Hydroélectricité : comment la France compte faire barrage à la concurrence (H.fr-2/02/25)

Le barrage de Livet sur la commune de Livet-et-Gavet (Isère) en amont la centrale hydroélectrique souterraine de Gavet le 02 mars 2023. © Pablo Chignard / Divergence

Depuis une décennie, l’Union européenne somme Paris d’ouvrir ses concessions hydroélectriques à des opérateurs privés. Une mission parlementaire a dépoussiéré le contentieux, dont les différentes issues devraient atterrir sur la table de la Commission en février, pour une dernière salve de négociations.

Par Pauline ACHARD.

Jamais un bras de fer n’aura opposé si longtemps l’Union européenne (UE) à la France, qui, pour une fois, répond par un consensus. Au cœur du litige ? Un joyau tricolore, deuxième source de production électrique derrière le nucléaire, et surtout la seule à être pilotable et stockable : les barrages hydrauliques.

Propriétés de l’État, les installations de plus de 4,5 mégawatts de puissance sont principalement opérées par EDF (à 80 %) et deux filiales d’Engie, la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et la Société hydroélectrique du Midi (Shem). Depuis de nombreuses années, l’UE voudrait en privatiser l’exploitation. Si querelle politique il y a avec Bruxelles, une solution fait l’unanimité à Paris : empêcher d’ouvrir à des gestionnaires privés les plus de 400 concessions, qui ont alimenté 13,9 % de la production d’électricité nationale en 2024.

Deux mises en demeure

Revenons vingt ans en arrière, lorsque le gouvernement Raffarin transforme EDF en société anonyme et que la France est alors sommée d’ouvrir l’exploitation de ses ouvrages hydrauliques à la concurrence. Peu pressés de mettre fin au quasi-monopole de l’électricien désormais détenu à 100 % par l’État, les exécutifs suivants ont laissé une bonne partie des concessions de soixante-quinze ans, accordées après-guerre, arriver peu à peu à échéance depuis 2011. Selon un rapport de la Cour des comptes de 2022, une soixantaine devraient avoir dépassé leur date butoir fin 2025.

En 2015, la France fait l’objet d’une première mise en demeure de la part de la Commission européenne, invoquant la position dominante d’EDF. Quatre ans plus tard, en 2019, une seconde missive est envoyée, contestant l’attribution en gré à gré des concessions échues aux exploitants sortants, sans être passées par la case appel d’offres.

À ce jour, la France est le dernier des Vingt-Sept à ne pas s’y soumettre. Dans son rapport du 2 juillet 2024, la commission d’enquête du Sénat portant sur « l’électricité aux horizons 2035 et 2050 » fait état d’un véritable « dialogue de sourds » qui s’est instauré entre les autorités françaises et européennes depuis le début des années 2000, ponctué d’échanges « particulièrement tendus ».

Si les gouvernements successifs étaient jusqu’ici parvenus à jouer la montre, Emmanuel Macron a d’abord envisagé de confier les clés d’une partie de ces concessions – les 150 plus grands et plus rentables – à des opérateurs privés. Avant de rétropédaler lors de son discours de Belfort, le 10 février 2022, dans lequel il assure vouloir « éviter les mises en concurrence ».

Trois ans plus tard, rien n’a bougé. C’est dans le cadre d’une mission d’information transpartisane consacrée « aux modes de gestion et d’exploitation des installations hydroélectriques » que des députés de tous bords se sont mis en quête de la martingale pour sortir du blocage.

Après avoir été annulée à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale en juin, la mission a finalement été relancée en septembre. Son objectif ? « Trouver une solution juridique robuste, et convaincre la Commission européenne de ne pas exiger de la France qu’elle ouvre ce marché, pour le bien commun », lance avec aplomb la corapporteuse socialiste Marie-Noëlle Battistel, auprès du centriste Philippe Bolo.

Une proposition de loi s’adossera au rapport qui doit être rendu dans les prochaines semaines, avec l’ambition d’enfin libérer les mains des gestionnaires actuels. « Depuis 2014, personne n’a eu le courage politique de défendre notre patrimoine. Pourtant, si on ne fait rien, nous devrons faire face à une perte d’investissement colossale », souligne la parlementaire iséroise.

