Entretien:Valérie Masson-Delmotte : «Les milliardaires veulent préserver des modes de vie ultra-émetteurs» (reporterre-6/12/23)

La paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte à Paris, le 20 novembre 2023. – © Mathieu Génon / Reporterre

Si des points de bascule du climat sont envisageables, le contrôle du réchauffement climatique reste possible, explique Valérie Masson-Delmotte. À condition d’un engagement politique dans le bon sens.

Entretien réalisé par Hervé KEMPF

Valérie Masson-Delmotte est paléoclimatologue, membre du Haut Conseil pour le climat et a été coprésidente jusqu’en juillet 2023 du groupe 1 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).

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Reporterre — Depuis quelques années, de nouveaux signaux d’alerte s’allument sur le front de la science climatique…

Valérie Masson-Delmotte — Ce qui me frappe, c’est que les impacts sur les écosystèmes ou sur les sociétés humaines se produisent de manière plus précoce que ce qui était anticipé il y a plusieurs années. S’il y avait un défaut des modèles de climat, ça ne serait pas de surestimer l’accentuation des phénomènes.

On parle de points de bascule. De quoi s’agit-il ?

Nous sommes actuellement autour d’une table, avec des verres dessus : si l’on pousse graduellement l’un d’entre eux, il avancera un petit peu, et au bout d’un moment, il sera au bord de la table. Si on le pousse un tout petit peu, il tombera. De même, le climat est perturbé et dans un certain processus, on passera un seuil.

Avec le Groenland, la calotte continentale de l’Antarctique ou l’océan profond, même sans point de bascule, on est déjà sur des changements irréversibles à long terme. Là où on peut avoir des points de bascule, c’est sur le socle d’accroche de la calotte antarctique, ce qu’on appelle sa ligne d’échouage. Si par l’effet d’un glissement plus rapide, cette ligne d’échouage se déplace, alors inéluctablement, ce déplacement va s’autoentretenir et acter de manière abrupte une perte supplémentaire de glace.

Plus on choque le climat, plus on a une possibilité forte de dépasser ces points de bascule. Cela devrait donner une motivation très forte à contenir le réchauffement.

À quel moment y aurait-il une irréversibilité à l’échelon planétaire ?

On a déjà acté des conséquences à long terme, parce qu’on a mis en mouvement les composantes lentes du climat. Mais l’évolution à venir de la température à la surface de la Terre dépend de ce que nous ferons. Si l’on ramenait maintenant à 0 les émissions mondiales de gaz à effet de serre, nous n’aurions pas de réchauffement en plus du 1,15 °C actuel de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle.

Sauf que l’on continue d’accroître les émissions au rythme annuel de 40 milliards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère…

Le potentiel technique permettrait de diviser par deux les émissions mondiales de gaz à effet de serre, tout en répondant aux besoins de base de chacune et chacun. Mais cela n’est pas mis en œuvre. De très nombreux acteurs économiques ne comprennent pas l’urgence à transformer les pratiques et à sortir des énergies fossiles.

Vous avez dispensé une formation à l’automne 2022 au gouvernement d’Emmanuel Macron. Comment cela s’est-il passé ?

Ce que j’ai noté, c’est le sérieux avec lequel elle a été prise par la Première ministre et par des ministres qui sont en première ligne, qui comprennent bien les enjeux de décarbonation de l’économie. D’autres ministres sont plus éloignés de ces sujets. J’ai fait un préambule, puis j’ai répondu aux questions qui étaient parfois étonnantes.

Depuis 2015 à juillet 2023, Valérie Masson-Delmotte a coprésidé le groupe 1 du Giec. © Mathieu Génon / Reporterre

La plus pertinente de leur point de vue était la suivante : « On comprend bien qu’il faut porter des transformations profondes et rapides. Mais elles peuvent fâcher les électeurs et notamment les électeurs de ce gouvernement, parfois plus âgés ou avec un patrimoine plus élevé que la moyenne. Quel est le capital politique que l’on peut en retirer ? » Cette question venait de ministres plutôt régaliens.

La discussion s’est ensuite déplacée sur le fait de construire une économie décarbonée et de l’intégrer dans une vision stratégique d’emplois et de développement. J’ai trouvé pertinent de sortir de la question climat et de se demander quelle vision partagée construire collectivement.

Avez-vous eu l’occasion de leur dire que, selon Oxfam, les 1 % les plus riches sur la planète émettent plus de CO2 que les 66 % les plus pauvres ?

J’ai dit que les 10 % les plus aisés de la population mondiale sont responsables de 30 à 40 % des émissions, tandis que la moitié de la population mondiale ne pèse que 15 % des émissions. Il y a eu alors une discussion sur les implications du changement climatique sur les migrations.

Malgré cette formation, le gouvernement continue par exemple à faire une autoroute absurde entre Toulouse et Castres

Les gouvernements, les responsables régionaux et des collectivités locales ont des valeurs enracinées depuis des décennies, dans un modèle qui n’est plus adapté aux enjeux d’aujourd’hui. La mise en œuvre des objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre monte en puissance, mais le droit de l’environnement laisse avancer de grands projets en étant faible sur les études d’impact environnemental, avec des hypothèses parfois fantaisistes.

« Leur vision des choses, c’est de préserver des modes de vie ultra-émetteurs »

Les décideurs ne refusent-ils pas la transformation, en réalité ?

