En défendant le « travailler plus », le macronisme s’ancre dans le conservatisme. ( Mediapart – 5/08/22 )

Emmanuel Macron, pendant le défilé militaire du 14-Juillet 2022. © Photo Xose Bouzas / Hans Lucas via AFP

Avec la monétisation des RTT, la réforme de l’assurance-chômage et celle des retraites, le début du deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron s’appuie sur le discours du « travailler plus ». Cette injonction est une figure classique du conservatisme social qui s’oppose au progressisme, même le plus modéré.

La nouvelle volonté de remise en cause de la loi sur les 35 heures, qui a trouvé la majorité au Sénat cette semaine avec la « monétisation » des heures de réduction du temps de travail, et sera adoptée définitivement ce jeudi, a mis de nouveau au jour un point commun fondamental entre la majorité présidentielle et la droite traditionnelle : l’obsession du « travailler plus ». Une obsession que l’on retrouve aussi au cœur de l’argumentaire autour de la réforme des retraites ou de la réforme de l’assurance-chômage.

L’idée qui est développée est extrêmement simple : ce principe permettrait d’accélérer la croissance du pays et d’assurer, prétend-on, la création de richesses et donc le financement du « modèle social ». Le 14 juillet dernier, Emmanuel Macron, dans son interview traditionnelle, avait appuyé cette idée très fortement : « Nous devons travailler plus et plus longtemps, il n’y a pas de doute. » Et il faisait explicitement le lien entre cette augmentation du temps de travail et « création de richesses » et « augmentation du PIB ».

Cette vision est largement à géométrie variable. L’intérêt de l’opinion étant désormais centré sur la question de l’inflation, voici que « travailler plus » permettrait d’acquérir plus de « pouvoir d’achat », quitte à prendre des positions rhétoriques grotesques. « Personne n’arrivera à me convaincre qu’il faut travailler et gagner moins », a ainsi proclamé le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire au Sénat le 2 août, construisant une loi d’airain factice entre la baisse du temps de travail et la rémunération.

Cette position est un grand classique du conservatisme économique et s’appuie, comme souvent, sur une forme de faux « bon sens » qui voudrait que l’on augmente la valeur produite par une augmentation mécanique du temps de travail – et que la relation serait linéaire. Dans les faits, cette vision des choses soutient surtout une position microéconomique du point de vue patronal, qui est une position de classe pure. Car du point de vue du capital, le plus simple pour augmenter la masse de profits est de faire travailler davantage la même masse de travailleurs.

C’est au nom de ce supposé bon sens que le patronat et la droite ont toujours lutté contre toutes les mesures de réduction du temps de travail : depuis la journée de 10 heures en 1848 (vite suspendue) jusqu’aux 35 heures en 2002. Cité par La Croixdans un article de 2019 qui rendait compte des débats un siècle auparavant, un sénateur et industriel, Eugène Tournon, se lamentait ainsi que les petites et moyennes industries étaient « vouées à disparaître » en raison de la loi du 23 avril 1919, qui instaurait un régime de 48 heures par semaine en France.

La fonction centrale de la réduction du temps de travail

Cet argument ne tient guère. Car le moteur même du capitalisme, c’est précisément sa capacité à s’extraire de la dépendance directe entre la force de travail et la valeur produite. Ce « découplage » se fait, sous la pression de la concurrence, par l’investissement dans des machines et par une organisation du travail qui permet une explosion de la productivité du travail. C’est un fait que même Karl Marx reconnaissait lorsqu’il faisait du capitalisme le moment historique du « développement des forces productives », et donc de la possibilité de produire davantage avec moins de ressources humaines. Auparavant, les gains de productivité existaient bien sûr, mais ils étaient souvent limités à un secteur et leurs fruits n’étaient pas ou peu réinvestis. La croissance était donc plus faible et la quantité de travail déterminait encore largement la production de richesses. 

C’est ce qui a fait basculer le monde d’une économie pré-capitaliste, où le lien entre temps de travail individuel et création de richesses était étroit, à une économie capitaliste où ce lien est démultiplié. Autrement dit, la fonction même d’une économie fondée sur l’accumulation de capital est bel et bien de faire travailler moins les hommes pour produire plus. Quand bien même, au niveau microéconomique, cette réalité pourrait n’être pas évidente.

Dans le monde occidental, le temps de travail moyen hebdomadaire était en 1870 de 64,3 heures, il est passé à 45,4 heures en 1950 et à 36,3 heures en 2000.