Un conflit qui pèse sur le développement de l’hydraulique

L’eurodéputée insoumise, membre de la commission de l’Industrie, de la Recherche et de l’Énergie au Parlement, Marina Mesure abonde : « Depuis des années, les investissements qui pourraient nous permettre de moderniser notre parc, et augmenter sa capacité, sont gelés par son régime juridique. » En effet, l’hydroélectrique en France aujourd’hui, c’est 25,7 gigawatts (GW) de puissance installée, soit le numéro un parmi les pays de l’UE. « En donnant de la visibilité à nos opérateurs actuels, nous pourrions l’augmenter très rapidement », souligne Christophe Grudler, eurodéputé Renew et membre de la même commission.

EDF, qui exploite plus de 600 barrages en France, n’attend qu’un feu vert pour déployer 2 GW, sous dix ans, dont 1,5 GW pour des stations dites « de transfert d’énergie par pompage » (Step). Hautement stratégiques, les Step permettent à l’hydroélectricité de se stocker, à la différence des autres énergies renouvelables. L’électricien aurait également la possibilité de faire grimper la puissance installée de son parc d’au moins 2 GW supplémentaires au-delà de 2035, soit une hausse de 20 % au total. Par ailleurs, Luc Rémont, PDG du géant de l’électricité, interrogé lors d’un débat sur le sujet à la Fête de l’Humanité en septembre, a alerté : « Une gestion incohérente de l’eau pourrait, au contraire, mener à la catastrophe. La mise en concurrence poserait des problèmes sur la garantie de la stabilité de tout le système électrique. »

Marie-Noëlle Battistel rappelle, elle, qu’il ne s’agit pas « seulement d’un outil de production d’électricité, mais également d’un partage de la ressource en eau et de la gestion des risques », d’où l’impératif d’un contrôle global d’acteurs dont les missions sont d’intérêt public. Le secrétaire général adjoint de la FNME-CGT, Fabrice Coudour, précise que les barrages et centrales hydrauliques permettent « l’irrigation, le tourisme de lac ou en eau vive, la neige de culture, le refroidissement du parc nucléaire, le soutien des nappes phréatiques ou la navigation… Ainsi, l’ouverture du marché conduirait à désoptimiser le système et à perdre le contrôle des biens communs que sont l’eau, les barrages, l’énergie ». Pour éviter d’en arriver là, cinq mois et plus de vingt auditions plus tard, le tandem Battistel-Bolo doit se rendre, une nouvelle fois, au plat pays.

Intégrer l’exception française au cadre réglementaire

La rapporteuse estime qu’à ce jour la plus solide piste pour sécuriser juridiquement le parc hydraulique est de modifier la directive européenne de 2014 relative à la passation des marchés publics pour y intégrer une exemption française. Une vision partagée par le député de Loire-Atlantique Matthias Tavel : « Cela nous permettrait déjà d’avoir un cadre protecteur qui verrouillerait le contrôle des opérateurs historiques sur les territoires. »

De son côté, Fabien Gay, sénateur PCF et directeur de l’Humanité, prévient : « Une exemption française ne peut se faire sans garanties pour les emplois. Des acteurs autres qu’EDF et Engie ne doivent pas intervenir, notamment des groupes privés comme Total. »

Dans ce scénario, les concessions seraient reconduites de gré à gré, permettant notamment à EDF de se maintenir en position de force. « Si l’Europe veut atteindre les objectifs du Green Deal, elle ne doit pas empêcher la France de développer son hydroélectricité et lui offrir une réglementation propice », assène, de son côté, l’eurodéputé spécialiste de l’énergie Christophe Grudler.

Hasard (ou aubaine ?) de calendrier, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, reconduite en juillet dernier, a annoncé devant le Parlement vouloir réviser les directives relatives aux marchés publics afin de « donner la préférence aux produits européens (…) pour certains secteurs stratégiques ». Une consultation publique a été lancée en ce sens courant décembre. Une brèche dans laquelle les partisans de cette solution ont bien l’intention de se glisser.

