Les lycées professionnels toujours plus soumis au marché du travail. ( Alternatives Economique – 14/09/22 )

Emmanuel Macron veut rapprocher les lycées professionnels du monde de l’apprentissage. Les enseignants de ces établissements s’inquiètent de la baisse du nombre d’heures d’enseignements généraux déjà considérablement réduits en 2018.

C’est une petite musique qui revient à chaque réunion en vue d’une mobilisation dans l’Éducation nationale : au-delà des réformes touchant le cycle général, il s’agirait de ne pas en oublier une autre, celle de la voie professionnelle. Il faut dire que dans le grand bouleversement à l’œuvre dans l’Éducation nationale depuis 2017, le lycée professionnel n’a pas été épargné. Ses enseignants ne cessent depuis cinq ans d’alerter sur leurs conditions de travail, et les récentes déclarations d’Emmanuel Macron n’ont rien pour les rassurer.

Alors candidat à sa réélection, le président de la République avait promis, en avril, « une révolution complète du lycée professionnel ». Un mot d’ordre qu’il a réitéré jeudi 25 août, dans son discours devant les recteurs, en valorisant le modèle de l’apprentissage et en augmentant d’au moins 50 % les temps de stage (qui devront être rémunérés « de manière correcte »).

Rapprocher le bac pro de l’entreprise

But de la réforme : « ré-arrimer, très en profondeur et en amont, les lycées professionnels avec le monde du travail » et « adapter aux besoins du marché du travail et des élèves, nos formations ». Avec en ligne de mire l’objectif plus global de dépasser le million d’apprentis (730 000 aujourd’hui) afin d’améliorer l’insertion des jeunes.

Un projet qui suscite l’inquiétude de la communauté éducative. « Brandir l’apprentissage en exemple à suivre, c’est oublier que le lycée professionnel se compose de jeunes âgés de 15 à 18 ans dont la majorité est en tension avec le scolaire et n’est pas prête à entrer dans le monde dans l’entreprise, souligne Stéphane Crochet, secrétaire général du Se-Unsa. Doubler le temps passé en stage interroge profondément sur le temps qu’il reste pour les enseignements généraux. »

Parmi les 65 000 enseignants de la voie professionnelle, beaucoup redoutent également une organisation des filières en fonction des besoins de l’économie locale de chaque établissement. « Il vous faudra donc revoir, en lien avec les régions, la carte des formations, assumer ensemble de fermer celles qui n’insèrent pas, et développer celles qui marchent » a en effet intimé le Président aux recteurs d’académie réunis jeudi dernier.

Autre motif d’inquiétude : un décret publié en juin dernier a élargi les champs d’exercice des professeurs de lycée professionnel. Ils peuvent désormais enseigner dans les cycles général et technologique, en collège ainsi que dans le supérieur.

Pour Vincent Magne, représentant de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG), il s’agit avant tout d’un « moyen de faire de la gestion de flux » :

« Ce décret facilite la suppression des postes qu’engendrera l’augmentation des périodes de stages. Les professeurs seront simplement redéployés dans les collèges où la pénurie de moyens bat son plein », prédit-il.

Co-tutelle des ministères du Travail et de l’Education

Symbole du renforcement souhaité de l’expérience en entreprise : le placement de la ministre déléguée chargée de l’enseignement et de la formation professionnels Carole Grandjean sous la double tutelle d’Olivier Dussopt, ministre du Travail, et de Pap Ndiaye, à la tête du portefeuille de l’Education. Une manœuvre qui a été accueillie de manière contrastée au sein des syndicats.

Le Snuep-FSU a ainsi regretté qu’une « ligne rouge » ait été franchie :

« Cette double tutelle est un mauvais signe dans un contexte actuel de désengagement progressif de l’État des missions de services publics d’éducation », estime Sigrid Gérardin, co-secrétaire générale du Snuep-FSU, qui y perçoit « une forme d’externalisation » des 650 000 élèves professionnels en dehors du giron de l’Éducation nationale, et « une volonté de transformer les lycées professionnels en centres d’apprentissage. »

Inversement, le Snetaa-FO (majoritaire) a salué le « symbole fort » d’une « priorité donnée à l’enseignement et la formation professionnels », même si Pascal Vivier, secrétaire général du Snetaa-FO redoute un « coup de com » :

« Nos élèves arrivent avec de lourdes difficultés scolaires dont le lycée professionnel est le réceptacle. Penser que les transformer en apprentis, de la main-d’œuvre bon marché, suffira à endiguer le décrochage est un leurre. »

Dans la lignée des précédentes réformes

Créé en 1985, le baccalauréat professionnel n’a depuis cessé d’être réformé. Celle de 2009, menée sabre au clair par Luc Châtel, avait déjà fait passer de quatre à trois ans la durée des enseignements. En 2018-2019, Jean-Michel Blanquer avait à nouveau allégé les volumes horaires des enseignements généraux (maths, français, langue vivante), une partie de ces cours devant être réalisée en « co-intervention » avec des enseignants des matières professionnelles.

L’année de seconde était par ailleurs devenue une année de découverte d’une famille de métiers, retardant la spécialisation à l’année de première avec, déjà, une volonté d’accroître le nombre de formations en apprentissage et d’en faire des « filières d’excellence ».

En trente-cinq ans, les élèves de la voie professionnelle ont ainsi perdu 1 370 heures d’enseignement général et professionnel sur tout le cycle.

En découle, pour les professeurs en charge des matières générales, une perte de sens du métier et le sentiment de ne plus pouvoir offrir des enseignements de qualité.

« Ces transformations sont guidées par des visions purement utilitaires. On revient à l’obsession patron-ouvrier du XIXe siècle selon laquelle un ouvrier doit bosser, et ne surtout pas réfléchir », dénonce Vincent Magne, représentant de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG). « Peut-être n’en ferons-nous pas des historiens, mais nous devons les former à devenir les citoyens de demain », insiste l’enseignant de lettres et histoire-géographie – deux domaines rassemblés en une seule discipline dans les filières professionnelles – à Troyes.

Depuis la réforme de Jean-Michel Blanquer, un élève sortant du baccalauréat professionnel n’a eu seulement qu’1 heure 15 de français par semaine. Pour un élève de CAP c’est à peine 45 minutes.

Élèves en difficulté

Julie Delphigué-Giraud, professeure d’éco-gestion au lycée de Camblanes-et-Meynac (Gironde) déplore, elle, un manque de concertation avant une telle refonte. L’enseignante y perçoit une « grande méconnaissance du profil social des élèves et de leurs difficultés scolaires ». En 2016, le Cnesco avait établi que 60 % des élèves de la voie professionnelle sont des enfants d’ouvriers, et seulement 12 % des enfants de cadres.

Les données du ministère de l’Education nationale montrent également qu’en 2021, les lycées professionnels ont accueilli 39 % élèves boursiers, contre 26,5 % en filière générale, avec de surcroît un « retard » d’âge fréquent (33 % des inscrits en seconde pro et 62,6 % en première année de CAP).

Julie Delphigué-Giraud pointe une autre difficulté encore peu abordée mais prégnante dans le discours des enseignants : la sur-représentation des élèves porteurs de handicap. Cette année, sur ses 26 élèves, 11 étaient en situation de handicap – certains avec des déficiences intellectuelles lourdes, ce qui complique la conduite des apprentissages.

Pour Christian Sauce, ex-professeur de lettres et d’histoire-géographie, la dégradation de la voie professionnelle n’est autre que le résultat d’une dégradation continue et orchestrée.

« L’apprentissage explose, dopé par l’argent public, tandis que le lycée professionnel se meurt par la volonté des pouvoirs publics », résume-t-il dans une formule lapidaire.

Les premiers chiffres du projet de loi de finances 2023, transmis le lundi 8 août au Parlement, lui donnent plutôt raison. Le ministère du Travail devrait bénéficier d’une hausse de crédits de 6,7 milliards d’euros pour la prolongation des aides à l’embauche des apprentis, lancées à l’été 2020 et qui devaient s’éteindre le 30 juin dernier.

Leur montant a été calculé afin que l’opération ne coûte presque rien à l’employeur, soit 5 000 euros pour le recrutement en contrat d’apprentissage ou de professionnalisation d’un mineur, et 8 000 pour les alternants majeurs peu importe le diplôme poursuivi ou la taille de l’entreprise. Une réussite si l’on en croit la hausse spectaculaire du nombre de contrats signés : plus de 730 000 en 2021, contre 290 000 cinq ans plus tôt.

Quantité ou qualité de l’apprentissage ?

Mais tandis que le chef de l’État vante les mérites de l’apprentissage comme tremplin vers le plein-emploi, la Cour des comptes dresse un bilan en demi-teinte. Dans un rapport publié en juin sur la formation en alternance, celle-ci pointe des « taux de rupture de contrats d’apprentissage particulièrement élevés » en général, et notamment dans la filière pro (39 % pour les CAP, 32 % pour les bac pro), même si la majorité des apprentis rebondissent finalement via un autre contrat.

Surtout, on y apprend que la hausse globale des effectifs d’apprentis est en réalité « un succès quantitatif principalement porté par l’apprentissage dans l’enseignement supérieur » – représentant 51 % des apprentis en 2020 – et le secteur tertiaire.

Par ailleurs, l’impact de l’apprentissage sur l’insertion et la carrière des jeunes reste mal connu et, pour ce que l’on en sait, relativement ambivalent, comme le notait la Cour des Comptes. Une étude qui vient de paraître dans la revue Éducation et Formations montre qu’être passé par une formation en apprentissage « augmente la probabilité d’occuper un emploi, des diplômés du second cycle jusqu’à la trentaine » mais a, en revanche, « peu d’impact, voire un léger effet défavorable, sur celle des plus âgés ».

La « double tutelle » des ministères Éducation-Travail doit enfin permettre de pouvoir initier un changement au collège. Des établissements volontaires pourront proposer, dès cette rentrée, des « activités de découverte de métiers » à partir de la classe de cinquième, a spécifié la rue de Grenelle dans sa circulaire de rentrée 2022. Une mesure qui peut sembler de bon augure a première vue, mais qui laisse les syndicats sur la défensive.

« Normalement il devrait y avoir des dissensions fortes entre les objectifs du ministère du Travail et du ministère de l’Éducation nationale. S’il n’y en a pas, c’est que l’on est bien dans un registre d’instrumentalisation de la formation des jeunes pour satisfaire des besoins économiques locaux », conclut Sigrid Gérardin du Snes-FSU.

Source https://www.alternatives-economiques.fr/lycees-pro-toujours-plus-soumi…

Auteur : Fanny MARLIER

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