
Dans cet article de la Pravda, il semble que le sud global, celui qui est engagé dans la nécessité du développement, donc de la souveraineté nationale mais qui hésite entre la démocratie à l’occidentale, celle qui accroit les inégalités et les vassalités et qui n’ont comme issue que le fascisme, et la voie du monde multipolaire à la manière de l’Inde, de la Turquie également connaisse des difficultés grandissantes. Les raffinements de la démagogie, les discours de haine et la persécution des opposants échouent si l’on ne s’attaque pas aux problèmes brûlants de la population. Les élections indiennes n’ont pas apporté aux forces dirigeantes le résultat escompté. Les communistes, contre toute attente, ont amélioré leur position. Tel est le fond de cette description du résultat indien par le journal des communistes russes. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop )
https://gazeta-pravda.ru/issue/61-31554-1417-iyunya-2024-goda/probuzhdenie-indii
Auteur : Serguei KOJEMIAKINE, observateur politique de la Pravda.
Le triomphe de l’obscurantisme
Les dirigeants indiens se plaisent à qualifier leur pays de “plus grande démocratie du monde”. Le multipartisme et les campagnes électorales à grande échelle en sont la preuve. Les dernières élections, qui se sont déroulées en sept phases, du 19 avril au 1er juin, ont en effet été d’une ampleur étonnante. Il y avait 744 partis, sans compter les candidats indépendants, en lice pour 543 sièges au Lok Sabha (chambre basse du Parlement).
Les formalités ne doivent pas induire en erreur. La classe bourgeoise utilise la démocratie pour camoufler sa domination, s’ingéniant à la faire reculer à la moindre menace. Il y a dix ans est arrivé au pouvoir en Inde le parti de droite Bharatiya Janata Party (BJP), que les communistes appellent l’aile politique du mouvement “Hindutva” de l’exceptionnalisme hindou. Cette évolution a ouvert la voie aux idées extrémistes. Le nombre d’écoles religieuses hindoues est passé à 12 000, avec des millions d’élèves. Leur programme est basé sur des prières et des hymnes religieux, et les rudiments de la connaissance scientifique sont passés au filtre de la mythologie. Par exemple, le sage de conte de fées Bharadwaja est déclaré “père de l’aviation”. Le hic, c’est que le traité qui lui est attribué, The Science of Aeronautics, a été rédigé dans les années 1920 par Subbaraya Shastra, qui aurait établi un contact télépathique avec l’esprit du sage. Tout aussi absurdes (et pourtant dangereuses) sont les affirmations selon lesquelles les ancêtres des Hindous auraient dominé la terre pendant des milliers d’années.
Ce mélange ridicule fait son chemin dans les écoles publiques et les universités, d’où la théorie de Darwin est expulsée, et où l’époque des monarchies musulmanes (du 13e au 19e siècle) est qualifiée de “joug étranger”. “Les marxistes et les colonisateurs ont déformé l’histoire pour nous faire sentir inférieurs”, affirme le gouvernement. Des voix s’élèvent pour réclamer l’abrogation de la Constitution au profit des lois de Manu, une ancienne compilation indienne qui consacre la division en castes.
La législation actuelle est en effet une pomme de discorde pour le gouvernement. Le préambule décrivant l’Inde comme une “république démocratique laïque socialiste souveraine” où tous les citoyens se voient garantir la justice sociale, la liberté de religion et l’égalité des chances est souvent “absent” de la Constitution publiée ces dernières années. C’est pourquoi le gouvernement avait besoin d’une majorité constitutionnelle des deux tiers des députés pour pouvoir modifier la Loi fondamentale. Lors de la dernière convocation, il manquait quelques sièges au BJP et à ses alliés. Avant les élections, le Premier ministre Narendra Modi s’était fixé l’objectif ambitieux d’obtenir un minimum de 370 sièges pour le parti au pouvoir et 400 pour la coalition.
