européen de l’énergie : la seule façon, aux yeux de son leader, de réduire la facture d’électricité ayant « bondi de 45 % en deux ans ». En 2022, avec des dysfonctionnements en chaîne du parc nucléaire de l’Hexagone, la France a pourtant davantage importé d’électricité qu’elle n’en a exporté : « Sans marché européen de l’énergie, une telle dépendance à nos voisins européens aurait pu coûter très cher aux contribuables, assurent nos confrères de Contexte. Le retour à des prix définis nationalement n’est donc pas toujours synonyme de prix bas. »
3. Biodiversité : une approche extractiviste
Protéger les forêts des conséquences du changement climatique. Telle est la seule et unique ambition affichée dans le programme du RN, au sujet de la biodiversité. Et celle-ci est à lire avec des pincettes, prévient Nicolas Oddo, de France Nature Environnement (FNE) : « Le RN y affirme que les capacités naturelles de résilience ne suffiront pas. L’objectif est clair : créer de la peur pour justifier l’intervention humaine. » Dès lors, les industriels pourraient avoir le feu vert pour raser les forêts et les convertir à d’autres essences : « Cette approche industrielle et extractiviste est catastrophique », conclut le chef de projet.
La proposition transpire par ailleurs l’hypocrisie à en croire le scrutin du 12 juillet 2023, avec la loi sur la restauration de la nature, adoptée avec 336 voix pour et 300 contre, dont celles du RN. Cette pierre angulaire du Pacte vert promeut pourtant la mise en place de mesures de restauration sur 20 % des aires terrestres et marines de l’Union d’ici 2030, et sur tous les écosystèmes dégradés d’ici 2050, forêts comprises !
4. Précarité : les plus vulnérables, des laissés-pour-compte
À défaut d’un argumentaire bien rodé, Jordan Bardella maîtrise l’art de la communication sans fond. « L’une de nos différences fondamentales avec les macronistes ? Ils défendent des dogmes. Nous, nous défendons les gens », assénait-il ainsi au Dôme de Paris. Avant d’ajouter : « Nous n’acceptons plus cette société à l’euro près, où des millions de Français renoncent à se déplacer, se chauffer ou se soigner, car le travail ne paie pas suffisamment. »
Seulement, le RN ne propose pas la moindre mesure pour financer l’accompagnement des ménages — notamment les plus précaires — face aux transformations impliquées par la transition écologique. « De même sur la question de la transformation des emplois, le RN ne fait pas de proposition », dénonce le RAC.
Plus dérangeant encore, la formation de Marine Le Pen compte freiner la lutte contre la précarité énergétique et la baisse de la consommation. Comment ? En réclamant à l’Union un assouplissement des obligations de rénovation thermique des bâtiments. En mars 2023, les eurodéputés d’extrême droite avaient déjà voté contre cette directive.
Au cours du mandat à venir, l’un des grands chantiers en matière d’égalité consistera à renforcer le Fonds de transition juste censé accompagner les travailleurs touchés par les mesures du Pacte vert. En 2021, le Rassemblement national s’était abstenu à l’heure de voter cette enveloppe de 17,5 milliards d’euros.
Autre bataille à venir : l’augmentation du montant du Fonds social pour le climat, aujourd’hui de 86,7 milliards d’euros. Là encore, en juin 2022, Jordan Bardella et ses collègues ont voté contre cet outil, devant aider les ménages vulnérables à acheter un véhicule électrique, installer une pompe à chaleur ou encore supporter la hausse des coûts de chauffage et de carburant. Bref, de quoi « défendre les gens ».
5. Transports : à fond la voiture
Pour alléger l’empreinte carbone des transports, les eurodéputés ont acté une avancée colossale en mars 2023, en interdisant à compter de 2035 la vente de voitures essence, diesel et hybrides neuves au sein de l’UE. « L’Europe doit continuer à renforcer son ambition, et travailler à sa sobriété, insiste Caroline François-Marsal. Cela passe par la réduction du trafic aérien, la taxation du kérosène, la diminution du poids des voitures électriques ou encore l’accessibilité du train, trop cher aujourd’hui. »
Un vaste programme auquel ne participera pas le Rassemblement national, désireux de « défendre les automobilistes et notre industrie, en abrogeant les normes européennes absurdes ». S’il promeut le déploiement massif du transport ferroviaire — sans chiffrer pour autant l’investissement nécessaire —, le camp de Jordan Bardella réclame aussi d’annuler l’interdiction de la vente de voitures à moteur thermique. Mieux, il faudrait à ses yeux innover dans le secteur.
En outre, proposition est faite d’abroger les zones à faibles émissions (ZFE). Une mesure tout simplement impossible, puisque celles-ci relèvent des politiques locales.
6. Financement de la transition écologique : micmac sur la taxe carbone
Ultime chantier phare à venir : le financement de la transition écologique. Le 2 juin, à la tribune du Dôme de Paris, Marine Le Pen n’a pas lésiné sur le pathos, assurant que le rêve de l’Union était d’imposer aux Françaises et Français des impôts européens : « Même votre épargne n’est pas à l’abri, tant ils louchent de manière indécente, multipliant les appels à la mobiliser de grès ou de force. » Aux yeux du RAC, la création de taxes visant les plus grands pollueurs est pourtant une solution d’ampleur « pour éviter que le coût des transformations ne pèse sur les ménages pauvres et les classes moyennes ».
« Le programme du RN est une supercherie »
Sur cette thématique, le Rassemblement national semble une fois encore s’emmêler les pinceaux. Le programme de Jordan Bardella appelle à « mettre fin au grand dérèglement commercial », arguant que « les importations représentent un tiers de l’empreinte carbone de l’UE et la moitié concernant la France ». Pourtant, en avril 2023, les parlementaires d’extrême droite se sont opposés ou abstenus à la création d’une sorte de taxe carbone aux frontières, soutenue par près de 76 % de l’assemblée strasbourgeoise. Que plaident-ils à présent ? Une « véritable » taxe carbone aux frontières, visant les produits finis et semi-finis.
Quant à savoir s’il faut, ou non, apporter des financements nouveaux aux pays du Sud, la réponse est sans équivoque : « Aucune ville française ne figure dans les 500 villes les plus polluées au monde, détaille sur son site internet le parti. Pourquoi punir les Français ? Ce n’est pas aux Français de payer pour les fautes des autres ! L’urgence est de rompre avec une écologie dévoyée par un terrorisme climatique. » Une rhétorique souvent utilisée par celles et ceux refusant d’agir pour l’écologie, observe Olivier Guérin, de Reclaim Finance : « En réalité, sur le financement de la transition, le programme du RN est une supercherie. »
Contacté par Reporterre, le Rassemblement national n’a pas répondu à nos sollicitations.
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Source: https://reporterre.net/Jordan-Bardella-un-programme-bourre-de-contradictions
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