Hépatite C : une brèche dans le chantage de Big Pharma sur les brevets(LH.fr-23/11/22)

Pour une cure de trois mois, le sofosbuvir, molécule vendue sous la marque Sovaldi, s’est monnayé à 41 000 euros en France pendant plusieurs années, avant de «baisser» à 25000 euros.

Médecins du monde conteste ce mercredi, devant l’Office européen des brevets, le monopole du géant pharmaceutique, qui spécule sur le sofosbuvir, traitement novateur et hors de prix contre cette maladie du foie.

Un titre de propriété intellectuelle retiré purement et simplement, ou quelques lignes raturées dans un brevet déposé par la multinationale américaine Gilead pour un traitement contre l’hépatite C qu’elle commercialise depuis 2014… Quoi qu’il arrive, cela ne sera en rien anodin, mais pas sûr que, en dehors de l’Humanité, l’affaire fasse la une des journaux. Elle pourrait pourtant affaiblir une carte maîtresse des Big Pharma et les faire passer pour un château de cartes, privés de leur argument aussi récurrent que fallacieux selon lequel le brevet serait le « sésame de l’innovation »… Mais n’anticipons pas car il faudrait alors une détermination politique d’une tout autre nature dans les gouvernements, en France et en Europe.

Le  sofosbuvir, un antiviral à action directe

Emblématique, le dossier l’est car il concerne le sofosbuvir, une molécule vendue sous la marque Sovaldi, à des tarifs prohibitifs pour les comptes publics ces dernières années : ils vont, pour une cure de trois mois, de 82 000 euros, aux États-Unis, à 41 000 euros en France pendant plusieurs années, avant de « baisser » à 25 000 euros. C’est avec ce traitement de nouvelle génération, un antiviral à action directe guérissant quasiment tous les malades de l’hépatite C, qu’en 2014 a été introduit, à grande échelle, un rationnement de l’accès à un médicament et le tri entre patients. Une situation rendue d’autant plus invraisemblable que, pour une fois, par l’entremise d’une commission sénatoriale américaine qui a pu réunir de nombreuses pièces internes, souvent protégées par le sacro-saint « secret des affaires », la vérité du prix a vite éclaté, exposant la rapacité de l’industrie pharmaceutique dans toute sa splendeur, et jusqu’au moindre détail.

C’est l’histoire d’une découverte par un obscur chercheur de l’université publique de Cardiff (pays de Galles), Plinio Perrone, qui décrit, dès février 2007, à partir d’éléments déjà utilisés dans la recherche médicale contre le sida, l’action antivirale de deux agents chimiques, efficaces contre l’hépatite C. Les quelques articles dans lesquels il expose sa trouvaille sont immédiatement lus et mis à profit – au sens littéral – par l’un de ses collègues, Raymond Schinazi. Lui s’est fait une spécialité, après des années de recherches propres, de lancer des start-up afin de transformer les découvertes en inventions, c’est-à-dire en formules qui puissent être à la fois industrialisées et brevetées. Immatriculée à la Barbade, puis rapatriée dans le Delaware, aux États-Unis – on reste dans les paradis fiscaux –, Pharmasset, sa petite boîte, ne s’en cache pas dans son propre nom, issu de la contraction en anglais entre « pharmacie » et « capital » : elle va faire fructifier au maximum son seul actif, le brevet sur le sofosbuvir qu’elle dépose dès mars 2008, pour pouvoir se vendre au plus offrant.

44 milliards de dollars dans les caisses de Gilead

En 2011, c’est le géant américain Gilead qui, en mettant 11 milliards de dollars sur la table – un record à l’époque –, emporte la coquille vide abritant le brevet du sofosbuvir… Ensuite, l’enjeu qui demeure, c’est de fixer un prix pour la molécule permettant de renflouer les caisses et d’accumuler du cash pour les prochains rachats de start-up. Le prix du Sovaldi, sans aucun rapport ni avec la recherche et le développement ni avec les coûts de production (estimés, selon les sources, entre 25 et 150 euros par cure), permettra à Gilead de réaliser entre 2014 et 2017, sur les trois premières années d’exploitation, un bénéfice net de 44 milliards de dollars, soit une marge nette de près de 55 % par rapport à son chiffre d’affaires…

Aujourd’hui, loin des regards, c’est le tout début de cette histoire qui va être examiné à la chambre des recours de l’Office européen des brevets (OEB), à Munich (Allemagne). Une institution qui demeure un mystère pour les profanes, un temple pour les multinationales et une industrie florissante pour elle-même : elle est l’émanation d’une convention intergouvernementale rédigée en 1973 et désormais rejointe par 39 États – au-delà du seul cercle de l’Union européenne, donc – ; l’institution emploie 4 000 ingénieurs et scientifiques en tant qu’examinateurs de la validité des demandes introduites, et elle est financée par une taxe acquittée par ses utilisateurs, ce qui lui permet de disposer d’un budget confortable de 2,35 milliards d’euros en 2022. Alors que, d’habitude, ce sont des multinationales qui se disputent entre elles devant cette instance, c’est l’organisation humanitaire française Médecins du monde qui a porté le dossier sur le sofosbuvir à l’OEB. Un détail significatif, là encore.