Mensonges et agressions
Toutes les ressources ont été mises en œuvre pour atteindre cet objectif. Les attaques contre l’opposition, qui s’était organisée en Alliance nationale indienne pour un développement inclusif (INDIA), se sont intensifiées. Arvind Kejriwal, ministre en chef de la région métropolitaine de Delhi et chef du “Parti de l’homme ordinaire” de centre-gauche, a été arrêté pour corruption. Des fonctionnaires ont gelé les comptes du principal parti d’opposition, le Congrès national indien (INC), en raison d’irrégularités présumées. Des accusations similaires ont été portées contre le Parti communiste indien (CPI). Au cours du scrutin dans l’État de Tripura, les observateurs communistes ont été empêchés d’entrer dans les bureaux de vote et les militants ont fait l’objet de menaces et d’attaques.
Les attaques en matière d’information n’étaient pas moins agressives. Les communistes ont été accusés de “conspirer pour affaiblir le pays”. Le manifeste électoral du Parti communiste (marxiste) – CPI(M) – a été l’occasion d’un appel à la renonciation aux armes de destruction massive. Le ministre de la défense, Rajnath Singh, a qualifié cette attitude de “jeu avec la sécurité nationale”. “Leur jeu est terminé”, a-t-il déclaré à propos des communistes. Modi lui-même a accusé la gauche de chercher à “rendre le pays impuissant”. Il n’a pas hésité non plus à proférer des insultes directes, affirmant que le Kerala, un État gouverné par les communistes, était dirigé par des “escrocs et des corrompus”. Il convient de rappeler que ces “escrocs” ont permis à la région d’être à la pointe du développement social, notamment en ce qui concerne le taux d’alphabétisation et l’accès aux médicaments.
Reproduisant les artifices des populistes d’autres pays, Modi a eu le temps de piloter un avion de chasse et de faire de la plongée sous-marine pour prier dans la ville engloutie de Dwaraka. Il a promis de doubler le PIB d’ici 2030 et de faire de l’Inde la troisième économie mondiale. Il s’agissait toutefois des techniques les plus inoffensives. L’intolérance et les discours de haine ont trouvé une expression concentrée dans la propagande électorale du BJP. Lors de ses rassemblements, Modi a déclaré que l’opposition détruirait les temples hindous, prendrait leurs biens et les distribuerait aux musulmans. “Ils prendront l’or de vos mères et de vos sœurs”, a précisé le premier ministre, qualifiant les musulmans (200 millions de citoyens !) de “lakhs” pakistanais et les pénalisant s’ils ont beaucoup d’enfants. Slogans provocateurs à l’appui, les nationalistes s’en sont pris aux musulmans. Des dizaines d’étudiants ont été blessés au Gujarat. Peu avant les élections, des amendements à la loi sur la citoyenneté entrent en vigueur. Ils simplifient la procédure d’obtention des passeports pour les réfugiés, à l’exception de ceux qui professent l’islam. Ces derniers – des millions de personnes – risquent l’expulsion. Comme l’a déclaré le ministre de l’intérieur, Amit Shah, ceux qui ne parviennent pas à prouver leur droit à la citoyenneté “seront jetés dans le golfe du Bengale comme des termites”.
Des personnalités du passé ont été la cible de ces attaques. Le ministre des affaires étrangères, Subramanyam Jaishankar, s’en est pris à Jawaharlal Nehru, le premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante. Il lui reproche d’avoir fait passer les intérêts de Pékin avant les intérêts nationaux et d’avoir permis à la Chine de devenir un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Il s’agit d’un mensonge pur et simple : l’inclusion de la Chine a été initiée par Franklin Roosevelt bien avant l’indépendance de l’Inde. Les convictions socialistes de Nehru ne sont pas non plus du goût des autorités, car “l’idéologie de gauche est contraire au patriotisme et à l’intérêt national”.
