Entretien avec l’historienne Danielle Tartakowsky : «Le 1er Mai est le rêve d’une autre humanité» (reporterre-1/05/23)

La mobilisation du 1er mai 2023 devrait se coupler à celle contre la réforme des retraites. Ici, un rassemblement de professeurs contre la réforme des retraites en janvier 2020 à Paris.

Le 1er Mai est un rêve d’émancipation qui résonne avec l’actuel mouvement contre la réforme des retraites, souligne l’historienne Danielle Tartakowsky.

Danielle Tartakowsky est historienne, spécialiste des mouvements sociaux et de la rue. Elle a notamment écrit Le pouvoir est dans la rue — Crises politiques et manifestations en France (1998) et codirigé Histoire des mouvements sociaux en France, de 1814 à nos jours (La Découverte, 2012), ainsi qu’Histoire de la rue, de l’Antiquité à nos jours (2022). La Part du rêve — Histoire du 1er mai en France est parue en 2005, chez Hachette littérature.

Propos recueillis par Catherine MARIN

Reporterre — L’intersyndicale (CGT, CFDT, FO, Solidaires, etc.) a appelé à faire du 1er Mai 2023 une « journée de mobilisation massive, unitaire et populaire contre la réforme des retraites partout sur le territoire ». Cet appel est-il, selon vous, dans l’esprit du 1er Mai originel ?

Danielle Tartakowsky — Il est tout à fait dans l’esprit du 1er Mai originel, dans la mesure où ce 1er Mai, enfin la décision de faire de cette date une journée de lutte internationale, a été la première occasion de s’adresser à l’ensemble du monde ouvrier, par-delà les frontières, sur une question globalisante : la réduction de la journée de travail — de 10, voire 12 heures ou plus — à 8 heures.

Au-delà de cet acquis concret, il faut souligner tout ce qu’a pu représenter cette mobilisation. Car 8 heures, cela signifiait aussi 8 heures de travail, 8 heures de sommeil et 8 heures de loisirs, c’est-à-dire, comme le suggère l’historienne Michelle Perrot, « la vision d’une société toute d’équilibre où la nécessité du labeur se trouve réconciliée avec l’aspiration au bonheur individuel et général ». Un autre monde devenait possible… dont les opposants à la réforme des retraites se réclament aujourd’hui.

Peut-on dire que le 1er Mai est la première des grandes manifestations anti-productivistes ?

Ça n’a pas été exprimé sous ces termes-là parce que, comme on le sait, les organisations ouvrières ont été productivistes. Mais le 1er Mai est né dans une France encore rurale, avant la restructuration des organisations ouvrières, écrasées par la Commune de Paris. Ce n’est donc pas choquant de dire qu’il est une manifestation anti-productiviste si on n’attribue pas cette affirmation aux acteurs. D’autant qu’il n’a cessé d’être remobilisé à travers des thèmes nouveaux : le pacifisme dès le début du XXe siècle, la reconnaissance des discriminations sexuelles au travail, des luttes écologistes et paysannes dans les années 1970, avec l’arrivée des associations dans les cortèges.

Vous le montrez dans « La Part du rêve », le 1er Mai, né à l’ombre des riches expositions universelles, vitrines d’un capitalisme en expansion, a vite acquis une dimension mystique. Pourquoi ?

D’une façon générale, les expositions universelles étaient l’occasion de rassemblements internationaux de toute nature. Et donc, en 1889, un congrès ouvrier a réuni à Paris les délégués de vingt-deux pays pour parler des mutations industrielles en cours et de leurs conséquences sur le travail, avec la nécessité d’en limiter la durée. La proposition est venue des Français, des guesdistes, d’organiser quelque chose l’année suivante qui serait simultané pour les ouvriers « des deux mondes », Europe et États-Unis — il faudrait rajouter l’Australie, qui constitue un troisième ensemble et qui a aussi participé au premier 1er Mai. L’idée, c’était de faire ensemble…

Manifestation du 1er mai 2018 à Paris.

Paul Lafargue, le gendre de Marx, a écrit que c’est cet internationalisme qui a donné au 1er Mai « un caractère presque mystique. […] Tout ouvrier qui manifeste ce jour-là […] même s’il est isolé dans son milieu ou qu’il est perdu dans la plus petite commune est convaincu intimement qu’il manifeste avec les ouvriers du monde entier ». Et il faut bien se rendre compte que faire quelque chose ensemble dans le monde de 1889, c’était prodigieux. En termes de communication et d’organisation, parce que l’on savait très bien que les ouvriers de la Russie tsariste ne disposaient pas des mêmes libertés que les ouvriers britanniques…

Finalement, l’idée lancée par Marx en 1848 a pris corps : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. »

C’est le rêve d’une autre société qui s’incarne, et en résonance avec les cycles de la nature : pourquoi ce jour fut-il choisi au printemps, un 1er mai ?

Oui, c’est certainement ce qui a contribué à ce que le 1er Mai se reproduise d’année en année, avec sa dimension festive (ses petits bals, etc.), alors que ce n’était pas prévu par le congrès de Paris en 1889. Une quinzaine de pays y ont participé la première fois, mais leur nombre s’est très vite étendu. Cela aboutit, en 1919, à une limitation de la journée de travail à 8 heures, sur les préconisations du Bureau international du travail. Et aujourd’hui, je crois qu’il y a plus de cent pays pour lesquels le 1er Mai est devenu une fête chômée et fériée.