« Le gouvernement français n’a jamais voulu agir »

« Cette affaire est un excellent cas d’école, avance Olivier Maguet, coresponsable du plaidoyer Prix du médicament et systèmes de santé. Les contentieux juridiques ont longtemps été l’apanage des pays du Sud. Souvenez-vous de l’Afrique du Sud attaquée par les multinationales sur les traitements contre le sida. Puis, ça a été notre tour au Nord. Avec le sofosbuvir, on pouvait faire autrement… On a un brevet très fragile, on a un prix exorbitant, et le gouvernement français n’a jamais voulu agir, comme nous incitions à le faire par le biais d’une licence d’office qui aurait permis de sortir du chantage au prix fixé par Gilead. Mais non ! En somme, la situation est simple : on a eu des pignoufs et des filous, d’un côté, de l’autre, le rationnement d’un médicament ! »

Dans le détail, les plaidoiries promettent d’être extrêmement complexes, tant sur la chimie du médicament que sur le droit de la propriété intellectuelle. Après un amendement partiel devant la division d’opposition – qui correspond à la première instance de l’OEB – en octobre 2016, il s’agit, en termes réducteurs, de démontrer que Gilead a cherché à étendre, de manière indue, la portée de son brevet et que la multinationale n’a pas eu, en réalité, d’activité inventive justifiant un brevet. Conseil en propriété intellectuelle et représentant Médecins du monde à Munich, Quentin Jorget s’attend à voir débarquer face à lui une armada mandatée par Gilead. « Ils viennent de New York, de Londres, d’Australie, et ils bandent les muscles, témoigne-t-il. Mais, en réalité, c’est juste de l’intimidation et, dans les débats, ça ne change pas grand-chose… »

Le danger est plus pour les pouvoirs publics, à qui on apporte la preuve que ce système de brevets, pierre angulaire de tarifs astronomiques sans aucune justification, est à bout de souffle. Quentin Jorget

Dans les faits, Gilead a tenté de présenter une série de combinaisons de molécules, mais sans aller jusqu’à la version purifiée du mélange qui constitue, elle, le traitement antiviral. « Avant même d’avoir fini, ils déposent une liste de 40 000 composés, poursuit Quentin Jorget. Puis après, ils font des tests et finissent par décider quelle association marche, et c’est celle-là qu’ils veulent protéger. Mais en procédant ainsi, par le truchement des associations, on sort en réalité une invention de nulle part, sans la présenter clairement. Ce qui est obligatoire dans le régime des brevets… » Auteur d’un remarquable essai sur le sujet paru au début de la pandémie de Covid-19, alors que les questions de brevets étaient posées à l’échelle mondiale pour l’accès universel aux vaccins (1), Olivier Maguet ne cache pas ses attentes : « Il est possible que ce jugement de l’OEB, même s’il ne fait que confirmer la décision de première instance, ouvre une brèche. À la limite, le danger n’est pas tellement pour Gilead, qui a déjà fait ses profits monstres. Il est plus pour les pouvoirs publics, à qui on apporte la preuve que ce système de brevets, pierre angulaire de tarifs astronomiques sans aucune justification, est à bout de souffle : on a des enfants qui meurent de bronchiolites parce qu’on n’a pas été fichus de mettre l’argent dans les urgences pédiatriques, tout en acceptant de donner des milliards d’euros à Gilead ? »

En cas de révocation du brevet ou, comme en 2016, de simple amendement retirant la formule précise du sofosbuvir du brevet, le même promet : « Ce sera une grande victoire et il n’y aura plus d’appel possible, plus aucune raison de surseoir à une décision… Dès le lendemain, le président de la République aura un courrier de notre part sur son bureau. Nous avons fait tout ça avec nos petits doigts. Mais ce n’était pas notre boulot ! C’est celui de l’État, qui consent à ce système mortifère depuis des décennies, mais il faut en sortir, ce n’est plus viable ! »

Thomas LEMAHIEU

(1) La Santé hors de prix : l’affaire Sovaldi, d’Olivier Maguet, éditions Raisons d’agir, Paris, 2020, 9 euros.

source: https://www.humanite.fr/social-eco/big-pharma/hepatite-c-une-breche-dans-le-chantage-de-big-pharma-sur-les-brevets-771935

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