« Cette procédure d’évolution des directives étant extrêmement longue, elle pourrait générer d’importants retards industriels », nuance tout de même Marie-Noëlle Battistel. Autre épée de Damoclès, la menace d’une procédure à la Cour de justice de l’UE « qui pourrait coûter des sommes faramineuses en astreinte », s’inquiète Jean-Damien Navarro, responsable CGT du collectif hydro CGT du Sud-Ouest.

Parmi les alternatives est aussi sur la table celle d’un passage au régime d’autorisation, soit une vente des aménagements aux opérateurs. La ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, avait d’ailleurs plaidé en sa faveur, fin 2023. Selon elle, cela « permettrait une transmission du patrimoine aux opérateurs avec un cahier des charges très sécurisé pour permettre à la collectivité locale de reprendre la main ».

Une piste également poussée par le principal gestionnaire, EDF. Son PDG, Luc Rémont, milite pour « basculer l’ensemble du système hydroélectrique français vers ce régime, qui est le plus adopté en Europe et le plus favorable pour relancer rapidement l’investissement ». Le RN, favorable à ce régime, a, sans surprise, choisi de faire cavalier seul. Le député Nicolas Meizonnet, représentant du groupe d’extrême droite au sein de la mission, a porté cette solution dans le cadre d’une proposition de loi inscrite à la niche parlementaire du parti, avant d’être débouté. Le texte prévoyait notamment de supprimer toutes les références légales qui encadraient l’exploitation dans le Code pénal ou le Code de l’environnement.

Le collectif hydro de la FNME-CGT alerte sur les risques « de vente du parc public à des opérateurs privés », de « segmentation du parc au moment de la réattribution des autorisations » et sur le statut des hydrauliciens. L’insoumis Matthias Tavel tire lui aussi la sonnette d’alarme quant à l’intérêt que portent TotalEnergies ou des acteurs chinois pour l’énergie hydraulique, qui pourraient ainsi y voir une porte d’entrée sur le marché tricolore.

De solides garde-fous sont donc largement exigés en cas de passage au régime d’autorisation. Le deuxième opérateur de concessions hydrauliques en France, la CNR, ne voit pas cette option d’un bon œil car elle rebattrait les cartes pour tous les exploitants.

« La solution miracle n’existe pas, le choix est purement politique »

Une autre piste a également fait son chemin lors du travail parlementaire et avait déjà été explorée entre 2019 et 2021 par le gouvernement : la quasi-régie. Inscrite dans la directive « concession » de 2014, elle permet de déroger, sous certaines conditions, à la mise en concurrence. Si certains parlementaires spécialistes n’y sont pas hostiles, le cégétiste Jean-Damien Navarro souligne que cela induirait « une filialisation d’EDF Hydro, laissant entrevoir une importante destruction d’emplois, des fonctions support, transverse, gestion du patrimoine, informatique… ». La branche hydraulique d’EDF représente aujourd’hui 5200 emplois en France.

Aussi, la renationalisation d’EDF en établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) est historiquement défendue par la gauche, bien « qu’il ne s’applique qu’à l’électricien en question, les autres restant dans le cadre d’un marché concurrentiel », rappelle la CGT.

Pour Fabrice Coudour, « il est, avant tout, nécessaire de qualifier l’exploitation des aménagements hydrauliques comme services d’intérêt économique général (Sieg) pour garantir la gestion hydrique de tous ces enjeux et faire rempart aux appétits strictement économiques générés par la houille blanche ». Une multitude de solutions médianes sont également à l’étude, à l’instar d’un passage au régime d’autorisation avec une transmission des ouvrages existants aux opérateurs historiques contre ouverture de nouvelles concessions à la concurrence.

Une chose est sûre : le terrain est miné et « la solution miracle n’existe pas, le choix est purement politique », s’accordent les connaisseurs. L’espoir de trouver une issue renaît surtout d’un consensus, durement acquis, sur le maintien du centre névralgique de la stratégie française énergétique comme bien commun, tandis que 2024 a été une année record en production d’électricité décarbonée.

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Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/barrages/ouverture-a-la-concurrence-des-concessions-hydrauliques-10-ans-plus-tard-la-france-en-voie-de-faire-barrage

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/hydroelectricite-comment-la-france-compte-faire-barrage-a-la-concurrence-h-fr-2-02-25/

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