« Quant à produire plus en travaillant moins, c’est un problème difficile à résoudre en bien des cas », affirmait ainsi Eugène Tournon, qui illustre parfaitement l’aveuglement qui revient aujourd’hui. Car si le problème est sans doute difficile, s’il fait des victimes parmi les travailleurs et les entreprises, il est pourtant le moteur de l’économie capitaliste. Sans cette dynamique, l’économie retombe dans le piège malthusien d’une production trop faible pour satisfaire les besoins, et d’une nécrose durable.

Les faits viennent appuyer avec éclat cette réalité théorique. Les données collectées dans un article de 2007 par deux économistes, Michael Huberman et Chris Minns, sur les temps de travail moyen par travailleur et par semaine entre 1870 et 2000 sont sans équivoque. Dans le monde occidental, le temps de travail moyen hebdomadaire était en 1870 de 64,3 heures, il est passé à 45,4 heures en 1950 et à 36,3 heures en 2000. Une baisse considérable qui traduit une augmentation parallèle de la productivité du travail et, dans bien des cas, du développement capitaliste.

https://ourworldindata.org/grapher/annual-working-hours-per-worker

Évidemment, il y a des évolutions différentes selon les pays, qui correspondent à des niveaux de développement différents. Le Royaume-Uni avait, en 1870, un temps de travail très faible au regard de l’Allemagne (56,7 heures contre 63 heures), mais en 1913, l’Allemagne avait pratiquement rattrapé son retard (57 heures contre 56 au Royaume-Uni), précisément parce qu’elle avait réalisé son développement.

En revanche, la France avait conservé un temps de travail encore très élevé durant cette période, passant de 66,1 heures à 62, et cela reflète la perte de vitesse de l’économie française au regard des deux grandes économies européennes : un faible taux d’investissement, une structure encore très rurale, une faible productivité.

Il faut bien établir cette règle : l’avancement d’une économie se mesure à sa capacité à croître, tout en travaillant moins.

Logiquement, les données viennent aussi confirmer que les pays qui ont le temps de travail le plus faible sont aussi ceux qui ont la productivité la plus élevée. De ce point de vue, la France est plutôt bien placée, mais, plus généralement, on peut même utiliser ce graphique pour dessiner une différence beaucoup plus pertinente que le PIB par habitant entre les économies en développement et les économies plus avancées.

Dès lors, il faut bien établir cette règle : l’avancement d’une économie se mesure à sa capacité à croître, tout en travaillant moins. C’est même la fonction « progressiste » du capitalisme sur laquelle ce dernier a pu à la fois s’appuyer et affirmer son emprise sur la société : il permettait de développer du « temps libre » consacré aux loisirs et à la consommation.

Dans un cadre purement capitaliste, la réduction du temps de travail était donc non seulement une chance, mais une nécessité. Elle permettait de développer la productivité, donc la capacité productive et donc la croissance du PIB. Elle permettait de déjouer, du moins en apparence, le discours de l’exploitation et de l’aliénation du travail et donc de renforcer l’emprise politique du système. Enfin, elle permettait de créer de nouveaux débouchés et de nouveaux secteurs.

https://ourworldindata.org/grapher/annual-working-hours-vs-gdp-per-capita-pwt?time=2019..latest

Dès lors, tout capitaliste conséquent devrait défendre l’idée d’une réduction légale du temps de travail qui est, de son point de vue, une bonne incitation – et plus efficace que les baisses d’impôts – pour améliorer la productivité et augmenter les profits. Certes, cette position peut être critiquée depuis la gauche : elle induisait souvent une intensification du travail et une marchandisation de la vie quotidienne. Mais elle se distingue de la vision majoritaire étriquée du patronat.

C’est en partant de cette vision rationnelle que dans son fameux ouvrage Lettre à nos petits-enfants (republié en 2017), Keynes envisageait une société fondée sur un temps de travail de 15 heures par semaine. L’économiste de Cambridge n’a jamais été un socialiste, et pas plus lorsqu’il faisait ce rêve : c’était pour lui la destinée logique du capitalisme. Sa position était finalement celle d’un capitaliste progressiste.

L’abandon du progressisme

On comprend que ceux qui se proclament « progressistes » ou « sociaux-démocrates modernes », comme les partisans de l’actuel président de la République, mais qui défendent l’idée d’une connexion directe entre temps de travail et croissance, ne joignent donc pas les actes à la parole. Leur position est même authentiquement réactionnaire : ce qu’ils prônent, c’est le retour à une forme économique archaïque. Pour eux, tout se passe comme si le progrès technique et les gains de productivité n’existaient pas, ou apparaissaient par magie, sans incitation ni besoin quant à la production de profits.

Une telle position est assez piquante venant de ceux qui passent leur temps à parler de « French Tech »« d’innovations » et « d’incitations ». Les voici qui, finalement, sans le dire, reprennent l’argument séculaire d’Eugène Tournon : on ne pourrait pas produire plus en travaillant moins.

Dès lors que l’on accepte cette idée, il faut en tirer pleinement les conséquences. Si la richesse se crée principalement en « travaillant plus », comme le prétendent Emmanuel Macron, son gouvernement et la majorité parlementaire, alors la progression des profits repose principalement sur la réduction du salaire horaire et sur l’augmentation du temps de travail. Autrement dit, sur l’augmentation de ce que Marx appelle le « taux d’exploitation » du travail. Cela signifierait bien sûr une dégradation accélérée de la position du travail : il faudrait travailler plus pour gagner moins.

Et c’est justement le cœur de la politique sociale du gouvernement : la « monétisation » des RTT, la défiscalisation des heures supplémentaires et le durcissement des conditions d’accès à l’assurance-chômage sont des moyens de parvenir à cette fin. Tout cela est enrobé dans un discours moralisateur autour d’une prétendue « valeur travail », qui serait la base du « bon comportement » pour la société, et qui s’opposerait à une coupable oisiveté des autres.

D’où le discours d’Emmanuel Macron sur les chômeurs lors de ce même entretien du 14 juillet : « S’ils peuvent trouver et aller vers un autre métier, je le comprends très bien. Mais si derrière la réponse c’est “je vais bénéficier de la solidarité nationale pour réfléchir à ma vie”, j’ai du mal à l’entendre parce que cette solidarité, c’est ceux qui bossent qui la paient. » L’injonction morale est dégainée pour parvenir à imposer un régime défavorable, mais qui permettrait de favoriser les « bons » travailleurs au regard des « mauvais », oisifs. En oubliant que les vrais oisifs sont ailleurs.

Une telle position n’est pas entièrement absurde au regard de l’évolution du capitalisme contemporain. Depuis cinq décennies, les gains de productivité ralentissent globalement..

Cette rhétorique n’est pas nouvelle. Elle était déjà mobilisée par Édouard Daladier en novembre 1938, lorsque, après avoir signé les accords de Munich, il avait proclamé sa volonté de « remettre la France au travail » et avait aboli la loi sur les 40 heures du Front populaire. Il était même revenu sur celle de 1919, en plaçant la durée légale à 50 heures sur 6 jours, et en interdisant le refus des heures supplémentaires.

Reste qu’une telle position n’est effectivement pas entièrement absurde au regard de l’évolution du capitalisme contemporain. Depuis cinq décennies, les gains de productivité ralentissent globalement. Il est possible, et sans doute hautement probable, que ce soit un trait dominant du capitalisme contemporain qui marque une forme d’épuisement.

Le leurre du discours sur l’innovation

La stratégie actuelle du gouvernement prendrait donc acte de ce fait : puisque les gains de productivité sont insuffisants, la pression sur le travail est le seul moyen d’assurer l’accumulation du capital et donc la survie du système économique. C’est relativement logique, mais cela ne règle pas la question de la contradiction interne à la position gouvernementale.

Car ce choix signifie que le discours sur l’innovation et les réformes structurelles n’est qu’un leurre. Ce que visent ces deux politiques, c’est bien plutôt, là aussi, l’intensification du travail et la réduction de son coût. La libéralisation du marché du travail et le développement des plateformes numériques, qui emploient des faux indépendants, ont ainsi pour fonction non pas de renforcer la productivité comme le prétend le discours officiel du gouvernement, mais plutôt de contourner la baisse tendancielle des gains de productivité.  

Tout se passe comme si ce gouvernement et l’hôte de l’Élysée avaient abandonné la partie concernant la croissance de la productivité. Cet abandon dessine clairement une ligne au sein des politiques de défense du capitalisme entre les progressistes et les conservateurs, et place le pouvoir actuel dans le camp conservateur. Tout en étant célébré pour ses vertus morales, le travail est de plus en plus soumis à la domination du capital.

Certes, pour les raisons que l’on a présentées, il est possible que la reprise d’une croissance de la productivité ne soit plus possible, ni même souhaitable. Mais dans ce cas, la protection des travailleurs et de l’intérêt général passe par une nouvelle organisation de la production, centrée non plus sur la création de profits, mais sur la satisfaction de besoins définis en commun. Cette position s’oppose radicalement à celle de l’actuel gouvernement qui semble n’avoir pour priorité, derrière les discours édifiants, que la défense de l’ordre social existant. Au détriment des salariés.

Romaric Godin

Source : En défendant le « travailler plus », le macronisme s’ancre dans le … | Mediapart


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *