Unite est le plus gros syndicat britannique et irlandais. Sa secrétaire générale, Sharon Graham, élue en 2021, revient, en exclusivité pour l’Humanité, sur les luttes en cours.
Londres (Grande-Bretagne), envoyé spécial (Pierre BARBANCEY)
Le 1 er février, les travailleurs du secteur ferroviaire, de l’enseignement et des universités cessent le travail au Royaume-Uni. Des rassemblements sont organisés dans tout le pays pour exiger des augmentations de salaire, mais également pour protester contre la législation anti-grève que le gouvernement entend mettre en place. Cinq jours plus tard, tout le secteur de la santé est appelé à se mobiliser. Pour la première fois en cent années, les infirmières britanniques font grève. Les ambulanciers et les internes seront également de la partie. Face à ces multiples revendications, le gouvernement conservateur dirigé par Rishi Sunak refuse de négocier et de donner des moyens suffisants aux services publics de fonctionner. En attendant, la privatisation du système de santé se poursuit, malgré des conséquences désastreuses pour la population. La secrétaire générale de Unite the Union, Sharon Graham, décrypte ce mouvement inédit
Comment expliquez-vous l’énorme mobilisation des travailleurs au Royaume-Uni ?
Les travailleurs sont confrontés à une énorme crise du coût de la vie. Mais, face à cela, les employeurs tentent toujours d’imposer des réductions de salaire. On peut dire que les Britanniques sont confrontés nationalement à une réduction de salaire. Ils n’ont donc pas d’autre choix que de se battre pour un meilleur accord afin de joindre les deux bouts, pour leur famille. D’autre part, ils ont vu d’énormes profits réalisés dans tous les grands secteurs de l’économie. Depuis la pandémie, les taux de profit des principales sociétés du FTSE 350, au Royaume-Uni (l’équivalent du CAC 40 – NDLR), ont grimpé de 89 %. Ainsi, les syndiqués dans les plus importantes entreprises reconnaissent que les employeurs peuvent payer mais ne paieront pas. Dans ces secteurs de l’économie, ils se sentent en confiance pour agir. Depuis que je suis devenue secrétaire générale de Unite, nous avons essayé de transformer le syndicat en une machine revendicative luttant pour un meilleur accord pour les travailleurs. En 2022, nous avons enregistré plus de 500 litiges et mis plus de 200 millions de livres sterling (228 millions d’euros) dans les poches de nos membres dans les 8 litiges sur 10 que nous avons gagnés. Pour les travailleurs, c’est du gagnant-gagnant.
Êtes-vous surprise par le soutien de la population ?
L’appui du public est le bienvenu, mais il n’a rien de surprenant. Le pays tout entier souffre de la crise du coût de la vie et lorsque les gens voient certains travailleurs riposter, cela leur donne l’espoir que leur propre situation peut également être améliorée. Au cours des vingt dernières années, les salaires des travailleurs ont été gelés ou forcés à baisser. Ce que nous voyons maintenant, ce sont les démunis qui se battent pour prendre une plus grande part de la richesse des nantis parce qu’ils ne peuvent pas se permettre de faire autre chose. Comme on dit au Royaume-Uni, le génie est sorti de la bouteille. Ainsi, tous les travailleurs voient dans ces luttes une bataille pour eux-mêmes. C’est particulièrement le cas dans le secteur public, où les grèves du National Health Service (NHS) sont perçues par l’ensemble de la population comme une lutte pour leur service national de santé. Les douze années de gouvernement conservateur, avec son adhésion à l’idéologie de diminution de la présence de l’État, ont conduit le NHS au point de rupture. Les grèves bénéficient donc d’un énorme soutien. La population comprend que les grévistes se battent pour de meilleurs salaires, mais aussi pour sortir le service de santé des années de profits au bénéfice du privé et des coupes budgétaires instituées par le parti gouvernemental.
Quel est le cœur de ces luttes et existe-t-il un lien entre chacune d’elles ?