Il y a eu tout un débat en 1889 pour savoir quel jour serait choisi pour cette mobilisation en faveur de la journée de 8 heures : l’anniversaire de la Commune, celui du 14 Juillet, d’aura internationale ? C’était quand même très français, alors qu’on voulait absolument faire ensemble… Finalement, c’est le 1er mai qui a été retenu parce que les ouvriers américains avaient déjà coutume depuis quelques années de se mobiliser à cette date pour la journée de 8 heures — c’est d’ailleurs l’origine du massacre de Haymarket, en 1886, où des anarchistes avaient été indûment condamnés et pendus — et c’était aussi, aux États-Unis, le jour du renouvellement des baux et contrats, aligné sur le calendrier d’un monde encore rural.

« Le 1er Mai, c’est l’humanité à laquelle on rêve de parvenir »

La conjonction en termes d’images et de représentations s’est faite immédiatement. Dans les différents pays, cette fête à soi, qu’on crée « de son plein droit », comme le dit l’historien Éric Hobsbawm, a été comparée aux grandes fêtes identitaires nationales : en Italie, par exemple, on a parlé de la « Pâques des travailleurs » — c’est superbe dans ce que ça dit sur la religiosité, d’une certaine manière, qui était investie dans cette mobilisation. C’était la volonté de créer ses rites, avec la profondeur que peut avoir un rite… On n’était pas dans la communication !

C’est dire que ce jour a rencontré une forte aspiration populaire, bientôt traduite
dans la chanson, le dessin de presse, la poésie. Pour exemples, l’usine y devenait la Bastille des temps nouveaux, protégée par le Capital et l’État ; le réveil du prolétariat y était assimilé au travail de l’abeille ou à la montée de la sève printanière…

« Dans la longue histoire du mouvement ouvrier, il y a eu la volonté d’articuler les revendications relatives au travail avec l’épanouissement de soi. »

En France, le régime Pétain a fait du 1er mai un jour férié. Pourquoi ?

Dit comme ça, c’est un raccourci, dans la mesure où le projet du 1er mai jour chômé a été porté dès 1936, sous le Front populaire. En 1937, comme le jour tombait un samedi, la question ne s’est pas posée avec urgence et, en 1938, on avait déjà d’autres chats à fouetter… Mais c’est une décision qui s’inscrivait dans un processus.

Le régime de Vichy a fait du 1er Mai une fête légale pour s’inventer des traditions, à l’instar de l’Allemagne nazie et de l’Espagne franquiste. Le 1er Mai devient jour chômé, mais non payé — c’est en 1947, à la Libération, qu’il est devenu chômé et payé.

À l’occasion, le peuple était incité à renoncer à « l’idéologie malsaine de la lutte des classes », pour « fonder un ordre nouveau où le travail sera magnifié » (Doriot). On était loin du 1er Mai originel…

Ah, oui, c’était délibéré ! Il y avait la volonté d’un total renversement. D’abord pour occuper le terrain et empêcher le courant clandestin (le mouvement syndical, mais aussi le général de Gaulle, qui l’érigaient pareillement en « fête patriotique », comme le 14 Juillet) de se servir de cette date symbolique. Ensuite pour, à la faveur de ce renversement, mettre en avant les valeurs du régime de Vichy : « Travail, Famille, Patrie »

« Le 1er Mai porte en lui l’aspiration à l’émancipation de chacune et chacun »

Le gouvernement de M. Macron s’apprête à faire de Pôle Emploi, l’agence nationale pour l’emploi, l’agence France Travail. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Ce gouvernement a une très grande capacité à picorer tout-terrain en matière de références. Le président Macron a pu à la fois mettre en place un Conseil national de la refondation, en osant emprunter le sigle du Conseil national de la résistance (CNR), qui a eu bien d’autres usages en d’autres temps et pour lesquels des gens ont perdu la vie. Et maintenant France Travail, qui fait malencontreusement écho à « Travail, Famille, Patrie »

Je crois que du point de vue des questions qui nous intéressent aujourd’hui, il faut se souvenir d’une chose : dans la longue histoire du mouvement ouvrier, il y a eu la volonté d’articuler les revendications relatives au travail avec l’épanouissement de soi, ce qu’on appelle l’émancipation. L’objectif initial concret du 1er Mai, la journée de travail de 8 heures, était l’image de l’humanité à laquelle on rêvait de parvenir, ensemble…

Ensuite, les congés payés, en 1936. Les photos prises alors par les jeunes photographes qui formeront l’agence Magnum respirent le bonheur, d’individus ou de groupes. Ce sont des images qui ne sauraient en aucune manière illustrer ce qu’on qualifiera ultérieurement d’« individualisme ». C’est le bonheur obtenu grâce à l’action avec les autres, c’est l’individualité réalisée sans individualisme. Et c’est la première fois dans son histoire que le monde du travail ressentait dans sa globalité, existentiellement, la mutation opérée par sa lutte collective. Ils n’ont pas tous vu la mer en 1937, mais quelque chose s’est passé dans le rapport de l’individu au monde, et donc au travail.

Aujourd’hui la question du temps, et de son usage, se pose à nouveau avec la question des retraites, mais l’issue n’est pas celle de 1936… Évidemment, car cette question de l’émancipation, pour soi et avec les autres, ne participe pas des multiples motivations, éventuellement contradictoires, mises en avant par le président Macron. Mais le 1er Mai n’a pas dit son dernier mot : face à l’individualisme libéral, il porte en lui l’aspiration à l’émancipation de chacune et chacun par des combats communs.

La Part du rêve — Histoire du 1er mai en France, de Danielle Tartakowsky, aux éditions Hachette littérature, 2005, 29,20 euros.

Propos recueillis par Catherine MARIN

Source: https://reporterre.net/Le-1er-Mai-est-le-reve-d-une-autre-humanite?

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/entretien-avec-lhistorienne-danielle-tartakowsky-le-1er-mai-est-le-reve-dune-autre-humanite-reporterre-1-05-23/

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