Le même Jaishankar a joué sur le “sentiment de puissance”, affirmant que la domination des États-Unis “a pratiquement pris fin”. “Ils restent la première puissance, mais l’écart entre le prochain groupe de puissances et les États-Unis s’est considérablement réduit. L’Inde fait partie de ce changement”, a déclaré le ministre. Les acrobaties verbales ne lui font pas peur, puisque l’Inde est l’un des plus proches alliés de Washington. Ces dernières années, le pays a été désigné comme un “partenaire majeur des États-Unis en matière de défense” et a signé des accords facilitant les exercices conjoints, la fourniture de troupes, la coopération militaro-technique et l’échange de renseignements. Des contrats ont été signés pour la fourniture d’avions américains C-17 Globemaster et P8I Poseidon, d’hélicoptères AH-64 Apache et MH-60 Romeo, et de drones MQ-9B. La production conjointe de moteurs à réaction F-414 a commencé. Selon le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, les deux pays maintiennent un équilibre stable des forces dans la région. Cet “équilibre” est clairement anti-chinois. L’Inde place des armes achetées aux États-Unis du côté de la frontière et se vante de recevoir des satellites américains des données sur l’implantation des troupes chinoises. Washington s’est immiscé sans complexe dans les conflits territoriaux, qualifiant l’État d’Arunachal Pradesh de “partie intégrante de l’Inde”.
New Delhi entretient des liens avec l’Ukraine tout en achetant (avec l’autorisation des États-Unis) du pétrole à la Russie à des prix très bas. Le ministre des affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kuleba, s’est rendu dans le pays au printemps, avant que Modi n’ait une conversation téléphonique avec Vladimir Zelensky. “L’importance du renforcement de la coopération dans tous les domaines a été soulignée. L’objectif immédiat est de ramener les échanges commerciaux à leur niveau antérieur”, a déclaré M. Jaishankar. L’Inde s’oppose à l’instauration d’une monnaie unique des BRICS, arguant qu’elle pourrait devenir un outil politique comme le dollar.
Des illusions qui fondent
Malgré les subterfuges, le gouvernement a reçu une claque au lieu d’une “promenade de santé”. La faction du BJP s’est réduite de 63 députés pour atteindre 240 sièges. Avec ses alliés, elle pourra compter sur les voix de 303 députés. Le parti a ainsi pu conserver le pouvoir, mais il est désormais fortement dépendant de ses partenaires.
Des pertes tangibles ont été subies dans le “Hindi heartland”, c’est-à-dire les États dont la population est majoritairement hindoue. Pendant longtemps, cette région a été un bastion du pouvoir. Aujourd’hui, dans l’État le plus peuplé de l’Uttar Pradesh, le BJP se contente de 33 circonscriptions sur 80, et le vainqueur est le parti de centre-gauche Samajwadi, issu d’une alliance de l’opposition. Au total, la coalition INDIA a remporté 234 sièges. Les communistes qui la composent ont démenti les spéculations sur son effondrement. Le CPI(M) est passé de trois à quatre sièges, tandis que le CPI en gagnait deux. Le Parti communiste indien (marxiste-léniniste) Libération, qui a remporté deux circonscriptions dans l’État du Bihar, sera représenté au Parlement pour la première fois. Dans cette région, le nombre de votes en faveur des communistes est passé de 900 000 à 2,3 millions en cinq ans.
Au total, 16,2 millions d’Indiens ont voté pour les trois grands partis communistes (il existe des dizaines d’organisations d’idéologie communiste dans le pays), soit 1,2 million de plus qu’en 2019. On précisera que le mode de scrutin majoritaire, sans second tour, ne reflète pas toujours les préférences des citoyens. Au Kerala, l’INC et le Front de gauche ont été soutenus par à peu près le même nombre d’électeurs – respectivement 35 % et 33 % – mais le premier a gagné dans 14 circonscriptions et les communistes dans une seule.
Les élections ont montré que le populisme n’est pas une panacée et que les illusions imposées s’effondrent lorsqu’elles sont confrontées à la réalité. Les médias du gouvernement parlent par exemple d’une croissance du PIB de 8 %. Mais, comme le soulignent les communistes, ce calcul est basé sur un taux de croissance des prix sous-estimé à 1,6 %, alors que l’inflation générale atteint 6 % et l’inflation alimentaire 10 %. Tout aussi contestable est la réduction de l’extrême pauvreté de 22 % à 10 %, sachant que 19 % des enfants souffrent de malnutrition et 67 % d’anémie. L’Inde compte un quart des personnes souffrant de la faim dans le monde, soit 224 millions de personnes.
Il ne peut en être autrement, car les salaires réels n’ont pas augmenté depuis six ans et le chômage bat des records historiques. Chez les jeunes, il dépasse les 40 %. La production industrielle stagne et 83 % des personnes employées travaillent dans le secteur informel, sans droits ni garanties. Le nouveau budget réduit les dépenses de santé, d’éducation, de sécurité sociale, les subventions pour les engrais et l’achat de produits aux agriculteurs. Les seules à être choyées par le gouvernement sont les entreprises. Le cabinet Modi a annulé l’impôt sur la fortune et qualifie la demande d’augmentation de l’impôt sur les sociétés de “pensée naxalite”, c’est-à-dire de guérilla communiste.
La situation des inégalités est pire que pendant la période coloniale. À l’indépendance, les 1 % de citoyens les plus riches disposaient de 20 % du revenu total. En 1980, après les réformes progressistes de Nehru et Indira Gandhi, ils n’en possédaient plus que 6 %. Ce chiffre est aujourd’hui de 22,6 %. La concentration des richesses est encore plus élevée : 40 % pour le “haut du panier” et 6 % pour la moitié “inférieure” de la population (700 millions de personnes). En un an, le nombre de milliardaires en dollars est passé de 175 à 271 et leur fortune totale de 675 milliards de dollars à près de 1 000 milliards de dollars. Au total, leur richesse a quadruplé sous le règne du BJP. L’un des oligarques, Mukesh Ambani, a vu sa fortune passer de 18 milliards de dollars à 115 milliards de dollars. Il a récemment dépensé 150 millions de dollars pour organiser une fête prénuptiale pour son fils Anant. Les invités, dont le magnat des médias Mark Zuckerberg et la chanteuse Rihanna, ont été transportés par 130 vols affrétés et le menu comprenait 2 500 plats. “Le “secret de la réussite” des hommes d’affaires consiste à participer à des appels d’offres et à acheter des propriétés privatisées.
Le ressentiment des habitants se traduit par des grèves. Ces derniers jours, des travailleurs de plantations de thé en Assam, d’une aciérie en Andhra Pradesh et d’une usine chimique à Goa, des médecins et pharmaciens au Karnataka, au Pendjab, etc. ont manifesté. Mais pour que le mécontentement débouche sur un changement, il doit s’accompagner d’une lutte politique. Si la formation de l’alliance INDIA a constitué un pas en avant, ses composantes sont très disparates. L’INC a fait un pas vers la gauche dans la sphère socio-économique, mais continue à flirter avec des idées nationalistes et de “grande puissance”. Et l’action commune n’a pas été harmonisée partout. Au Kerala, le Congrès national indien et les communistes s’opposent.
La clé du succès réside dans le renforcement de la “composante” communiste de l’opposition. “L’Inde vit le démantèlement des quatre piliers de la Constitution – démocratie laïque, souveraineté économique, fédéralisme, justice sociale. Le régime autoritaire utilise des méthodes fascistes pour détruire les droits des travailleurs et diviser les gens selon des lignes sectaires”, indique le manifeste du CPI(M). Les communistes ont appelé au respect du principe de séparation de la religion et de l’État, à la fin des privatisations, ont demandé des impôts sur la fortune et les successions, un droit constitutionnel au travail et une adhésion ferme à la politique de non-alignement.
Source : https://histoireetsociete.com/2024/07/07/le-reveil-de-linde-par-serguei-kojemiakine/
URL de cet article : https://lherminerouge.fr/le-reveil-de-linde-par-serguei-kojemiakine-histoiresociete-07-07-24/