LA PRIVATISATION DES GRANDES ÉCOLES SE POURSUIT. ( Elucid – 03/01/23 )

Très vivement critiquée par les étudiants, la décision de LVMH d’implanter un laboratoire de recherche sur le campus de l’École Polytechnique, sur le plateau de Saclay à Palaiseau, a finalement trouvé l’aval du conseil d’administration de l’École le mois dernier.

Depuis les années 2000, les universités et grandes écoles publiques, en quête de nouvelles sources de financements, sont de plus en plus enclines à signer des partenariats avec des multinationales, qui, sous couvert de mécénat, y trouvent surtout le moyen d’investir le monde de la formation et de la recherche, au détriment de l’indépendance de ces dernières.

Mise à jour 23/01/2023 : LVMH a annoncé qu’elle renonçait à s’implanter sur le campus de l’École polytechnique, a annoncé le collectif Polytechnique n’est pas à vendre dans un communiqué.

Marchandisation rampante de l’enseignement supérieur public

À l’heure où l’université publique et les grandes écoles peinent à trouver des moyens de financement, la somme de 100 millions d’euros déboursée par le groupe de Bernard Arnault pour construire un laboratoire de recherche sur une surface de plus de 22 000 m2 sur le campus de l’École polytechnique – couramment surnommée « l’X » – a convaincu le conseil d’administration de l’École d’accepter ce projet. Sobrement baptisé « Gaïa », en référence à la déesse de la terre, ce laboratoire accueillant 300 chercheurs aura vocation à « travailler sur le luxe et la protection de la planète ».

Les relations entre LVMH et l’X ne sont pas nouvelles : alors que l’École avait prévu d’investir 1,5 million d’euros dans la rénovation du pavillon d’entrée de son ancien bâtiment au cœur du Quartier latin, LVMH a généreusement avancé la somme de 30 millions d’euros pour proposer la création d’un centre de conférences international sur ce même terrain, dans des conditions particulièrement opaques. Un signe évident de la « marchandisation croissante du domaine public » juge l’ingénieur et polytechnicien Alexandre Moatti dans une récente tribune.

Appropriation du bâti, ouverture de centres de recherche, création de chaires et de licences : les stratégies d’implantation des multinationales au cœur de l’enseignement supérieur public se multiplient. À Polytechnique, encore, Total avait initié un projet de privatisation de grande ampleur en 2018 afin d’installer sa direction « Recherche et innovation » sur le campus, tout en finançant une chaire d’enseignement : une politique de lobbying à marche forcée ciblant les futurs décideurs de la politique énergétique française.

Ces projets sont souvent doublés d’une politique de greenwashing particulièrement pernicieuse. Ainsi, depuis 2020, BNP Paribas – première banque française, et dixième mondiale, à financer les énergies fossiles – contribue à hauteur de 8 millions d’euros sur six ans au diplôme d’excellence « Sciences pour un monde durable » de l’Université Paris Sciences et Lettres (PSL). À l’École normale supérieure, les groupes Casino, Axa, Schneider Electric, Louis Vuitton ou encore Air Liquide financent une douzaine de chaires de recherche et d’enseignement.

Maigres contreparties

En autorisant la création de fondations dans les universités pour faciliter l’instauration de ces chaires, la loi de 2007 portant sur les libertés et responsabilités des universités a ouvert des conditions particulièrement avantageuses aux entreprises.

Elles permettent, tout d’abord, une défiscalisation à hauteur de 60 % des versements aux fondations d’universités. En outre, ces partenariats permettent d’externaliser une partie de la recherche des multinationales et, surtout, de valoriser leur image de marque – généralement sous couvert de contribuer à un monde plus vert et plus durable.

Les contreparties pour l’université restent toutefois bien maigres. Premièrement, les problématiques de recherche qui intéressent ces entreprises sont souvent fortement éloignées de celles des étudiants en formation. Les signataires d’une récente tribune dénonçaient ainsi à l’automne un projet « délétère » de la part de LVMH, visant à « cimenter une respectabilité factice sur la question environnementale et sécuriser un accès privilégié aux élèves du campus, tandis que les retombées du côté de l’école seraient extrêmement maigres, tant sur le plan financier que scientifique ».

S’agissant de Polytechnique ou des Écoles normales supérieures, rappelons également que les élèves bénéficient d’un statut particulier – et d’une rémunération durant leurs études – en contrepartie duquel il leur est demandé de travailler dix ans au service de l’État.

Or, la Silicon Valley à la française qu’entendent créer ces groupes sur le plateau de Saclay vise avant tout à attirer les étudiants une fois sortis d’école. Le journaliste Laurent Mauduit s’interrogeait ainsi à propos du projet avorté d’implantation de Total sur le campus de l’X, en 2021 :

« Verra-t-on ainsi un jour Coca-Cola s’installer au cœur du campus de l’École normale supérieure ? Ou bien le géant mondial de la gestion d’actifs BlackRock détenir une chaire à l’École nationale d’administration, pour instruire les futurs Inspecteurs des Finances des voies et moyens pour conduire une bonne réforme des retraites ? »

Surtout, c’est l’indépendance de la recherche et de la formation financées par ces entreprises que mettent en danger ces dispositifs. Le diplôme soutenu par la BNP à PSL posait un problème flagrant à cet égard : la convention de mécénat prévoyait une clause de « non-dénigrement » – finalement révisée dans sa version finale – interdisant à l’université de « dénigrer » la banque, et réciproquement.

Comment enseigner de manière critique le développement durable sans mettre en cause les stratégies d’investissement des banques en matière climatique ?

Polytechnique n’est pas à vendre

À chacune des signatures de ces partenariats, universités et grandes écoles s’enferment dans une dépendance financière accrue envers leurs mécènes, qui voient le rapport de force s’orienter en leur faveur en vue des futurs renouvellements des conventions.

Fort d’avoir su résister au projet de Total en 2020, de nombreux polytechniciens ont tenté – vainement, cette fois – de s’opposer à l’implantation de LVMH sur leur campus. Le diplôme porté par la BNP à l’Université Paris Sciences et Lettres avait également suscité une fronde des étudiants, qui avaient notamment mis en avant l’opacité de l’origine des financements, largement entretenue par l’administration de l’établissement.

Les liens étroits entretenus par le PDG de Total, membre du conseil d’administration de l’École polytechnique, mais également par Bernard Arnault ou Jean-Baptiste Voisin (directeur de la stratégie de LVMH, et secrétaire général de l’Association amicale des anciens, laquelle occupait les locaux du Quartier latin rénovés) avec la direction de l’X ont été largement pointés du doigt par les opposants au projet.

«Comment expliquer que le plus grand bâtiment du campus soit un partenariat avec un groupe de luxe, une industrie au service exclusif des plus aisés ? », demandait le collectif de mobilisation « Polytechnique n’est pas à vendre » au sujet du projet Gaïa. Et de conclure : « À une époque de méfiance croissante de la population envers les élites du pays, c’est un risque important pour une école censée incarner la méritocratie républicaine ».

Photo d’ouverture : Conférence à l’École polytechnique de Bernard Arnault “LVMH, la construction d’un leader mondial Français”, 14 mars 2017 – J.Barande – @Flickr

Par Claire Pilidjian

Source : LA PRIVATISATION DES GRANDES ÉCOLES SE POURSUIT – Élucid (elucid.media)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *