La France, Le Monde et le monde, Blast (04/05/23)

Le mardi 2 mai 2023 au matin, Le Monde, journal dit «de référence», publie, à l’aube, sur son site, un article de la journaliste politique Ivanne Trippenbach, consacré, c’est son titre, à : «La tentation sécuritaire d’Emmanuel Macron face à la contestation sociale.»

Le chapeau introduisant cet édifiant papier explique que «le pouvoir exécutif place la police et les préfets au cœur de sa stratégie et multiplie les décisions à la frontière de la légalité quand elles ne sont pas illégales».

Cette dernière observation est tout à fait juste : dans plusieurs villes de France, des arrêtés préfectoraux dont les auteurs – motivés sans doute par les extravagantes vitupérations du ministre de l’Intérieur contre le «terrorisme intellectuel de l’extrême gauche» – s’étaient abusivement appuyés sur la législation antiterroriste pour interdire des manifestations ont été annulés par la justice, qui a donc considéré qu’ils étaient effectivement illégaux. Et samedi dernier, c’est l’arrêté du préfet de police de Paris interdisant un rassemblement syndical aux abords du Stade de France, où Emmanuel Macron devait assister à la finale de la Coupe de France, qui a été suspendu par le tribunal de Paris – lequel a ainsi infligé, comme le souligne fort justement l’article du Monde, «un nouveau camouflet au pouvoir exécutif».

Le titre et le chapeau de ce papier – dans lequel l’avocat Jean-Baptiste Soufron, longuement cité, constate que «petit à petit, l’exécutif » macroniste «revendique la possibilité d’être indépendant des règles de l’État de droit» -sont par conséquent parfaitement exacts : ils restituent une réalité factuelle précisément documentée.

Réécriture

Pourtant : quelques heures après sa mise en ligne, Le Monde fait le choix, quelque peu étonnant, de modifier du tout au tout la titraille, l’accroche, le contenu et l’illustration de cet article.

D’abord, son titre initial, qui pointait donc «la tentation autoritaire d’Emmanuel Macron face à la contestation sociale», devient : «Contestation sociale : police et préfets en première ligne.»

Cette altération n’est bien sûr pas neutre. Car ce nouveau titre – contrairement au précédent, qui le nommait assez précisément pour ce qu’il est – escamote purement et simplement le basculement autoritaire du chef de l’État français, qui est bien évidemment le principal ordonnateur de la répression du mouvement contre la réforme des retraites.

Emmanuel Macron se trouve ainsi exonéré de toute responsabilité dans le durcissement éventuellement illégal de cette répression, qui est finalement présentée comme une simple affaire policière et préfectorale dans laquelle l’exécutif ne jouerait aucun rôle de premier plan. Magique !

Mais la suite est plus surprenante encore.

Car Le Monde, constatant, vingt-quatre heures après l’avoir ainsi modifié, que le changement du titre de son article «a suscité chez certains» de ses lecteurs – comme chez de nombreux internautes – «des interrogations et des réactions», publie sur son site une courte mise au point : la directrice de la rédaction explique qu’une telle modification n’a rien d’inhabituel, et que si le premier titre de l’article d’Ivane Trippenbach a été supprimé, c’est parce qu’il «allait bien au-delà du contenu de l’article», au grand dam «du service Politique, de l’autrice du papier en question et de la direction de la rédaction», qui ont donc «décidé de le changer».

Puis de conclure, dans une tournure un peu zigzagante : «Il n’y a eu évidemment aucune intervention extérieure à la rédaction sur ce papier comme sur tous les autres.»

Fort bien.

Caviardages

Mais voilà : contrairement à ce que suggère cette explication, le titre incriminé n’avait rien de spécialement outrancier par rapport au contenu d’un article dans lequel le politologue Sébastian Roché constate par exemple, sans trop d’aménité, que «la France» d’Emmanuel Macron «devient» effectivement «une démocratie policière, au sens où elle fait un usage excessif de la police pour limiter la liberté de manifester» – de sorte qu’il est tout à fait permis de constater que son président a très largement succombé à une «tentation sécuritaire».

Surtout – et contrairement, là encore, à ce que suggère sa directrice de la rédaction -, Le Monde ne s’est pas contenté de changer le titre de l’article d’Ivanne Trippenbach : le chapeau de son papier a également été modifié, et ses derniers mots, expliquant que le pouvoir exécutif « «multiplie les décisions à la frontière de la légalité quand elles ne sont pas illégales» ont été supprimés.

Pis : dans le corps de ce papier, la phrase de l’avocat Jean-Baptiste Soufron constatant que «petit à petit, l’exécutif revendique la possibilité d’être indépendant des règles de l’État de droit» a elle aussi été caviardée.

Puis enfin : la photo illustrant initialement l’article, qui montrait des CRS casqués chargeant des manifestants lors du défilé parisien du 1er mai, a quant à elle été remplacée par une autre photo, moins directement angoissante – sur laquelle des gendarmes mobiles, sans casques, «encadrent» ces manifestants.

Excès de zèle

En résumé : Le Monde a très substantiellement modifié, par des réécritures et des coupes, un papier incriminant – à fort bon droit – les excès d’un pouvoir qui n’hésite plus à recourir à des moyens illicites pour empêcher la contestation sociale.

Il n’y a aucune raison de supposer que le journal dit «de référence» a subi des pressions : il est, par exemple, tout à fait possible que ces altérations lui aient été dictées par le souci de ne point trop déplaire à des interlocuteurs gouvernementaux dont la fréquentation est indispensable à l’exercice du métier de journaliste politique, tel que le conçoivent la presse et les médias mainstream.

Mais ce zèle tombe mal.

Car au moment précis où cet article était publié : le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies (ONU) examinait, le 1er mai, «la situation des droits de l’homme en France», puis adressait à notre pays un certain nombre de recommandations entrant en étroite résonance avec son actualité politique et sociale.

Comme ces trois-ci, notamment : «empêcher un usage excessif de la force par les forces de l’ordre lors des manifestations», «enquêter sur les violations présumées commises par les forces de l’ordre», et «former régulièrement ces forces à la gestion des manifestations».

Plus généralement : l’ONU souhaiterait que la France «repense ses politiques en matière de maintien de l’ordre», et que ses policiers soient plus complètement formés aux «conduites et les mesures nécessaires et proportionnées dans une société démocratique».

En somme, pendant que le monde s’alarme de la manière, extrêmement brutale, dont les autorités françaises gèrent les contestations sociales : Le Monde, lui, s’interdit de trop s’offusquer quand ces pouvoirs se croient libres de s’émanciper des règles de l’État de droit. 

Sébastien Fontenelle

https://www.blast-info.fr/articles/2023/la-france-le-monde-et-le-monde-xe6mH-eiS3aMYJOqUucULQ

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