La réponse peut être expliquée en deux mots : « réductions de salaire ». Les travailleurs organisés ont donc décidé qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de riposter. Maintenant, nous pourrions dire que c’est un mouvement qui pourrait être vu comme ayant commencé au début de 2022. En réalité, il a été créé au cours de décennies où les contrats zéro heure, le licenciement et la réembauche et toutes les autres indignités imposées aux travailleurs par les patrons se sont traduits par une accumulation de colère. Ils ont appris qu’il n’y a pas de meilleure alternative que de lutter contre les indignités et la cupidité exercées depuis des décennies par les patrons et leurs partenaires gouvernementaux.
« L’approche du gouvernement à l’égard de l’action revendicative est celle d’une autruche qui plonge sa tête dans le sable. Son incapacité à s’engager et à négocier sur la rémunération a en fait exacerbé le conflit. »
Comment jugez-vous la réponse du gouvernement conservateur aux revendications des travailleurs ?
Le 6 février, le premier ministre britannique, Rishi Sunak, va faire face au plus grand mouvement de grève de l’histoire du service national de santé. Il a été porté disparu au combat, « se lavant les mains » de toute responsabilité d’intervention pour résoudre le différend. C’est incroyable, mais il semble prêt à rester les bras croisés et à laisser ce mouvement de grève historique se développer pendant son mandat. Je l’ai dit récemment : il n’est peut-être tout simplement pas à la hauteur. D’un autre côté, il peut y avoir d’autres motifs en jeu. Il pense pouvoir briser les syndicats de la santé et affamer les grévistes pour qu’ils retournent au travail. Cela ouvrirait alors d’importantes possibilités pour la privatisation d’énormes pans du service de santé. L’approche du gouvernement à l’égard de l’action revendicative est celle d’une autruche qui plonge sa tête dans le sable. Son incapacité à s’engager et à négocier sur la rémunération a en fait exacerbé le conflit. Si le gouvernement avait entamé des négociations appropriées sur le conflit salarial actuel, il aurait pu y avoir un règlement négocié.
Que faut-il faire de plus pour amener le gouvernement et les employeurs à céder ?
Dans les conflits qui durent, en plus de la grève, Unite cherchera à exercer une pression supplémentaire sur les employeurs pour les amener à la table des négociations et obtenir un règlement salarial équitable. Par exemple, nous avons lancé une offensive médiatique contre le gouvernement comme on n’en avait pas vue dans le mouvement syndical depuis des décennies. S’ils restent intransigeants, nous devons faire participer de plus en plus de travailleurs de la santé à la lutte. Le gouvernement est maintenant divisé sur ce qu’il faut faire. Nous ne le sommes pas. Nous avons les ressources et la volonté de continuer à nous battre et de gagne
La direction du parti travailliste a interdit à ses dirigeants de se rendre sur les piquets de grève. Qu’en pensez-vous et qu’attendez-vous de cette formation ?
Qu’un politicien se rende sur un piquet de grève ne fait aucune différence pour le succès ou l’échec du mouvement. Mais c’est symbolique – c’est une déclaration d’être avec la lutte. L’attitude du parti travailliste sur la question des piquets est donc très problématique car elle pose la question de savoir de quel côté se trouve le Labour. Appuient-ils les travailleurs ou les employeurs ? Il est temps pour eux de faire un choix. D’une certaine manière, nous pourrions leur demander : « De quel côté êtes-vous ? » Nous pensons que, pour arrêter les hésitants, il faut arrêter d’hésiter soi-même. Bien sûr, nous serions heureux de l’élection d’un gouvernement travailliste, mais cela n’arrivera pas avant plusieurs années. Ce sont donc les syndicats qui doivent planter un pieu dans le sol, pour dire : « Pas plus loin ! » Ce sont les seuls capables de défendre les travailleurs. Et nous nous battrons pour.
Propos recueillis par Pierre BARBANCEY-envoyé spécial de l’Humanité