Sur les sujets de fond, on voit bien que nous ne sommes pas en phase. Parmi les trois grands leviers pour baisser les émissions de gaz à effet de serre, celui de l’innovation technologique est celui que les décideurs politiques aiment beaucoup. Mais le levier d’action qui porte sur la maîtrise de la demande, l’efficacité et la sobriété est peu développé. Par ailleurs, on voit apparaître un narratif très préoccupant qui oppose des élites scientifiques ou urbaines aux besoins des territoires ruraux, alors qu’en réalité, ces derniers subiront en première ligne les conséquences d’un climat qui change.

Peut-on réduire les émissions de gaz à effet de serre sans passer par une redistribution des richesses ?

J’ai l’impression que ce qui paralyse les gouvernements, ce n’est pas seulement cela, c’est aussi le poids dominant dans les pays développés des classes moyennes. Et donc la peur de contre-réactions violentes comme on l’a vu avec les Gilets jaunes.

Valérie Masson-Delmotte : « Le grand défi est de montrer des alternatives possibles. » © Mathieu Génon / Reporterre

Les politiques publiques sont faites par des acteurs politiques qui font des choix, notamment par la fiscalité, de privilégier tel ou tel groupe social…

Tout à fait. Au niveau international, c’est également frappant. Je me suis penchée récemment sur les acteurs qui financent la recherche sur la manipulation délibérée du climat, la géoingénierie solaire. Ce sont des fondations privées de milliardaires américains de la tech, qui rejoignent là les intérêts des milliardaires qui investissent dans les énergies fossiles. C’est une sorte d’alibi qu’ils se donnent pour ne pas agir sur les déterminants des émissions de gaz à effet de serre.

Comment les faire évoluer, et est-ce seulement possible ?

C’est la question de fond. Leur vision des choses, c’est de préserver des modes de vie ultra-émetteurs le plus longtemps possible.

Que faire si cela n’évolue pas ?

Toute la force de frappe du marketing pousse à adopter ce type de style de vie absolument intenable. Le pays hôte de la COP28, par exemple, les Émirats, au-delà d’être un grand acteur de l’exploitation des énergies fossiles, joue sur tous les ressorts du consumérisme et continue à véhiculer cet imaginaire.

Vient d’être élu en Argentine un président néolibéral et climatosceptique. Il y a une forte possibilité que Donald Trump, autre climatosceptique, revienne aux États-Unis. En France, le Rassemblement national pourrait accéder au gouvernement. Comment interpréter ce refus délibéré de la réalité du changement climatique ?

L’intégrer remettrait en cause les valeurs, les privilèges et la vision idéologique que portent ces personnes. Si l’on prend par exemple la situation en Argentine, on observe sur la période récente une explosion des inégalités et d’une immense pauvreté. Et parmi les déterminants de cette situation grave, il y a des vagues de chaleur et des sécheresses majeures qui ont affecté les rendements agricoles, qui sont un des secteurs économiques forts du pays.

La population ne fait plus confiance aux gouvernements, on va dire progressistes, pour répondre à ses besoins, même si les solutions de type privatisation de l’eau ou du système de santé ne vont pas répondre aux problèmes des plus pauvres.

« Il faut mettre l’accent sur la maîtrise de la consommation »

Par ailleurs, ce qui me frappe, c’est l’importance du pouvoir politique. Il joue un rôle clé dans l’évolution de la fiscalité, des modèles énergétiques, agricoles, des échanges commerciaux, des règles du jeu. L’exemple le plus frappant est celui du Brésil, qui avait réussi à freiner la déforestation de l’Amazonie. Bolsonaro a défait cela en quelques années et provoqué une déforestation galopante. Et puis de nouveau, [avec Lula] cette année, reprise de contrôle : la déforestation reste importante, mais elle a baissé d’un quart par rapport à l’année précédente. Cela montre l’importance des personnalités au pouvoir, de leur engagement, leurs valeurs.

Comment réduire collectivement la consommation d’énergie et de matière ?

On a construit la sorte de paix sociale en France, comme dans beaucoup de pays, sur la consommation. L’enjeu est d’arriver à dire : on va faire des efforts collectivement, il faut qu’il soit partagé, donc il sera plus important pour ceux qui ont les plus grandes ressources. L’effort doit être perçu comme juste, et doit mettre l’accent sur la maîtrise de la consommation.

Quand vous étiez jeune chercheuse, vous avez connu comme un vertige en prenant conscience de l’influence de l’activité humaine sur le climat. Ressentez-vous le même vertige aujourd’hui ?

Il faut arriver à voir les choses qui ont été gagnées : les trajectoires de forte hausse des émissions de gaz à effet de serre sont vraiment moins plausibles. On pourra même voir le début d’une légère baisse. Mais ce n’est pas à la hauteur de la forte baisse qui serait nécessaire pour limiter l’escalade des risques climatiques. Des choses avancent, mais pas assez vite.

Actuellement, dans un contexte de conflits, les dépenses militaires en hausse partout dans le monde vont saper la capacité des gouvernements à engager les transitions et saper la capacité à faire face aux risques climatiques.

Face à la montée en puissance des nationalismes associée à la vision d’une utilisation croissante d’énergie fossile, les forces de progrès ont du mal à se coordonner. Le grand défi est maintenant de montrer des alternatives possibles à une échelle suffisante et qui soient désirables.

Source: https://reporterre.net/Valerie-Masson-Delmotte-Les-milliardaires-veulent-preserver-des-modes-de-vie-ultra

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