«La proposition de loi Liot est-elle vraiment inconstitutionnelle ? » (lefigaro.fr-30/05/23)

La majorité envisage d’avoir recours à l’article 40 de la Constitution pour bloquer la proposition qui prévoit d’abroger la réforme des retraites.

Par Benjamin MOREL, maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas.

En s’évertuant à dénoncer l’inconstitutionnalité de la proposition de loi du groupe Liot qui prévoit d’abroger la réforme des retraites, et en menaçant de brandir l’article 40 de la Constitution, la majorité fait fi des pratiques conventionnelles de la Ve République, estime Benjamin Morel.

Après l’article 47-1, l’article 49 alinéa 3, c’est maintenant l’article 40 de notre Constitution qui suscite le débat. Ce dernier concerne les irrecevabilités financières. En d’autres termes, il interdit aux parlementaires, par la voie d’une proposition de loi ou d’un amendement, «d’aggraver une charge» ou de «diminuer les ressources» de l’État. Il convient de noter que le gouvernement n’est, lui, pas soumis à de telles limites. L’article 40 est donc un instrument de «rationalisation» du parlementarisme. Bien qu’il soit contraignant, son application a été relativement bienveillante pendant longtemps.

Le Conseil constitutionnel ne contrôle en effet les textes sur ce point que si la question de l’irrecevabilité est soulevée lors de la procédure parlementaire. Certes, depuis 2009, la rue de Montpensier a exigé qu’un examen systématique de recevabilité ait lieu au sein des chambres. Normalement donc, aucune proposition de loi, aucun amendement n’échappe à l’attention minutieuse de la commission des finances. De plus, il y a un filtrage préalable par le Bureau de la chambre pour les propositions de loi. Par ailleurs, le gouvernement ou un parlementaire peut à tout moment soulever l’existence d’une irrecevabilité financière. Cependant, le droit parlementaire et le droit constitutionnel sont des droits politiques. Par conséquent, une application très bienveillante est souvent privilégiée. Ainsi, la pratique des «gages» s’est développée ; soit des ressources dont l’augmentation prévue dans la proposition de loi ou l’amendement permettrait de compenser les pertes financières engendrées. Première souplesse : théoriquement, ces gages sont possibles en cas de diminution des ressources, mais pas en cas d’aggravation des charges. Néanmoins, notamment en ce qui concerne la recevabilité des propositions de loi, cette distinction est rarement faite.

En dénonçant des pratiques conventionnelles visant à accorder un peu de latitude aux députés dans l’un des Parlements les plus contraints et les plus faibles du monde occidental, on risque de le fragiliser davantage. Benjamin Morel

Deuxième souplesse : les commissions et le gouvernement sont souvent peu regardants sur la nature des gages. Le gage le plus courant, galvaudé — et utilisé ici dans la proposition de loi Liot — est un gage sur le tabac. Si l’on devait appliquer les augmentations impliquées chaque fois que ce gage a été invoqué, le prix d’un paquet de cigarettes vaudrait aujourd’hui plus que son poids en or. Pourquoi donc cette bienveillance opportune ? Il y a trois raisons à cela. Tout d’abord, les parlementaires disposent déjà de très peu de marge de manœuvre, et les réduire davantage ne semble guère opportun, d’autant que les concessions faites ne représentent pas un péril pour les finances de l’État. Ensuite, il arrive souvent que les propositions de loi ou les amendements concernés aient très peu de chances d’être adoptés. Ainsi, déclarer ces initiatives irrecevables signifierait non seulement interdire leur adoption, mais aussi empêcher qu’elles soient débattues. Dans un système fortement majoritaire, l’opposition a le droit d’exercer au moins sa fonction tribunicienne, qui lui est ainsi reconnue. Enfin, il arrive que certains textes soient jugés utiles par tous, ou du moins par le gouvernement. Dans ce cas, en agissant comme si l’augmentation du tabac était la solution universelle au problème de la dette publique, on permet à de bonnes initiatives de prospérer.

La majorité s’évertue certes aujourd’hui à dénoncer l’inconstitutionnalité d’une souplesse qui a toujours été considérée comme bienvenue. Toutefois, en dénonçant des pratiques conventionnelles visant à accorder un peu de latitude aux députés dans l’un des Parlements les plus contraints et les plus faibles du monde occidental, on risque de le fragiliser davantage. En effet, si la majorité impose une jurisprudence très restrictive en matière d’utilisation de l’article 40, le président de la commission des Finances, appartenant à l’opposition, serait demain fondé à le lui appliquer dans toute sa rigueur. À la fin, c’est le Parlement qui perd.

Il serait temps de reconnaître le pouvoir du peuple en brisant la camisole qui entrave ses si légitimes représentants. Benjamin Morel

Cela dit, cette polémique a le mérite de mettre en évidence le caractère insatisfaisant de l’article 40, dont les principes discutables conduisent à une hypocrisie générale quant à son application. En effet, pour être élu parlementaire, il est nécessaire de faire preuve de jugement indépendant, au point qu’une mise sous tutelle d’un élu conduit automatiquement le juge à constater sa démission. Nous sommes donc amenés, en tant que citoyens responsables, à élire des individus responsables. Cependant, une fois devenus parlementaires, nous partons du principe qu’il convient de limiter leur marge de manœuvre, simplement parce qu’ils pourraient manquer de discernement, de jugement et de sens des responsabilités. Il est à noter que si les parlementaires sont considérés comme des mineurs ne pouvant utiliser un carnet de chèques, la détérioration actuelle des comptes publics est donc à mettre du majeur vertueux et responsable chargé de les garder : le gouvernement. Lors de la réforme constitutionnelle de 2008, ce constat avait conduit Jean Arthuis, que personne n’a jamais soupçonné de furie dépensière, président de la Commission des Finances du Sénat, à proposer la suppression de l’article 40. Il s’était prononcé en ce sens avec son homologue de l’Assemblée, Didier Migault, dans une tribune publiée dans Le Monde le 16 mai 2008. Devant sa majorité après l’épreuve du projet de loi sur les retraites, Emmanuel Macron a déclaré il y a deux mois que «l’émeute, la foule, n’ont pas de légitimité face au peuple qui s’exprime via ses élus». Si tel est le cas, par cohérence, il serait temps de reconnaître le pouvoir du peuple en brisant la camisole qui entrave ses si légitimes représentants.

Benjamin MOREL

Source: https://www.lefigaro.fr/vox/politique/benjamin-morel-la-proposition-de-loi-liot-est-elle-vraiment-inconstitutionnelle-20230530

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/la-proposition-de-loi-liot-est-elle-vraiment-inconstitutionnelle-lefigaro-fr-30-05-23/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *